mercredi 28 juin 2017

CD : Frederick Martin « In Memoriam », superbe hommage du Trio Polycordes à l'un des compositeurs les plus sensibes de sa génération


Voilà un peu plus d’un an, le 18 avril 2016, disparaissait prématrurément des suites d’une longue maladie le compositeur français Frederick Martin. Il avait cinquante-huit ans. Artiste atypique aux inspirations éclectiques (comme le confirment les deux ouvrages qu’il a consacrés au black metal (1)), homme de conviction à l’humour froid et noir, généreux, aimant la vie et la fête, Frederick Martin était un compositeur prolifique, comme l’attestent les quelques cent-trente œuvres qu’il laisse à la postérité. Il convient d’ajouter à ce cursus plusieurs écrits destinés aux enfants.

Frederick Martin (1958-2016). Photo : DR

Se considérant comme un authentique autodidacte, n’ayant étudié dans aucun conservatoire en raison de son départ très jeune en Afrique d’où il ne revint qu’à l’âge adulte, il commence à composer seul et vit de la copie musicale pour divers éditeurs et du secrétariat de rédaction dans un quotidien national. Il sera le premier lauréat autodidacte pensionnaire de la Villa Médicis de Rome pendant deux ans, de 1989 à 1991. Puis il suit le cursus d’informatique musicale de l’IRCAM en 1992-1993, et, l’année suivante, dans le cadre des programmes Villa Médicis hors les murs et Egide, il séjourne en Californie et en Russie. Conférencier, écrivain, il enseigne entre 2006 et 2011 comme professeur d’écriture et d’arrangement à l’Université de Marne-la-Vallée en Seine-et-Marne et de formation musicale et d’analyse à l’école de musique de Brétigny-sur-Orge dans l’Essonne. En 2008, il s’était vu attribuer le prix Louis Weiller pour l’ensemble de son œuvre.

¨Photo : DR

Profonde et lyrique, la musique de Frederick Martin reflète une personnalité réfléchie, énergique, tendue, virtuose. Son écriture complexe et exigeante ne la rend pas pour autant d’une écoute difficile, voire inaccessible. Bien au contraire, tant elle est expressive et directe.


Pourtant, jusqu’à présent, seules deux œuvres étaient disponibles en CD, dans une collection consacrée aux compositeurs pensionnaires de la Villa Médicis (2). Inexplicablement négligé par les organisateurs de concerts et par les maisons de disques, l’initiative du Trio Polycordes est à saluer sans restriction. Il s’agit en effet non seulement d’un « In Memoriam » pensé par un ensemble iriginal constitué de Sandrine Chatron (harpe), Fiorentino Calvo (mandoline, mandole, mandoloncelle et guitare) et Jean-Marc Zvellenreuther (guitare), mais aussi et surtout d’un disque hors du commun interprété avec brio et une musicalité extrême qui rend somptueusement justice à ce compositeur qu’il est temps de découvrir enfin, tant sa création est puissamment originale, sans équivalent et hors du temps. Ce qui s’impose dans toute on évidence dans les six œuvres réunies dans ce disque, fuits d’une amitiés d’une vingtaine d’années entre Frederick Martin et les trois musiciens du Trio Polycordes, toutes consacrées aux cordes pincées rarement associées en musique de chambre, Honor, Gradus, Dignitas op. 57 (1999) triptyque au titre emprunté au serment des chevaliers au Moyen-Âge et aux contours de cérémonie païenne, Les bonnes pensées op. 66 (2001), Dowland’s box op. 71 (2002-2005) inspiré de la gaillarde The Right Honorable, The Lord Viscount Lisle de Dowland, Twisted Lullaby op. 125 (2010), Scritta di Fausto op. 82 (2004-2013) et Ustvolst op. 124 (2014), hommage à la compositrice russe Galina Ivanovna Ustvolskaya.

Bruno Serrou

1CD Trio Polycordes, In Memoriam Frederick Martin. Durée : 1h08mn32s. Enr. : 2017. La Follia Madrigal LFM 17031


1) Eunolie. Conditions d’émergence du black metal (2003) ; Eunolie. Légendes du black metal (2009), Editions Musica Falsa (MF). 2) Villa Médicis ’90 (Macles pour trio à cordes et Concerto pour clarinette) aux côtés de pièces de Thierry Lancino par le Trio à cordes de l’Ensemble Intercontemporain et l’Ensemble l’Itinéraire 1CD Adès MFA. 3) L’association « Frederick Martin, compositeur » a été créée pour contribuer à promouvoir la mémoire et l’œuvre du compositeur. www.frederickmartin.fr

lundi 26 juin 2017

Viva la mamma!, Donizetti sauce Rossini

Gaetano Donizetti (1797-1848), Viva la mamma!. Laurent Naouri (Mamma Agata), Pietro Di Bianco (Biscroma, chef d'orchestre), Enric Martinez-Castignani (Cesare, poète). Photo : (c) Stofleth/Opéra de Lyon

L’opéra de Lyon clôt la saison 2016-2017 sur une farce méconnue de Donizetti, Viva la mamma !, opéra sur l’opéra dans une production luxueuse de Laurent Pelly.

Gaetano Donizetti (1797-1848), Viva la mamma!. Enea Scala (Guglielmo, primo tenore), Clara Meloni (Luigia, seconda donna), Pietro Di Bianco (Biscroma, chef d'orchestre), Patrizia Ciofi (Daria, prima donna), Charles Rice (Procolo, son mari). Photo : (c) Stofleth/Opéra de Lyon

Seconde version du vingt-et-unième opéra de Gaetano Donizetti (1797-1848) composé pour Naples en 1827 sous le titre Le convenienze teatrali (Les conventions théâtrales), Viva la mamma ! ou Le convenienze ed inconvenienze teatrali (Les conventions et inconvenances théâtrales) a été créé à Milan en 1731. Le compositeur, également signataire du livret tiré d’une comédie d’Antonio Simone Sografi, déploie en deux actes une farce sur l’opéra dans l’opéra. Mise en abîme qui, de Mozart (Le directeur de théâtre) à Richard Strauss (Ariane à Naxos, La femme silencieuse, Capriccio), a fait florès. 

Gaetano Donizetti (1797-1848), Viva la mamma!. Laurent Naouri (Mamma Agata), Pietro Di Bianco (Biscroma, chef d'orchestre), Enea Scala (Guglielmo, primo tenore). Photo : (c) Stofleth/Opéra de Lyon

Selon les conventions du genre, Viva la mamma ! conte les mésaventures durant une répétition d’un compositeur, d’un poète et d’un impressario face aux exigences et à l’ego des chanteurs. La répétition de l’opéra Romulus ed Ersilla bat son plein dans un théâtre de Lodi. Tandis que le compositeur prodigue ses conseils à la prima donna évidemment capricieuse escortée de son époux et que les autres se lamentent du peu de cas qui leur est réservé, Mamma Agata fait irruption pour exiger que sa fille Luigia, seconda donna de la troupe, se voit confier un grand solo et un duo avec la prima donna, qui, naturellement, s’y oppose formellement. Ce qui conduit à un pugilat général, jusqu’à ce que l’on finisse par s’apercevoir que le contre-ténor est parti. Peu importe, Mamma Agata, qui chante comme une casserole, se propose de remplacer au pied-levé le castrat évaporé... Ainsi, tout part à vau-l’eau… Musicalement, Donizetti s’inspire sans vergogne de Rossini.

Gaetano Donizetti (1797-1848), Viva la mamma!. Clara Meloni (Luigia, seconda donna), Laurent Naouri (Mamma Agata), Piotr Micinski (l'impresario), Pietro Di Bianco (Biscroma, chef d'orchestre). Photo : (c) Stofleth/Opéra de Lyon

Dans de somptueux décors de Chantal Thomas, Laurent Pelly signe un spectacle pétulant associant subtilement burlesque et émoi. La production se joue du temps et de la nostalgie, commençant dans un parking aménagé au milieu de vestiges fantomatiques d’un vieux théâtre à l’italienne où les personnages apparaissent tels des spectres venus d’une époque révolue, et s’achevant dans ce même théâtre à l’époque de sa splendeur. La direction d’acteur est d’une efficacité redoutable, et l’on sent combien Pelly aime comédiens et chanteurs tant il s’en donne à cœur-joie dans la caricature de l’opéra baroque, accoutrant ses personnages et choristes de costumes gréco-romains dignes des opere serie de Rossini. Laurent Naouri se régale autant que le public dans le rôle de Mamma Agata, Patrizia Ciofi est une prima donna d’une grande élégance, autant dans la stature que dans la ligne de chant, tandis que l’ensemble de la troupe leur donne une brillante réplique. Le jeune chef italien Lorenzo Viotti anime le tout avec panache.

Bruno Serrou

Jusqu’au 8 juillet. Rens. : 04.69.85.54.54. www.opera-lyon.com. Le spectacle est retransmis sur grand-écran dans 14 villes de la région Auvergne-Rhône-Alpes le 8/07 à 21h30   

D'après mon compte-rendu paru dans La Croix daté lundi 26 juin 2017

jeudi 15 juin 2017

La Cenerentola de Rossini excessivement sombre de Guillaume Gallienne à l’Opéra de Paris

Opéra de Paris. Palais Garnier. 14 juin 2017

Gioacchinno Rossini (1792-1868), La Cenerentola. Teresa Iervolino (Angelina). Photo : (c) Vincent Pontet / Opéra national de Paris

Gioacchino Rossini est après Mozart l’un des compositeurs les plus délicats et les plus piquants de l’histoire de la musique. Tous deux savent comme personne ménager l’élan et l’humour tout en subtilité et en profondeur. Dramma giocoso (drame joyeux) composé pour la Carnaval de 1817 à Rome, la Cenerentola est un pur joyau, tant sur le plan philosophique que musical, que ce soit à l’orchestre ou sur le plan vocal.

Gioacchinno Rossini (1792-1868), La Cenerentola. Photo : (c) Vincent Pontet / Opéra national de Paris

Ce que donne à voir et à entendre l’Opéra de Paris prend au pied de la lettre le drame et fait abstraction de l’adjectif qui l’accompagne et qui en fait le suc. C’est en effet une Cenerentola bien sombre que propose Française Guillaume Gallienne, sociétaire de la Comédie française. Les aspects comique et merveilleux sont totalement négligés.

Gioacchinno Rossini (1792-1868), La Cenerentola. Alessio Arduini (Dandini), Chiara Skerath (Clorinda), Isabelle Druet (Tisbe). Photo : (c) Vincent Pontet / Opéra national de Paris

 Au sein de décors d’Eric Ruf, une façade de palais délabrée, qui, une fois levé dans les cintres, débouche sur le palais napolitain décati du prince aux murs ocre rouge plus ou moins délavé, et au sol recouvert de cendres que balaie… Cendrillon, confinée au foyer, et qui renvoie au volcan évoqué à la fin du premier acte mais surtout au prétexte que l’opéra de Rossini aurait dû être créé à Naples, à l’ombre du Vésuve. Les costumes d’Olivier Bériot sont tout aussi ternes, sinon convenus, Cendrillon en sombre et ses deux demi-sœurs en blanc, ce qui annihile leur caractérisation, ou l’armée de mariées personnifiant les prétendantes du prince. 

Gioacchinno Rossini (1792-1868), La Cenerentola. Maurizio Muraro (Don Magnifico). Photo : (c) Vincent Pontet / Opéra national de Paris

Seul personnage authentiquement bouffe de cette production, Don Magnifico bien campé par Maurizio Muraro à la bonhommie bien venue. En revanche, mal accoutrée, même à la cour, et la voix serrée dans l’aigu, la Cendrillon de Teresa Iervolino ne fait pas rêver, mais la voix au velours sombre est des plus convaincantes. Le Don Ramiro du ténor texan Juan José De León, prince certes attendrissant mais intimidé par les difficultés de la partition, Alessio Arduini est un Dandini solide mais un brin retenu, Teresa Skerath (Clorinda) et Isabelle Druet (Tisbe) sont deux sœurs plutôt séduisantes. 

Gioacchinno Rossini (1792-1868), La Cenerentola. Roberto Tagliavini (Alidoro), Teresa Iervolino (Angelina). Photo : (c) Vincent Pontet / Opéra national de Paris

Mais plus les tempi se resserrent, plus les chanteurs s’asphyxient et le débit se bouscule. En fait, seul Roberto Tagliavini s’impose pleinement en précepteur deus ex machina par sa prestance et sa voix ronde et puissante, ses vocalises accomplies comme le seul chanteur proprement rossinien de l’ensemble.

Gioacchinno Rossini (1792-1868), La Cenerentola. Photo : (c) Vincent Pontet / Opéra national de Paris

En fait, c’est dans la fosse que l’on retrouve pleinement Rossini, même si le premier acte se fait un peu lourd. Une curiosité tout d’abord, la présence d’une harpe que Rossini n’a pas prévue, alors qu’il était un excellent orchestrateur, ainsi qu’une présence excessive du triangle. L’Orchestre de l’Opéra de Paris semble se régaler des délices ménagés par Rossini dans cette partition, se faisant constamment fluide et coloré, répondant avec brio aux sollicitations du chef italien Ottavio Dantone, claveciniste spécialiste du baroque, qui investit pleinement dans le second acte qu’il mène rondement, même si la fosse tend à s’imposer en raison de la carence des ensembles vocaux.


Bruno Serrou

samedi 10 juin 2017

Alberto Posadas, entretien avec le compositeur espagnol à l’occasion des 40 ans de l’IRCAM dont il est l’invité central du festival ManiFeste

Alberto Posadas (né en 1967) dans son studio de Berlin travaillant sur Voces Nómada. Photo : (c) Bruno Serrou

Emanation de l’IRCAM, le festival ManiFeste célèbre en ce mois de juin le 40e anniversaire de l’institut créé par Pierre Boulez en 1977 sous l’impulsion du Président Georges Pompidou. Son invité central est le compositeur espagnol Alberto Posadas

Né à Valladolid en 1967, dix ans avant l’ouverture de l’IRCAM, Alberto Posadas a commencé à travailler avec l’institut de recherche musicale en 2009. Il y a composé quatre œuvres à ce jour. Mais c’est seul qu’il a découvert l’électronique musicale.

Tempérament secret, austère, mais non dépourvu d’humour, Posadas se dit profondément Castillan. Mais aucune trace de folklore dans sa musique. Disciple de Francisco Guerrero (1951-1997), avec qui il a exploré de nouvelles formes musicales grâce aux techniques de la combinatoire mathématique et de la théorie fractale, Posadas n’a de cesse d’explorer les phénomènes acoustiques en transposant en musique les espaces architecturaux, ce qui suscite un onirisme intense, charnel et fort expressif. Justement considéré comme l’un des grands compositeurs de sa génération, sa musique trahit sa forte personnalité et une créativité exceptionnelle. En effet, chaque œuvre forme un jalon dans un cheminement d’une puissante originalité, où l’on perçoit à la fois une continuité de patte et une singularité de quête, chacune abordant une prospection nouvelle.

J’ai rencontré Alberto Posadas à Berlin dans le cadre d’une résidence de composition dans la capitale allemande, au Wissenschaftskolleg zu Berlin (Collège des Sciences de Berlin). Il m’a reçu dans son studio de travail planté au milieu d’un grand parc non loin d’un lac sous un chaud soleil de mai alors que j’étais entre deux avions pour le quotidien La Croix avec le concours de l’IRCAM dans la perspective d’un portrait du compositeur espagnol dans le cadre du festival ManiFeste.

Bruno Serrou

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Alberto Posadas (né en 1967) dans son studio de Berlin devant la partition de Voces Nómada. Photo : (c) Bruno Serrou

Bruno Serrou : Comment avez-vous découvert la musique ?
Alberto Posadas : Ma première image est l’écoute des leçons de musique de ma sœur, de quatre ans mon aînée. Son professeur dispensait ses cours à la maison. J’avais quatre ou cinq ans, et je me souviens qu’après ses cours, je me mettais au piano pour essayer de l’imiter. Ma sœur était pour moi comme une idole. Mon premier contact avec le clavier s’est donc passé dans ces circonstances. En fait, le processus de l’apprentissage de la musique a débuté par le son, puisque j’ai commencé à lire les partitions après avoir su jouer du piano. C’est pourquoi je pense qu’il est préférable d’aborder la musique ainsi, plutôt que de commencer par le solfège et d’établir la relation entre la notation et le son.

B. S. : Avez-vous rapidement songé à devenir musicien ?
A treize ans, j’ai déclaré à mes parents que je voulais devenir musicien. Ils ont vécu cette décision comme une catastrophe (rires) - ma mère était au foyer et mon père travaillait dans une usine d’aluminium, ce qui n’avait rien à voir. Le fait que je veuille devenir musicien était loin de leur entendement. J’ai insisté jusqu’à mes dix-neuf ans, mais il m’a fallu alors me décider entre le piano et la composition. Je me souviens m’être rendu à l’Université de Salamanque pour acheter un grand piano d’occasion. Et à mon retour chez moi avec ce bel instrument, je m’y suis sérieusement mis. Mais j’ai fini par me dire que j’aurai du mal à devenir pianiste, et j’ai opté pour la composition. Mes parents se sont demandé ce que cela voulait dire « compositeur », et ils ont évidemment refusé. La raison est qu’avec le franquisme, mon père avait treize ans et il n’a pas pu faire d’études. Du coup, il espérait que ses enfants aient une vie plus facile, et mes parents ont pensé qu’il était impossible de gagner sa vie en composant, or, a posteriori, il s’avère qu’ils avaient raison. La musique est déconnectée de la réalité.

B. S. : L’école musicale espagnole est moins universelle que d’autres modes d’expression artistique comme la littérature et la peinture
A. P. : Nous avons en effet perdu la tradition héritée du siècle d’or espagnol, Tomas Luis de Victoria, Cristobal de Morales, Antonio de Cabezón, Diego Pisador, etc. C’était le plus grand moment de la musique en Espagne. Après, il a fallu attendre plus de deux siècle pour que la musique de mon pays revienne au premier plan, avec Manuel de Falla, Enrique Granados, Isaac Albéniz… Puis une première vague de génération nouvelle est apparue avec le retour de la démocratie. C’est pourquoi il n’y a pas continuité d’une tradition en Espagne, contrairement à la France. Impossible donc d’y trouver une quelconque généalogie. Elle a été rompue. La musique n’a jamais représenté quelque chose d’important en Espagne, contrairement aux arts plastiques et à la littérature. Les premiers, soyons honnête, parce qu’ils représentent un véritable marché, ce qui n’est pas le cas de la musique (rires).

B. S. : Où avez donc pu étudier la composition ?
A. P. : Mon cas est inhabituel parce qu’une fois mes études traditionnelles terminées - harmonie, histoire de la musique, analyse, etc. -, j’ai eu la chance, grâce à ma future femme, de rencontrer en 1988 Francisco Guerrero. Je lui ai demandé s’il pourrait me prendre pour élève. Or, il n’enseignait dans aucune université et pas davantage dans un conservatoire. Il donnait en revanche des cours à son domicile à des étudiants qu’il choisissait. Je lui ai donc demandé s’il accepterait de m’enseigner. Il a tout d’abord refusé, ce qui ne m’a pas empêché de lui montrer l’une de mes pièces, et il a fini par me dire de venir vers lui. J’ai été son élève pendant un an. Avec lui, j’ai exploré de nouvelles formes musicales grâce à l’utilisation de techniques comme la combinatoire mathématique et la théorie fractale. Pour moi, il a été vraiment important. Pas tant pour la technique, mais pour l’esthétique et pour la façon d’exprimer la musique en relation avec des modèles mathématiques et la nature, et je pense que j’ai surtout appris de lui l’attitude éthique, qu’il faut avant tout un profond compromis entre le travail et le comportement. Ce qui veut dire que vous devez suivre votre propre voie, rester indépendant, que vous ayez ou non du succès, et ce que vous ressentez doit être fait. Pour moi, à 19-20 ans, il a été important de saisir cette attitude du compositeur.

B. S. : Est-ce ce que vous transmettez à votre tour à vos élèves ?
A. P. : J’essaie en effet de leur faire comprendre l’idée d’être d’abord soi-même. J’essaie de transmettre cette idée. Ce n’est pas toujours facile, parce que je n’ai d’élèves que dans le cadre de master classes, donc tout au plus quelques jours voire quelques semaines. J’ai arrêté d’enseigner dans un conservatoire. Je ne le fais que dans le cadre d’académies ou comme professeur invité, ce qui est différent d’enseigner tout au long de l’année. Quoi qu’il en soit, j’essaie de transmettre l’idée vraiment importante que la composition n’est pas seulement affaire d’esthétique ou de technique mais aussi de volonté d’être soi-même.

B. S. : Comment travaillez-vous avec vos élèves, qui ne sont pas dans votre conception de la musique ?
A. P. : Il est en effet difficile de trouver l’équilibre... J’ai toujours voulu prendre de la distance vis-à-vis de leur travail. Je ne veux pas imposer ma façon de composer. Ils ont besoin de trouver leur propre chemin. Je pense que pour un professeur de composition la richesse vient des questions que posent les élèves. Après, lorsque je regarde leurs œuvres, je leur pose sur la table des questions, qui, je l’espère, leur sont utiles, autant dans leur esprit que dans leur réflexion, à propos de leur propres œuvres. Pas question de leur imposer un système, parce qu’il n’y en a pas dans ma musique.

B. S. : N’y a-t-il donc aucun systématisme dans votre musique ?
A. P. : Chacune de mes pièces obéit à une problématique nouvelle. Ce qui ne signifie pas qu’il n’y a pas d’éléments communs entre elles, mais j’essaie au maximum que chacune soit pleinement originale. Ce n’est pas que je ne veux pas créer de système mais que je tiens à éviter à tout prix un mécanisme. Chaque œuvre réclame sa propre solution.

B. S. : Lorsque vous avez une idée qui correspond à une autre pièce que celle sur laquelle vous travaillez, la notez-vous immédiatement sur un papier ou la gardez-vous en tête ?
A. P. : Le problème n’est pas d’avoir une idée mais d’en avoir trop. Il me faut donc nettoyer. Je ne peux pas exploiter tout ce à quoi je pense. Très souvent, beaucoup d’idées se bousculent dans ma tête et qui attendent d’être notées. Parfois, j’ai des projets prêts qui attendent trois ou quatre ans avant d’être exploités. Ce qui ne veut pas dire cependant que dans chaque pièce je crée un monde nouveau. Une chose est de définir son propre langage, une autre est de répliquer son propre mécanisme pour engendrer ce langage. J’essaie d’éviter à tout prix la routine, pour que chaque pièce ait sa propre identité, même si elle « sonne » comme du Posadas. La musique est au-delà du compositeur. Si chaque œuvre doit avoir son identité, ce qui veut dire que chaque œuvre a besoin d’être définie de façon différente.

B. S. : Composer est-il pour vous un long cheminement ?
A. P. : C’est en effet un processus très lent. Je prends un long moment pour réfléchir, pour développer un mécanisme, contrôler les idées musicales, et une fois que tout est clair, j’écris la partition. Mais je ne commence jamais à le faire avant d’avoir attendu que l’œuvre soit établie jusqu’en ses moindre détails - combinaison des matériaux, des couleurs, etc., et cela du début jusqu’à la fin. J’ai besoin d’avoir le contrôle global de l’œuvre avant d’écrire, ce qui nécessite beaucoup de temps.

B. S. : Commencez-vous par des esquisses ?
A. P. : Oui. Généralement - mais pas toujours -, je commence par choisir le matériel musical. Après quoi je me dis « ok, comment puis-je redéfinir ce matériel au fil du temps ? », puis « ok, je peux le faire de cette façon avec ce type de structure temporaire ». Ensuite, je cherche un modèle pour travailler ce matériel et le contrôler, puis ce modèle doit être redéfini, recomposé, parce que, habituellement, j’emprunte mes modèles hors de la musique. Du coup il y a chez moi conflit entre le modèle de la nature et la nature du son lui-même. Ce qui veut dire que j’ai besoin de recomposer le modèle puisé dans la nature, de l’adapter. Cela fait, je commence à développer le modèle et je me mets à écrire la partition. Le modèle est donc une simple description de l’œuvre en gestation.

B. S. : Combien de temps vous faut-il en moyenne pour composer une œuvre nouvelle ?
A. P. : Je ne peux répondre à cette question, parce que cela dépend de chaque pièce. Par exemple, la dernière, Voces Nómada (Voix Nomades) pour douze voix mixtes qui est avec électronique IRCAM, m’a demandé un temps très long. Je l’ai commencée il y a deux ans pour vingt-cinq minutes de musique. S’il n’y avait pas eu l’électronique, il m’aurait fallu deux ou trois mois. Une autre m’a occupé sept mois. Mais d’autres demandent un an.

B.S. : Quels sont vos genres musicaux de prédilection : la voix, la musique de chambre, l’orchestre, le solo instrumental ?
A. P. : J’aime tous les genres. Tous les instruments, toutes les formations. Mais si j’avais à en choisir un, je dirais la musique de chambre. Je me sens très à l’aise dans les pièces solistes, parce que j’aime les relations avec les interprètes, et la musique de chambre à cause de la proximité avec les musiciens. Je me sens moins à l’aise quand je travaille pour orchestre.

B. S. : Comment travaillez-vous une pièce soliste ?
A. P. : Habituellement, je prends moi-même l’instrument pour lequel je vais composer, et je le joue. A l’instar des saxophones que vous voyez ici. J’aime expérimenter de très près les instruments avant de composer pour eux. C’est pour moi la meilleure façon de trouver différentes façons de produire le son. Après cela, je teste avec des interprètes professionnels. Et ce n’est qu’à partir de ces expériences que je me mets à la table pour composer.

B. S. : L’opéra vous tente-t-il ?
A. P. : Je suis très intéressé. Pas tant par l’opéra en soi, mais par les relations entre théâtre et opéra. Gérard Mortier m’a fait une proposition pour l’Opéra de Madrid, mais sa mort a mis un terme au projet. Depuis, je n’ai plus de perspective de ce côté. Si cela advenait, je préfèrerais travailler avec un librettiste parallèlement à la composition. Pour l’opéra que j’avais proposé à Mortier j’avais déjà le texte. Aujourd’hui, j’ai un écrivain et j’aimerais travailler avec lui depuis les prémices de la genèse. Il s’agit d’un compatriote espagnol mais nous travaillerions en allemand.

B. S. : La mélodie, qui intéresse moins les compositeurs aujourd’hui, vous attire-t-elle ?
A. P. : J’hésite depuis longtemps à écrire pour voix et piano et/ou pour voix et orchestre. J’ai un peu peur. Mais maintenant que j’ai commencé, j’en ai de plus en plus envie.

B. S. : Pourquoi la voix vous a-t-elle effrayé si longtemps ?
A. P. : Parce que la voix n’est pas un instrument. C’est l’être humain. Je cherche à pousser toujours plus loin les instruments, et je sais qu’avec la voix je ne pourrai pas aller aussi loin. Il est en effet impossible de trouver des chanteurs capables de forcer leur propre technique, parce qu’ils prennent avec leur voix des risques autrement plus considérables que les instrumentistes avec leur instrument car ils travaillent avec leur propre corps. Un compositeur a des contraintes spécifiques face à un chanteur parce qu’il lui faut veiller à la sauvegarde de sa voix. Mais avant même de commencer à écrire ma première œuvre vocale, je me suis dit « ok, j’aurai dû faire face au problème différemment, en établissant une relation toute autre qu’avec les autres instruments, et je ne peux par exemple utiliser l’électronique pour transformer la voix. » Or, je me suis rendu compte, en écrivant pour la voix, par exemple Voces Nómada pour douze voix avec électronique en temps réel, ce qui est assez ambitieux,  qu’i vaut mieux éviter un excès de nouvelles techniques. Mais le fait d’écrire d’une façon plus conventionnelle me donne davantage de possibilités d’utiliser l’électronique. J’ai aussi écrit pour soprano et quatuor à cordes, soprano et clarinette, soprano et alto. La voix prend de plus en plus d’importance pour moi. J’ai moi-même conçu le texte, sur le mouvement et la position des lettres qui modifient la signification des mots qui en résultent ainsi que les relations sociales.

B. S. : Après cette œuvre, quels sont vos projets ?
A. P. : Je viens de terminer un quatuor pour saxophones, un labyrinthe sur un texte de Borges, et dans ce texte, Borges travaille sur plusieurs lignes simultanées que je transpose pour quatuor de saxophones. Il est ici question de convergence et de divergence.

B. S. : Le pianiste que vous êtes utilise-t-il le piano pour composer ?
A. P. : Non, sauf si je travaille sur une pièce pour piano.

B. S. : Ecrivez-vous pour cet instrument ?
A. P. : Votre question me laisse penser que vous connaissez déjà mes projets… Je suis en effet en train d’écrire un cycle pour le piano. Six pièces plus longues les unes que les autres. Je me sens enfin à l’aise avec le piano. Certes, il est mon instrument, mais je ne me sentais jusqu’à présent pas sûr de moi dans l’écriture pour piano, parce que les matériaux que j’utilise ne sont pas adaptés. J’exploite très souvent le micro intervalle, ce qui est impossible à réaliser au piano, je transforme le son une fois qu’il a été produit, et avec le piano vous pouvez jouer avec les pédales mais elles ne transforment pas le son une fois qu’il est produit. J’éprouve donc beaucoup de difficultés à écrire pour piano solo. Mais, voilà environ quatre ans, Florian Hoelscher, le pianiste de l’Ensemble Ascolta de Stuttgart, m’a contacté pendant le Festival de Witten où nous étions tous les deux, pour me demander une pièce. « Ok, merci mais ce n’est pas mon instrument de compositeur, je ne veux pas. » Il a insisté, et je lui ai répondu « ok, je ne me sens pas encore prêt à franchir le pas ». Mais j’ai fini par décider de me lancer, « j’ai dit ok j’ai toujours pris des risques, et j’accepte d’en prendre une fois encore », et j’ai choisi de faire tout un cycle. Chacune de ces pièce débute par une page du répertoire, l’une de François Couperin, une autre fondée sur La cathédrale engloutie de Claude Debussy, la suivante sur le finale Presto passionato de la Sonate n° 2 en sol mineur op. 22 de Robert Schumann, une autre encore d’après Aitsi pour piano amplifié de Giacinto Scelsi, puis d’après le Klavierstück V de Karlheinz Stockhausen, enfin Monologe de Bernd Alois Zimmermann. J’avais besoin de trouver ma propre voie pour le piano, et pour mon premier essai je me suis dit que je devais partir du répertoire pour affronter mes problèmes. Non pas dans le but d’utiliser la citation ou de faire une description de ce qu’étaient les pièces originales mais afin de me poser de questions à partir de chacune de ces pièces et de m’en servir comme points de départ. Ma question à partir de Couperin était quelle relation entre ornements et structure en musique, sans vouloir imiter mais seulement apprendre à partir de cette relation à en tirer ma propre structure. Dans la première pièce, je suis beaucoup plus long que Couperin, puisque qu’elle dure dix-huit minutes. A partir de La cathédrale engloutie ma question était comment puis-je simuler le son pour qu’il se propage dans l’espace à travers différents médiums, à l’instar du Prélude de Debussy dans laquelle le son semble venir de différentes sources depuis l’instrument pour lequel il a été écrit. Avec Schumann, mon interrogation était plus technique, parce que dans ce Presto passionato il y a des double effets à partir desquels j’ai voulu utiliser des ressources mathématiques que Schumann utilise, travailler sur le dynamisme en gardant la structure mais en l’étirant… Comme vous le constatez, chaque pièce présente une problématique différente et précise.

B. S. : Et pour Zimmermann ?
A. P. : C’est un cas très étrange. Lorsque j’ai pensé pour la première fois à ce cycle de six pièces, je ne savais pas quelle serait la dernière. Et pour être honnête Zimmermann n’est pas mon idée. Un ami pianiste m’a demandé pourquoi ne pas penser au Monologe de Zimmermann. Mais je n’ai pas trouvé immédiatement ce que je pouvais en tirer, puisqu’il m’a fallu un bon moment pour percevoir ce que je pouvais imaginer à partir de cette musique. Monologe, qui vient de Dialoge, concerto pour deux pianos et grand orchestre de Zimmermann, est une sorte de réduction du second, comme une trace de la mémoire de cette dernière. Je me suis dit que j’allais tenter de faire de même avec un piano, et j’ai voulu faire quelque chose d’encore plus concentré.

B. S. : Travaillez-vous depuis longtemps à l’IRCAM ?
A. P. : Oui. Je ne me souviens plus depuis combien de temps, mais cela fait peut-être un peu plus de dix ans.

B. S. : Comment avez-vous découvert l’informatique musicale ?
A. P. : Au début, seul. Et seulement pour la bande magnétique que j’ai commencé à assimiler chez moi, à Madrid. Je travaillais à ma façon. J’ai abordé l’électronique en temps réel pour un projet à l’IRCAM, car j’avais besoin d’un technicien, tout comme aujourd’hui encore. Je ne suis pas aussi entraîné qu’un certain nombre de mes confrères à la technologie (rire). Mais je m’y habitue de plus en plus. J’en suis à ma quatrième pièce avec le temps réel, que je ne travaille qu’à l’IRCAM. Mes premières œuvres remontent à 2009, Glossopoeia et Cuatro escenas negras.

B. S. : En lisant votre catalogue, l’on y trouve deux œuvres aux titres liturgiques, un Miserere pour orgue et Tenebrae pour six voix, ensemble et électronique. Est-ce l’expression d’une pensée spirituelle ?
A. P. : Je suis de culture catholique, comme toutes les familles espagnoles, et j’ai reçu une forte influence dominicaine au lycée. Mais je ne suis plus croyant. Tenebrae a ouvert l’édition 2017 de ManiFeste, et je l’ai réalisé à l’IRCAM en 2013. Je l’ai conçu à partir du texte d’un Office des Ténèbres de la tradition catholique pour la Semaine-Sainte que j’ai utilisé en partie et de vers de Novalis, Stefan George et Rainer Maria Rilke. Je voulais réunir ces deux univers, la poésie au contenu très spirituel mais non religieux pour l’intégrer au sein de l’office liturgique. De nombreux vers profanes entrent parfaitement en résonnance avec le texte original de l’office des Ténèbres. Si je ne suis plus catholique, je n’en pense pas moins que la religion est quelque chose d’assez profond pour influencer toute une vie. Ces racines appartiennent à mon histoire.
   
B. S. : Vous avez aussi un fort intérêt pour la musique ancienne.
A. P. : Comme je vous l’ai dit au début de notre entretien, j’aime particulièrement Tomas Luis de Victoria, que j’ai mis en regard de mon Tenebrae. J’ai écrit sur un texte de moi l’œuvre pour ensemble vocal Voces Nómada qui est un hommage à Tomas Luis de Victoria à travers l’un de ses motets dont je me suis inspiré. Je ne peux décrire cette pièce comme religieuse mais elle est d’après une œuvre spirituelle de Victoria. J’aime beaucoup la liturgie, son aspect théâtral qui est très riche dans le rituel catholique. Cette page est très complexe dans la façon dont elle se propage dans l’espace.

B. S. : Quels rapports avez-vous avec l’orchestre ?
A. P. : Je n’ai pas vraiment de problèmes avec l’orchestre. C’est plutôt l’orchestre qui en aurait avec ma musique (rire). Je vous ai dit plus tôt que je suis particulièrement à l’aise avec la musique de chambre à cause notamment des relations étroites que je peux entretenir avec les musiciens. Tandis qu’un orchestre est une institution, et il est vraiment très difficile de négocier avec une institution. Mais j’ai trouvé un compromis en concevant des pièces concertantes. La première en 2008, Resplandor pour saxophone et orchestre, puis en 2013, Kerguelen pour flûte, hautbois, clarinette et orchestre, tout simplement parce qu’il y avait des solistes et l’orchestre. J’ai un autre projet pour 2021 de concerto pour alto et orchestre pour Christophe Desjardins.

B. S. : Vous allez donner des master-classes à l’IRCAM en ce mois de juin. Avez-vous un poste d’enseignant ?
A. P. : J’ai enseigné au Conservatoire de Madrid. Mais j’ai arrêté voilà quatre ou cinq ans parce qu’il est trop difficile de tout faire, composer et enseigner. Je commençais à recevoir de plus en plus de commandes, de concerts, ce qui m’a conduit à composer toujours davantage, ce qui  incité à renoncer à la pédagogie.  

B. S. : L’enseignement vous a-t-il aidé dans votre réflexion de compositeur ?
A. P. : C’est pourquoi je continue à enseigner, mais plus régulièrement : master classes, académies, parce que c’est plus flexible, et je peux gérer mon calendrier.

B. S. : Mais dans le cadre d’une académie, les rapports avec les étudiants sont plus éphémères que dans le cadre d’une classe de conservatoire.
A. P. : Assurément. Mais le fait d’enseigner dans un conservatoire en Espagne signifie deux semaines de cours par mois. Ce qui est contraignant pour composer.

B. S. : Mais vous pourriez fort bien enseigner dans un autre contexte que l’Espagne. En France ou en Allemagne par exemple.
A. P. : Encore faudrait-il qu’ils aient besoin de moi (rires).

B. S. : Vivez aujourd’hui de votre seule musique ?
A. P. : Oui, mais très difficilement. Il me faut aussi compter sur les Académies. Je dois donc trouver un juste équilibre, un système flexible pour enseigner et composer.

B. S. : Vous enseignez à l’Académie de ManiFeste en ce mois de juin. Avec des compositeurs ou aussi avec des instrumentistes ?
A. P. : J’ai huit jeunes compositeurs et ils doivent écrire des pages de musique de chambre pour des musiciens étudiants. Les seconds joueront en concert, Centre Pompidou, les pièces des premiers. Chaque étudiant doit choisir l’une de ses œuvres et la travailler avec un jeune instrumentiste. J’ai choisis mes élèves dont j’ai présenté la liste à un comité de musiciens de l’Ensemble Intercontemporain et je l’ai soumise à Frank Madlener, directeur de l’IRCAM. Tous les musiciens que j’ai sélectionnés ont été agréés par leur soin. Parmi les étudiants, on trouve un Turc, deux Espagnols, un nordique, un asiatique, un Français… Ils viennent avec une œuvre déjà terminée, pour la revoir, la corriger et la travailler avec moi pendant l’Académie.

B. S. : Estimez-vous que votre musique est plus ou moins placée sous le signe de l’Espagne ?
A. P. : Il est difficile de répondre. Je ne pense pas qu’il y ait une influence. Mais s’il y en a je ne pense pas que ce soit du côté d’Albéniz, Granados, ou De Falla. Il s’y trouve quelque chose de plus international, de plus diffus. Mais je pense très clairement que dans ma musique l’influence de la Renaissance espagnole est avérée, principalement de Tomas de Victoria. Mes racines espagnoles remontent donc à il y a longtemps, et je n’y vois pas d’influences de musique de mon temps.

B. S. : La guitare par exemple n’est pas dans votre ADN ?
A. P. : Je n’aime pas la guitare. Mais je me sens néanmoins très proche des Gitans qui vivaient de l’autre côté de la rue où j’habitais enfant, à Valladolid, en Castille. Ils chantaient dans la rue. Je suis un familier de leur répertoire. Ils chantent et dansent autour d’un feu toute la nuit. Pour moi le plus intéressant est leurs chants. En fait, je me sens profondément Castillan. Nous sommes très persévérants, très stricts, et nous sommes francs mais d’une façon très légère, et surtout nous sommes particulièrement austères. Pour en revenir à la religion, si vous comparez les processions de la Semaine-Sainte en Castille et en Andalousie, elles sont complètement opposées. A Séville, les gens chantent dans les rues, échangent des propos, tandis qu’à Valladolid tout le monde est silencieux, pendant la procession, vous ressentez une sensation de profondeur, tout est intériorisé. Nous autres Castillans sommes non pas introvertis mais secrets.

Propos recueillis par Bruno Serrou
Berlin, jeudi 18 mai 2017

samedi 3 juin 2017

Le chef britannique Sir Jeffrey Tate est mort vendredi 2 juin 2017 à Bergame. Il avait 74 ans

Sir Jeffrey Tate (1943-2017). Photo : DR

Sir Jeffrey Tate est mort vendredi 2 juin, à Bergame, en Italie. Le chef d’orchestre britannique, âgé de 74 ans, menait depuis la fin des années 1970 une éminente carrière autant à l’opéra que dans le répertoire symphonique.

Sir Jeffrey Tate (1943-2017). Photo : DR

C’est en 1991 que Jeffrey Tate a fait ses premiers pas dans un théâtre lyrique parisien. C’était au Châtelet avec Lulu d’Alban Berg dans une mise en scène d’Adolph Dresen. Il y dirige en 1994 la première Tétralogie de Wagner complète donnée à Paris après un demi-siècle d’absence dans une mise en scène de Pierre Strosser avec l’Orchestre National de France. En 1995 il retrouve Strosser et le Châtelet dans Peter Grimes. En 1999, il dirige Wozzeck d’Alban Berg à l’Opéra Bastille dans la mise en scène du même Pierre Strosser, puis Billy Budd de Benjamin Britten à Bastille pour la reprise en 2010 de la production de Francesca Zambello. En 2012, il dirige à Garnier la reprise de la production d'Olivier Py du Rake’s Progress d’Igor Stravinski.

Sir Jeffrey Tate (1943-2017). Photo : (c) Holger Schneider

Finesse de chambriste, clarté, dynamique voire punch et motricité, coloriste inspiré, personnalité affable et spirituelle, Jeffrey Tate excellait dans Wolfgang Amadeus Mozart, Richard Wagner, Richard Strauss et Alban Berg, tout comme dans le répertoire classique comme les grandes œuvres contemporaines. 

Photo : DR

Médecin de formation, à l’instar entre autres de son aîné Giuseppe Sinopoli (1946-2001), mort victime lui aussi d’une crise cardiaque, et de son cadet Philippe Herreweghe (né en 1947), Jeffrey Tate se tourne durant ses études à l’Université de Cambridge et à l’Hôpital Saint-Thomas de Londres vers la musique après avoir participé aux cours de formation du London Opera Center en 1970-1971. De 1971 à 1977, il est chef de chant puis chef assistant au Royal Opera House Covent Garden de Londres où il travaille avec Sir Georg Solti, Sir Colin Davis, Rudolf Kempe et Sir John Pritchard. Assistant de Herbert von Karajan à Berlin et à Salzbourg, de James Levine au Metropolitan Opera de New York, de Pierre Boulez à Bayreuth pour le Ring du Centenaire (1976-1980) et à Paris pour Lulu (1979), de Pritchard encore à Cologne pour un cycle Mozart, Tate se voit confier plusieurs productions importantes, notamment Don Giovanni au Metropolitan Opera en 1983, Parsifal à Nice et Ariane à Naxos à Paris (1984), qu’il reprend l’année suivante à Covent Garden, la création du Retour d’Ulysse dans sa patrie de Monteverdi arrangé par Hans Werner Henze au Festival de Salzbourg 1985. Chef d’orchestre principal de l’English Chamber Orchestra, il en devient Chef permanent en 1985 et enregistre avec lui l’intégrale des symphonies de Mozart. De 1986 à 1991, il est aussi Chef principal de Covent Garden et, de 1989 à 1993, directeur musical de l’Orchestre Philharmonique de Rotterdam et Premier chef invité de l’Orchestre National de France de 1989 à 1998. En mars 2011, il fait ses débuts à l’Opéra de Vienne dans Ariane à Naxos. Directeur musical du Théâtre San Carlo de Naples de 2005 à 2010, il devient ensuite Chef permanent de l’Orchestre Symphonique de Hambourg où son contrat venait d’être prolongé jusqu’en 2019.

Sir Jeffrey Tate en 1995. Photo : DR

Handicapé dès avant sa naissance à cause d’un spina bifida, ce qui l’obligeait à diriger assis - « Ce qui m'a toujours donné le sentiment de ne pas être exactement dans la profession comme les autres chefs. Cela a été un élément de recul pour moi », disait-il -, Sir Jeffrey Tate est mort vendredi 2 juin 2017 à Bergame à la suite d’un infarctus. « J'ai vu des vieux chefs qui ne pouvaient pas s'arrêter. Or il y a d'autres choses à faire, la vie est affreusement courte ! », déclarait-il à l’AFP en 2010… Il avait été anobli par le prince William avec le titre de Commandeur dans l’ordre de l’Empire britannique en avril 2017. 

Bruno Serrou

jeudi 1 juin 2017

Jiři Bělohlávek, héritier de la belle lignée des grands chefs tchèques, est mort jeudi 1er juin 2017. Il avait 71 ans

Jiří Bělohlávek (1946-2017). Photo : DR

Directeur musical de la Philharmonie Tchèque, l’un des orchestres les plus fameux du monde que le compositeur Antonín Dvořák porta sur les fonds-baptismaux en dirigeant le premier concert de la phalange en 1896, Jiří Bělohlávek est de la trempe des grands chefs tchèques qui l’ont précédé à ce poste, Václav Talich, Rafael Kubelík, Karel Ančerl et Václav Neumann.

Jiří Bělohlávek dirige la Philharmonie Tchèque à Prague : Photo : (c) BBC

Avec plus de cinq mille concerts et de cinq cents disques à son actif, violoncelliste de formation, Jiří Bělohlávek restera dans l’histoire comme l’un des chefs tchèques les plus prolifiques. Né à Prague le 24 février 1946, étudiant au conservatoire le violoncelle puis la direction d’orchestre, disciple de Sergiu Celibidache, dont il a été l’assistant, il est à la tête de l’Orchestre Puellarum Pragensis en 1966, avant d’être nommé chef assistant à la Philharmonie Tchèque pendant deux ans. Après avoir remporté le Concours de direction d’orchestre de Prague en 1970, il prend la direction de la Philharmonie de Brno de 1972 à 1978, il a été pendant douze ans Premier chef de l’Orchestre Symphonique de Prague « FOK », de 1977 à 1989, il est nommé en 1990 Chef principal de la Philharmonie Tchèque. Mais il est remplacé moins d’un an plus tard par Gerd Albrecht, qu’il remplace à son tour en 1992. Il en est directeur musical et avait vu son contrat renouvelé jusqu’en 2022. En 1991, il fonde le Prague Philharmonia, en 1994, la Philharmonie de Chambre de Prague dont il était encore jusqu’à ce jour le directeur musical. Président du Printemps de Prague jusqu’à son décès, directeur musical de l’Orchestre du Théâtre National de Prague, il a été Principal chef invité du Rotterdam Philharmonic, Premier chef invité de la Deutsche Kammerphilharmonie de Brême et du Royal Philharmonic Orchestra, et a dirigé pendant dix-sept ans l’Orchestre Symphonique de la BBC, d’abord comme Chef principal invité (1995-2000) puis comme Directeur musical à partir de 2006 jusqu’en 2012. 

Photo : (c) Télévision Tchèque

Spécialiste éminent du répertoire tchèque, il s’est régulièrement produit en France en dirigeant les œuvres de ses compatriotes. Je l’ai personnellement découvert lorsque je travaillais Théâtre du Châtelet alors que nous avions lancé la biennale « Festival International d’orchestres ». Il était venu en 1984 avec l’Orchestre symphonique de Prague « FOK » dans le Requiem de Dvořák. Dvořák dont il dirigera l’opéra Russalka en 2005 à l’Opéra Bastille, chantant dans son jardin, Jiří Bělohlávek, fait la différence avec James Conlon qui l’avait précédé dans cette production. Alors que l’Américain soulignait à l’excès l’empire de Wagner sur la partition de Dvořák, le Tchèque faisait chanter l’orchestre de l’Opéra de Paris avec la sensualité tendrement nostalgique caractéristique de Dvořák, se fondant dans la partition pour en exalter les couleurs, jouissant à plein de la flexibilité de l’Orchestre de l’Opéra de Paris, à qui la musique tchèque va décidément fort bien. Bělohlávek revient à Bastille dans Juliette ou la clef des songes de Martinů, à l’Opéra Garnier dans la Fiancée vendue du même Smetana en 2006 et Ma Patrie de Smetana en 2006. En 2004, il faisait ses débuts au Metropolitan Opera de New York.

Jiří Bělohlávek dirigeant la Philharmonie Tchèque aux Proms de Londres 2014. Photo : DR

En 2009, Jiří Bělohlávek présidait le Concours international des jeunes chefs d’orchestre de Besançon. Parmi les œuvres dont il a dirigé la création, la Symphonie n° 3 de Viktor Kalabis en 1972, Der Weg nach Eisenstadt de Günter Bialas en 1980, et Stufen de Sofia Gubaïdulina en 1989. Au sein de sa très riche discographie, citons Les excursions de Mr Broucek (CD DG) et Katja Kabanova mis en scène par Robert Carsen (DVD FRAMusica) de Janáček, l’intégrale des Symphonies de Martinů (Onyx), l’œuvre pour orchestre de Suk (Chandos), l’intégrale des Symphonies, Concertos (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2014/08/cd-antonin-Dvořák-integrale-des.html), Poèmes et Danses symphoniques, et le Stabat Mater de Dvořák (CD Decca), Tristan und Isolde de Wagner capté au Festival de Glyndebourne dans la mise en scène de Nikolaus Lenhoff (DVD Opus Arte).

Jiří Bělohlávek dirigeant l'un de ses tous derniers concert le 1er janvier 2017 à Prague. Photo : DR

Jiří Bělohlávek est mort à Prague jeudi 1er juin 2017 des suites d’une longue maladie.

Bruno Serrou