jeudi 2 avril 2015

Avec l’opéra "Penthesilea" d'après Kleist, Pascal Dusapin signe pour ses 60 ans une œuvre majeure

Bruxelles (Belgique), Théâtre de La Monnaie, mardi 31 mars 2015

Pascal Dusapin (né en 1955), Penthesilea. Marisol Montalvo (Prothoé), Natascha Petrinsky (Penthesilea), Eve-Maud Hubeaux (Grande-Prêtresse). Photo : (c) Théâtre de la Monnaie de Bruxelles

Pascal Dusapin, qui aura soixante ans le 29 mai prochain, donne en création mondiale au Théâtre de La Monnaie de Bruxelles son septième opéra, Penthesilea. Deux mois après la première française par Renaud Capuçon, son dédicataire, et l’Orchestre Philharmonique de Radio France dirigé par Myung-Whun Chung à la Philharmonie de Paris du concerto pour violon Aufgang créé en 2013 (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2015/01/aufgang-le-concerto-pour-violon.html), le public parisien a eu la primeur dès dimanche dernier, soit deux jours avant la création de l’œuvre entière, de trois des dix scènes de Penthesilea réunies sous le titre Wenn du dem Wind… chantées par Karen Vourc’h accompagnée par l’Orchestre National des Pays de la Loire dirigé par Pascal Rophé…

Pascal Dusapin (né en 1955), Penthesilea. Photo : (c) Fortster/Théâtre de La Monnaie de Bruxelles
                          
La Grèce antique sied particulièrement à Pascal Dusapin. Vingt-quatre ans après s’être attaché avec succès à la tragique figure de Médée l’infanticide, le compositeur s’est tourné vers une autre grande figure mythique féminine. Cette fois, il a opté pour la légende sanglante des amazones, dont la reine, Penthesilea, est l’héroïne. Amoureuse d’Achille (qui meurt ici dans des conditions différentes de celles de l’Iliade d’Homère), cette dernière, selon les règles ancestrales appliquées à l’ensemble de son peuple, ne peut se faire aimer d’un homme sans l’avoir vaincu. Achille l’abuse en lui faisant croire que c’est bel et bien le cas. Se rendant compte du subterfuge, elle le tue dans une crise de démence avant de le dévorer et de se donner la mort. Les fragments de cette légende ont été repris et adaptés par le dramaturge allemand Heinrich von Kleist en 1807. 

Pascal Dusapin (né en 1955), PenthesileaNatascha Petrinsky (Penthesilea). Photo : (c) Forster/Théâtre de la Monnaie de Bruxelles

C’est cette version, d’une violence inouïe déjà mise brillamment en opéra par le Suisse alémanique Othmar Schoeck en 1927, quarante ans après le superbe poème symphonique d’Hugo Wolf, qui a inspiré à Pascal Dusapin le septième de ses opéras, le second pour Bruxelles et en allemand après Medeamaterial, adaptation de la tragique Médée par un autre dramaturge allemand, Heiner Müller. « C’est le musicologue Harry Halbreich qui, après avoir écouté mes premières œuvres, m’a conseillé de lire la pièce de Kleist, rappelle Dusapin. J’avais 22 ans. Il avait décelé dans ma musique une force adaptée à l’extrême violence du sujet. Mais j’ai préféré attendre, mesurant la dimension surhumaine de la tragédie. Puis, la maturité venant, lorsque la Monnaie de Bruxelles s’est proposée de me commander un nouvel opéra, je me suis dit pourquoi pas Penthesilea. Je me sentais en effet mûr pour affronter cette histoire et en venir à bout. Il m’a cependant fallu quatre ans pour y parvenir, écrivant d’abord le livret dans la langue originale allemande avec le concours de Beate Haeckl, puis la musique. J’ai terminé la composition dans un état quasi-dépressif. »

Pascal Dusapin (né en 1955), Penthesilea. Photo : (c) Forster/Théâtre de la Monnaie de Bruxelles

Divisée en dix courtes scènes enchaînées sans interruption, se présentant tel un rituel, la partition est une totale réussite. A l’orchestre d’abord. Mais aussi sur le plan vocal, avec un sens de la phrase, de la respiration et du chant trop rare chez les compositeurs d’aujourd’hui. L’œuvre s’ouvre sur une simple et belle mélopée de la harpe évoquant l’enfance tandis que l’instrument renoue avec la lyre de la Grèce antique, bientôt rejointe par le cymbalum - tous deux ainsi que le chœur concluront l’œuvre. Soixante instrumentistes et une électronique bruissant dans le grave tel un faux-bourdon constant conçue par Thierry Coduys, fidèle collaborateur de Dusapin, coulent à jet continu dans les profondeurs des abysses de l’âme et ses déchirures exacerbées. Avec sa forme modale archaïsante et brute, l’on pense, en plus civilisé, à Iannis Xenakis dont Dusapin fut l’élève. Sous la battue de Franck Ollu, qui dirigea notamment la création de Passion de Dusapin à Aix-en-Provence en juillet 2008, l’Orchestre de la Monnaie reste en-deçà du potentiel de ce que l’audition de la part instrumentale laisse percevoir, à l’exception des violoncelles et contrebasses grondants exaltés par l’informatique en temps réel, tant l’on sent les musiciens contractés et raides de son. 

Pascal Dusapin (né en 1955), PenthesileaGeorg Nigl (Achille), Natascha Petrinsky (Penthesilea). Photo : (c) Forster/Théâtre de la Monnaie de Bruxelles

De cette « histoire d’amour très compliquée et autodestructrice » comme en convient le metteur en scène, Pierre Audi, qui s’est substitué en septembre à la metteuse-en-scène initialement prévue, a su traduire les méandres de l’action et sa progression dramatique avec une réalisation claire, nette et conforme au mythe et dans la continuité de sa propre pensée, bien que la transposition dans une usine d’équarrissage puisse dérouter - ce qui n’a pas été le cas pour le public de la première, qui a ovationné la production  après quatre vingt dix minutes d’une écoute particulièrement attentive. Décors et vidéo de la plasticienne belge Berlinde De Bruyckere, qui signe ici sa première scénographie d’opéra, jouent de dégradés de noir crûment éclairés pour dessiner contours et contenus d’une tannerie, suivant la transformation des peaux, qui évoluent du dépeçage de carcasses d’animaux jusqu’au stockage des produits finis sur de vastes racks, les vidéos présentant des gros plans de peaux brutes, tandis que Wojciech Diedzic s’est inspiré de costumes d’ouvriers-tanneurs (seule trace de couleurs, le visage de Penthesilea dans les derniers instants du spectacle. 

Pascal Dusapin (né en 1955), PenthesileaGeorg Nigl (Achille), Natascha Petrinsky (Penthesilea). Photo : (c) Forster/Théâtre de la Monnaie de Bruxelles

Malgré de petites faiblesses parmi les seconds rôles, les principaux personnages sont brillamment tenus : Natascha Petrinsky, qui s’était notamment illustrée à l’Opéra de Lyon voilà trois ans dans le Triptyque de Puccini (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2012/01/lopera-de-lyon-il-trittico-de-puccini.html) campe une hallucinante Penthesilea, Marisol Montalvo, qui s’était imposée dans Re Orso de Marco Stroppa Salle Favart en 2012 (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2012/05/avec-son-opera-re-orso-cree-samedi.html) et dans Pli selon pli de Pierre Boulez à la Philharmonie de Paris en février (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2015/02/matthias-pintscher-qui-dirigeait-pour.html) est une brûlante et tragique Prothoé, Georg Nigl, créateur de O Mensch! de Pascal Dusapin en 2011 (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2011/12/theatre-des-bouffes-du-nord-16-novembre_06.html), est un saisissant Achilles, Werner Van Mechelen un puissant Ulysse.

Bruno Serrou

Penthesilea sera repris à l’Opéra de Strasbourg du 26 au 30 septembre 2015  

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