mercredi 29 octobre 2014

Somptueuse intégrale de "Des Knaben Wunderhorn" de Gustav Mahler interprétée live et sur une toile de cinéma par Dietrich Henschel, éblouissant

Stavanger (Norvège), Stavanger Konserthus, Fartein Valen. Jeudi 23 octobre 2014

Stavanger, le Konserthus vu du port. Photo : (c) Bruno Serrou

« Au début était le paradis. Puis il y eut une pomme. Ensuite, il a fait froid. Alors que l’Amour pouvait être inventé, survint la guerre, qui prit l’Amour aux gens et les gens à l’Amour pour que les gens puissent être renvoyés au paradis »…

Gustav Mahler (1860-1911), à la fin des années 1890. Photo : DR

Le cycle poétique Des Knaben Wunderhorn (Du cor merveilleux de l’enfant) est la source de la création de Gustav Mahler. Né à Kaliště, village de la région de Vysočina aux confins de la Bohême et de la Moravie,  ayant grandi à Jihlava (Iglau), en Moravie, aux abords d’une caserne de l’armée autrichienne, Gustav Mahler a dès sa naissance été bercé par le folklore bohémien et la musique militaire, qu’il a très tôt intégrés dans sa propre création. Trois de ses neuf symphonies, vingt et un de ses quarante lieder se puisent dans ce recueil de cinq cents chansons populaires allemandes découvert par le compositeur en 1888. Publiés entre 1805 et 1808, ces textes ont été collectés par deux des premiers représentants du romantisme de Heidelberg, le Berlinois Joachim von Arnim (1781-1831) et le Rhénan Clemens Brentano (1778-1842). Il s’agit en fait de poèmes tombés dans le domaine public et transformés par la tradition orale, de la comptine à la légende, de la fable au conte fantastique, de la saynète à la ballade où le monde de l’enfance côtoie la mort et traverse la tragique réalité de la guerre.

Stavanger, la façade d'entrée du Konserthus. Photo : (c) Bruno Serrou

Elevé dans la misère, ayant perdu jeune une partie de sa fratrie, Mahler ne pouvait que s’identifier à l’univers de garnison et de vie sévère où les enfants meurent en bas âge. Très tôt, il se plongeait dans ces « véritables blocs de pierre à partir desquels chacun peut sculpter sa propre statue » (Mahler), coupant les textes, en réunissant plusieurs pour n’en faire qu’un, modifiant leur dessein pour mettre l’accent sur l’aspect dramatique de cet univers qu’il a mis en relief en introduisant des éléments comiques. En fait, à travers la diversité de ces textes, le compositeur ne cherche qu’à se livrer lui-même. Les premiers lieder sur le Wunderhorn sont composés pour voix et piano entre 1888 et 1891. Au nombre de neuf, ils sont intégrés au second livre des Lieder und Gesänge aus der Jugendzeit (Lieder et chansons de jeunesse) lors de leur publication en 1892, le sixième, Ablösung im Sommer (Relève en été, qui évoque un coucou en jouant de l’onomatopée kukuk, sera repris dans le troisième mouvement de la Symphonie n° 3 en ré mineur, « Ce que me content les animaux de la forêt », mais défait de la voix. Le second recueil est constitué de dix lieder pour voix avec accompagnement d’orchestre composés entre 1892 et 1899, année de sa publication. Le cinquième lied, Das himmlische Leben (La vie céleste), constitue le finale de la Symphonie n° 4 en sol majeur, le septième, Des Antonius von Padua Fischpredigt (Du sermon de saint Antoine de Padoue) constitue dans sa version muette le Scherzo de la Symphonie n° 2 en ut mineur « Résurrection », comme le neuvième, Urlicht (Lumière originelle), qui, confié à la voix de contralto, prélude douloureusement au finale de cette même symphonie, tandis que le dixième, Es sungen drei Engel (Trois anges chantaient), forme le cinquième mouvement (« Ce que me content les cloches du matin ») de la Symphonie n° 3 en ré mineur confié à la contralto solo et au chœur de femmes et d’enfants. Enfin, deux ultimes lieder puisés dans le Wunderhorn, Revelge (Réveil) et Der Tambourg’sell (Le petit tambour), seront publiés en 1905 avec les cinq Rückert Lieder.

Gustav Mahler, Wunderhorn. De gauche à droite : Detlev Glanert, Christian Vasquez, Clara Pons, Dietrich Henschel. Photo : (c) Emile Ashley

A partir de ces vingt-quatre lieder, le baryton allemand Dietrich Henschel, avec le soutient du palais de concerts De Doelen de Rotterdam producteur exécutif et initiateur du projet, a conçu un monodrame de quatre vingt dix minutes mêlant concert live se présentant sous forme de monologue avec orchestre et film de fiction muet réalisé par la réalisatrice belgo-catalane Clara Pons (1). Deux ans et demi de travail ont été nécessaires aux deux artistes, le baryton et la réalisatrice, de la conception à la réalisation du film, ce dernier étant tourné à la frontière franco-belge dans le secteur de la Ligne Maginot, dans les environs de Montmédy. Suivant un ordre fixé en fonction du scénario élaboré par Henschel et Pons qui part du paradis avec Das himmlische Leben pour y retourner en concluant sur Urlicht, après avoir traversé l’enfer terrestre, l’action débute sur l’expulsion prématurée d’Adam et Eve de l’Eden, expulsion qui est cycliquement répétée sur la terre, éradiquant progressivement toute lueur d’espoir et de bonheur. Ce parcours est sans échappatoire, une inexorable spirale qui ne s’avère pas immédiatement empli d’embuches. Le protagoniste central du film (qui est aussi le chanteur soliste) attend son exécution dans une cellule qui se présente comme une intuition de l’enfer. Dans une séquence de tendres et douces-amères rêveries, son passé tourne dans sa tête - ses espoirs, ses rêves, son amour, ses peurs, ses joies et ses souffrances. Il revit sa vie depuis le début - le voyage part démarre au paradis - jusqu’à sa fin au carrefour où un petit ange se tient tel une vigile. Le thème central de ce concert audio-visuel est la guerre, dont l’Homme est à la fois le responsable et la victime. « Nous avons conçu notre spectacle dans la perspective du centenaire de la Première Guerre mondiale, dit Dietrich Henschel. C’est pourquoi les protagonistes, le petit garçon (Elias Fret), la femme (Vera Streicher) et les deux soldats (Sébastien Dutrieux et moi-même), ainsi que les personnages qui ne font que passer, portent des vêtements du début du XXe siècle, et armements, habitations et mobilier sont ceux du début du premier conflit mondial. » Le temps s’écoule sur les quatre saisons. « Nous avons eu la chance de bénéficier durant le tournage de conditions qui ont réuni deux saisons à la fois, l’automne et l’hiver, le printemps et l’été », se félicite Clara Pons.

Gustav Mahler, Wunderhorn. Dietrich Henschel, Christian Vasquez et le Stavanger Symphony Orchestra. Photo : (c) Emile Ashley

Pour ce Wunderhorn, il a été nécessaire de donner tous les lieder dans les mêmes conditions. Choisissant l’orchestre, d’essence plus mahlérienne que le piano, il a été fait appel à un compositeur allemand, Detlev Glanert (né en 1960), pour orchestrer les lieder de jeunesse selon le même instrumentarium que les lieder entièrement instrumentés par Mahler. Considérant l’ampleur du projet, ses initiateurs ont dû réunir plusieurs producteurs pour assurer une tournée, qui les conduira de Norvège à la Grande-Bretagne, en passant par l’Allemagne, la Belgique, la France, la Hollande, le Luxembourg et la Suisse, tout en restant ouverts à d’autres institutions. A ce jour, sept coproducteurs participent à la réalisation du spectacle, le palais des concerts De Doelen de Rotterdam, le Théâtre de la Monnaie de Bruxelles, l’Orchestre de Chambre de Genève, la Tonhalle de Düsseldorf, l’Orchestre de Picardie, le Stavanger Symphonieorkest, le BBC Symphony Orchestra de Londres, avec la participation de l’Orchestre de la Résidence de La Haye.

Gustav Mahler, Wunderhorn. De gauche à droite : Dietrich Henschel, Christian Vasquez et le Stavanger Symphony Orchestra. Photo : (c) Emile Ashley

Donnée dans la plus grande des deux salles de mille neuf cents places chacune, celle en bois blond à la forme de boîte à chaussure agrémentée d’un orgue de soixante-six jeu encastré dans le mur au fond du plateau caché pour les besoins du film par un immense écran format cinémascope, du Konserthus de Stavanger, quatrième ville de Norvège avec un bassin de cent quarante et un mille habitants et capitale du pétrole norvégien. Dans cet extraordinaire édifice inauguré en 2011 conçu pour recevoir concerts, ballets et opéras, la première de Wunderhorn a constitué selon les dires des concepteurs du spectacle une répétition générale en vue de la tournée européenne qui doit commencer en mars prochain.

Gustav Mahler, Wunderhorn. Première partie. Photo : (c) Bruno Serrou

C’est sur un paysage champêtre, un arbre en bourgeons planté au cœur d’une prairie grasse et pentue d’où émerge une roche symbolisant le paradis et le pommier d’Adam et Eve, que commence ce cycle du Wunderhorn, tandis qu’au bas de l’écran sont disposés les musiciens du Stavanger Symphony Orchestra (SSO) dirigés par leur directeur musical, le Vénézuélien Christian Vasquez, issu de la même école initiée par José Antonio Abreu que Gustavo Dudamel, et que Dietrich Henschel se tient debout pour chanter le premier lied, Das himmlische Leben. Mais dès le deuxième des Wunderhorn Lieder, Verlor’ne Müh’ (deuxième des quinze lieder du cycle avec orchestre), le baryton s’assoit, effaçant ainsi sa silhouette pour laisser à l’image le soin d’évoquer l’esprit plutôt que la lettre des prochaines étapes du cheminement tragique du héros-soldat. Trois lieder de jeunesse de Mahler se présentent alors, Ich ging mit Lust durch einen grünen Wald (J’allais avec entrain à travers une verte forêt) suivi de Starke Einbilddungskraft (Puissante imagination) et de Aus! Aus! (C’est fini !) orchestrés par Detlev Glanert, dont le travail sonne trop opaque et monolithique en regard de la transparence, des rebonds et du pointillisme de l’orchestration de Mahler, particulièrement des cordes, trop touffues et aux textures trop sombres. Ce qui apparaît plus prégnant encore lorsque survient Revelge, pénultième Wunderhorn Lied que Mahler composa en 1899 et publia quatre ans plus tard avec les Rückert Lieder auquel s’enchaîne l’ultime Der Tambourg’sell (1901), puis Rheinlegendchen (Petite légende du Rhin, 1893), avant un autre lied de jeunesse dans la version Glanert, Selbstgefühl (Conscience de soi-même), orchestré trop épais et touffu, avec un tapis de cordes trop uniforme. Wer hat dies Liedlein erdacht? (Qui a inventé cette petite chanson ?, 1892) permet de retrouver la main créative de Mahler, avant Scheiden und Meiden (Séparation et fuite) où Glanert trouve enfin l’ingéniosité de son aîné réfrénée par des soli comme plaqués dans l’éther de la mélodie de timbre dont s’inspirera Arnold Schönberg. La première partie du spectacle se termine sur Der Schildwache Nachtlied (Le chant nocturne de la sentinelle, 1892), lied orchestré par Mahler dans lequel Henschel brosse un intime dialogue avec ses propres souvenirs des lascifs moments partagés avec une jeune fille.

Gustav Mahler, Wunderhorn. Seconde partie. Photo : (c) Bruno Serrou

La seconde partie de Wunderhorn s’ouvre sur le même paysage de prairie qu’au début du spectacle, cette fois couvert de neige parcourue de pas s’en allant vers l’horizon où s’étend un bois, tandis que l’arbre du paradis a perdu son feuillage sous un ciel blafard. Henschel et l’orchestre se lancent dans le douloureux voyage du soldat emporté dans la guerre avec Das irdische Leben (La vie terrestre, 1892-1893), scène dramatique à trois personnages au tour de conte cruel énoncé par un narrateur où un enfant affamé réclame du pain à sa mère, qui lui demande d’attendre avant de lui tendre enfin le pain qu’elle a préparé, mais il est trop tard, l’enfant étant mort dans l’intervalle. Les instruments se raréfient dans le cours du développement, mais le mouvement ne ralentit pas, à l’instar de la vie, qui continue, inexorable. Du coup, le contraste saisit entre les deux orchestres, celui de Mahler, squelettique et inquiétant, et celui de Glanert, garni et monochrome, dans Um schlimme Kinder artig zu machen (Pour rendre les enfants obéissants), où il est questions d’un père Noël distribuant des jouets aux enfants disciplinés et passant son chemin lorsqu’il se présente devant une maison d’enfants insoumis. Se présente alors le célèbre Des Antonius zu Padua Fischpredigt (1893) que Mahler a intégré à sa Deuxième Symphonie (Scherzo) où il est question du saint prêchant au bord du fleuve d’où les poissons viennent l’écouter en nombre, tandis que le mouvement perpétuel court sans cesse des clarinettes aux violons en passant par les divers pupitres de l’orchestre pour revenir à la première clarinette, étant à la fois le fleuve, le discours du prédicateur et le reflet des poissons. Difficile pour Glanert de se distinguer de cette extraordinaire orchestration de son modèle dans Ablösung im Sommer (Relève en été), où le coucou, qui meurt, s’efface pour être relayé par le rossignol. Suit le suffoquant Lied des Verfolgten im Turm (Chanson du prisonnier dans la tour, 1898-1899) composé sur une figure militaire où un homme privé de liberté rencontre une femme libre qui n’est qu’illusion, et qui inspire à Mahler un lied juxtaposant deux monologues dans des tonalités mineures pour le prisonnier, habité par l’idée fixe que les pensées sont libres, et majeures pour celle qui l’appelle à l’extérieur. Suivent trois lieder orchestrés par Glanert, Nicht wiedersehen! (Ne pas se revoir !), où la bien-aimée meurt de chagrin, Es sungen drei Engel tiré du finale de la Quatrième Symphonie mais que le compositeur allemand a synthétisé, et Zu Strassburg auf der Schanz (Sur les remparts de Strasbourg) où Mahler retrouve l’environnement de sa jeunesse, avec cet enfant enrôlé de force dans l’armée à qui l’on demande de se conduire en homme avant que la mort le fauche. Les quatre derniers lieder sont entièrement de la main de Mahler, cheminant de Trost im Unglück (Consolation dans le malheur, 1892) à la lumière rédemptrice d’Urlicht (Deuxième Symphonie) que l’on se surprend d’entendre chanté par un baryton, mais qu’Henschel transcende par une bouleversante humanité, en passant par Wo die schönen Trompeten blasen (Où soufflent les jolies trompettes, 1898-1899) où la figure du militaire devient le symbole singulièrement tragique de la destinée humaine dont la mort est la finalité assumée, et par Lob des hohen Verstandes (Eloge de la haute compétence, 1896), où l’on retrouve le coucou et le rossignol discourant sur un ton satirique afin de se départager sur la beauté de leur chant.

Gustav Mahler (1860-1911), Wunderhorn. Dietrich Henschel, Christian Velasquez et le Stavanger Symphony Orchestra. Photo : (c) Emile Ashley

Il convient de saluer la formidable performance de Dietrich Henschel, qui chante tous les lieder par cœur, sans jamais flancher malgré une fatigue due à un coup de froid attrapé dans la fraîcheur humide des soirées de Stavanger, s’immergeant dans la diversité des climats de chacun des volets du cycle, qu’il fait sien à la façon de saynètes jusqu’au plus secret du verbe, comme s’il était à la fois le soldat, l’enfant, la femme et, surtout, Gustav Mahler en personne. Le mot, chez lui, sonne de façon authentique, trouvant une résonance profondément humaine jusque dans la plus infime variation d’intensité, ne révélant aucune baisse d’acuité, la locution claire et le sens du mot étant continument d’une prégnante acuité. L’image, toujours bien léchée, et les personnages du film, tous séduisants et bien dans leurs rôles - Dietrich Henschel s’impose par sa présence et sa plastique d’acteur, n’hésitant pas à se montrer dans son humaine nudité -, dérange parfois l’écoute, détournant l’oreille au profit de l’œil, plus prompt à répondre aux sollicitations que l’ouïe, tandis que l’esprit se laisse volontiers porter à décrypter le non-dit, aidé par la musique de Mahler, d’une beauté inouïe. Cette dernière a été fort bien servie par le Stavanger Symphony Orchestra, qui n’a montré que d’infimes et passagères faiblesses, principalement côté cuivres, dirigé de façon nuancée et convaincue, sans baisse de tension, par Christian Vasquez.

Bruno Serrou

1) Wunderhorn sera présenté à Bruxelles (Flagey) le 13 mars 2015, Amiens le 9 avril, Compiègne le 11 avril, Londres (Barbican) le 15 avril, Rotterdam (De Doelen) le 23 avril et La Haye le 24 avril. D’autres villes sont en prospection. 

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