jeudi 11 septembre 2014

La sève de Daphné couronne le cent-cinquantenaire de Richard Strauss à La Monnaie de Bruxelles

Bruxelles (Belgique), Théâtre de la Monnaie. Mardi 9 septembre 2014

Théâtre de La Monnaie de Bruxelles. Richard Strauss (1864-1949), Daphné. Décor d'Alfons Flores pour la mise en scène de Guy Joostens. Photo : (c) Forster / La Monnaie

Le cent-cinquantenaire de la  naissance de Richard Strauss n’aura pas eu beaucoup d’écho en France. C’eut pourtant été l’occasion d’inscrire au répertoire des théâtres lyriques des ouvrages rares, qui valent bien plus que quantité d’opéras sans réel intérêt sortis des oubliettes de l’histoire ces dernières années sous des prétextes plus ou moins oiseux. Des œuvres comme Feuersnot (1901) dans lequel Strauss expose toute la musique de ses treize opéras suivants, le génial Intermezzo (1923), Hélène l’Egyptienne (1927/1933), Jour de Paix (1936) et l’Amour de Danaé (1940) restent inédites à la scène française. Il en aura été de même pour Daphné (1937), jusqu’en juin dernier, lorsque le Théâtre du Capitole de Toulouse en propose la création française, tandis qu’aucune scène lyrique parisienne ne daignait présenter la moindre production d’un opéra de Strauss, pas même de l’un des plus joués… Pourtant, Daphné a bien failli être créé en France à Paris dès septembre 1939, l’Opéra de Paris l’ayant même mis en répétition, quand la guerre survint…

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Richard Strauss (1864-1949) à sa table de travail dans sa maison de Garmisch. Photo : DR

Les amateurs de Richard Strauss désireux de découvrir un opéra qu’ils ne connaissent qu’au disque ou en version concert ne manqueront pas de se rendre ce mois-ci à Bruxelles. En effet, le Théâtre de La Monnaie inscrit pour la première fois Daphné, qui plus est dans une production de son cru qui s’avère réussie. Tragédie bucolique en un acte célébrant la nature et, comme de coutume chez Strauss, la femme, Daphné est une œuvre rare à la scène. Écrite sur un livret de Joseph Gregor (1888-1960), historien du théâtre alors directeur de la section théâtre de la Bibliothèque Nationale d’Autriche que recommanda Stephan Zweig à Strauss après son départ exil à Londres d’où il aidera son protégé incapable de concevoir un texte dramatique apte à satisfaire aux exigences du compositeur, ce treizième opéra de Strauss a été conçu en 1937 et créé à Dresde en 1938 dans le contexte historique que l’on sait, avec la montée en puissance du régime nazi pour toile de fond, l’Anschluss, l’annexion des Sudètes et la Nuit de cristal. Il s’agissait pour Strauss du premier volet d’un diptyque dont le second est Jour de paix, qui s’attache à la paix de Westphalie qu’Hitler cherchera de s’accaparer à l’insu du compositeur pour démontrer la volonté pacifique de son régime… Il en est de même pour Daphné. Cet amour pour la Grèce antique de Richard Strauss, qui le convainc de se lancer dans l’écriture de cet opéra, partagé avec nombre d’artistes allemands, est aussi allégué par Hitler, qui en use et abuse pour étayer ses théories, notamment lors du congrès de Nuremberg de 1933, où il déclare : « L’homme grec n’a jamais construit dans une perspective internationale, mais à la manière grecque, c’est-à-dire que toute race clairement prononcée écrit de sa propre main dans le grand livre de l’art, pour autant qu’elle ne soit pas, comme par exemple la race juive, dénuée personnellement de toute capacité artistiquement productive. »

Apollon et Daphné, d'après Le Bernin par Jean-Etienne Liotard (1736). Photo : DR

Commençant à travailler avec Gregor sur cet ouvrage dès 1935, Strauss allait rapidement éprouver de la méfiance à l’égard des compétences de son librettiste, qui n’avait guère le sens dramatique malgré sa connaissance théorique du théâtre. La relation avec Gregor est en effet extrêmement tendue, et suscite de profondes déceptions chez le compositeur. Ainsi, à propos de Daphné. « Daphné me plaît beaucoup, écrira Strauss à Gregor, cependant j’aurais souhaité dans l’action et dans la langue une concentration dramatique plus rigoureuse. C’est un défilé ininterrompu, pas la moindre trace de péripétie dans l’intrigue ; il manque une grande explication entre Apollon, Leucippe et Daphné… Ce devrait être une scène à la Kleist, sombre et pleine de mystère. Rien ne doit se passer dans la coulisse, pas même le meurtre de Leucippe. Du théâtre ! Pas de littérature ! » Strauss reprochera aussi des mots d’une « banalité de maître d’école, sans concentration sur un seul objectif, aucun conflit humain marquant ». Il faudra l’intervention de Clemens Krauss, futur co-librettiste de Capriccio, pour que le livret de Daphné acquière une forme quasi définitive, en avril 1936. Mais ce ne sera que lorsque Strauss arrivera à la composition de la scène finale que le texte sera vraiment achevé. Dans la transformation de Daphné en laurier, Strauss considèrera que le chœur s’adressant à l’héroïne tandis qu’elle se métamorphose est un non-sens dramatique. Il optera donc pour une disparition progressive de la voix de Daphné, qui exprimera de moins en moins de mots pour conclure sur une ultime mélodie vocalisée sans paroles, confiant au seul orchestre le soin de décrire la transformation. L’orchestre est dans l'ensemble de la partition aussi foisonnant que celui de Salomé ou de la Femme sans ombre, ajoutant aux quatre vingt seize musiciens de la fosse un orgue et un cor des alpes sur la scène.

Théâtre de La Monnaie de Bruxelles. Richard Strauss (1864-1949), Daphné. Sally Matthews (Daphné). Photo : (c) Forster / La Monnaie

Librement inspiré des Métamorphoses d’Ovide et des Bacchantes d’Euripide, Daphné conte l’histoire de la fille du dieu-fleuve Pénée et de la déesse Gaia (la Terre) que la flèche en plomb de Cupidon a dégoûtée de l’amour et rendue éprise de la nature mais dont la suprême beauté est convoitée par deux hommes, le berger Leucippe et le dieu Apollon, que la flèche en or avec laquelle Cupidon l’a transpercé a rendu fou amoureux de Daphné. L’action a donc pour cadre la mythologie grecque. Daphné, qui se refuse donc à l’amour, lui préférant la nature et la lumière qui la magnifie, repousse les avances de Leucippe, qui, pour l’approcher durant la fête donnée par ses parents en l’honneur de Dionysos, se déguise en femme. Apollon, que la beauté de la nymphe éblouit, cherche aussi à la séduire. Découvrant la supercherie du berger, le dieu crie au sacrilège et le transperce d’une flèche. Touché par les remords de Daphné, qui s’estime responsable de la mort du berger, Apollon demande à Zeus de la transformer en laurier pour qu’elle se fonde à jamais au sein de la nature qu’elle chérit et couronne à l’avenir de ses branches la tête des héros. Victime de la jalousie et de la couardise des hommes, Daphné donne à Strauss l’occasion d’assouvir sa haine des ténors depuis que l’un d’eux a saboté la création de son premier opéra, Guntram, en 1894, en confiant les rôles des rivaux à deux ténors, vingt-cinq ans après en avoir martyrisé un dans Ariane à Naxos (Bacchus).

Théâtre de La Monnaie de Bruxelles. Richard Strauss (1864-1949), Daphné. Peter Lodahl (Leucippe) et Sally Matthews (Daphné). Photo : (c) Forster / La Monnaie

La musique de Strauss est ici d’une fluidité, d’une tension, d’une sensualité exacerbée, toujours lumineuse et transparente, traduisant à la perfection la volupté brûlante de la Grèce antique et de l’Orient, dans la continuité non pas d’Elektra mais de Salomé, dont on retrouve souvent les traces, notamment dans les deux grands airs de l’héroïne et dans la scène dionysiaque, où la danse des sept voiles est sous-jacente. La partition, richement orchestrée mais toujours long cristalline, est un fleuve mouvant dans lequel l’auditeur se laisse emporter comme enveloppé dans une étoffe luxuriante.

Théâtre de La Monnaie de Bruxelles. Richard Strauss (1864-1949), Daphné. Sally Matthews (Daphné) et Eric Cutler (Apollon). Photo : (c) Forster / La Monnaie

La production du Théâtre de La Monnaie de Bruxelles se déploie dans une scénographie unique que Guy Joostens place dans un décor unique d’Alfons Flores  autour d’un grand escalier central, qui finira brisé, à l’aplomb d’un dispositif de panneaux d’où émergera le tronc et les branches d’un arbre géant, entouré de dégagements d’où s’exprimeront les chœurs et des personnages secondaires. Certes actualisée, la conception du metteur en scène belge se situe bel et bien dans l’esprit de l’œuvre, y compris la scène orgiaque, qui n’est pas sans rapports avec celle du Veau d’or de Moïse et Aron de Schönberg que Strauss n’a pourtant jamais entendu ni lu.

Théâtre de La Monnaie de Bruxelles. Richard Strauss (1864-1949), Daphné. La fête de Dionysos. Birgit Remmert (Gaia) et Iain Paterson (Pénée), en haut à gauche. Photo : (c) Forster / La Monnaie

La direction d’acteur de Joostens est irréprochable, magnifiquement servie par la Daphné féline au corps élastique de Sally Matthews, tandis que les deux ténors, Eric Cutler et Peter Lodahl, sont totalement investis par leurs personnages respectifs. La scène finale, difficile à réaliser puisqu’il s’agit de métamorphoser Daphné en laurier sur une musique ineffable tandis que la cantatrice vocalise dans l’extrême aigu de son registre sur un vélum de cordes et de harpe surnaturelles et quasi immatérielles, est finement réalisée, Daphné escaladant le tronc immense et l’infinité des branches de l’arbre sur lesquels elle monte telle la sève qui l’envahie.

Théâtre de La Monnaie de Bruxelles. Richard Strauss (1864-1949), Daphné. La fête de Dionysos. Sally Matthews (Daphné) et Peter Lodahl (Leucippe) en haut au centre. Photo : (c) Forster / La Monnaie

La distribution est quasi parfaite, avec deux ténors de grande classe, le magistral Apollon d’Eric Cutler, timbre superbe, musicalité irréprochable, ligne de chant impeccable, voix puissante et sûre, stature noble et altière. Le Leucippe de Peter Lodahl est lui aussi sans tâche, et ne force pas plus que son rival. Sally Matthews, malgré un vibrato un peu large, a la voix et le physique de Daphné, timbre lumineux, voix aérienne, geste souple et sensuel, lui permettent d’incarner une Daphné pleine de sève, vive, spontanée, émouvante. La basse Iain Paterson (Pénée) et la contralto Birgit Remmert (Gaia) complètent magistralement ce remarquable plateau que le chœur et ses solistes enrichissent.

Théâtre de La Monnaie de Bruxelles. Richard Strauss (1864-1949), Daphné. Eric Cutler (Apollon), Peter Lodahl (Leucippe), Sally Matthews (Daphné). Photo : (c) Forster / La Monnaie

Dirigé sans faiblesse et avec flamme par Lothar Koenigs, qui s’était déjà illustré dans la fosse de La Monnaie en janvier 2010 dans Elektra du même Richard Strauss, l’orchestre de l’Opéra de Bruxelles, malgré de légères défaillances et de petites imperfections, notamment dans la fluidité et la finesse des textures, répond avec ferveur aux sollicitations du chef allemand, qui transmet la volupté et le lyrisme ardent de l’écriture straussienne, suscitant un large nuancier sans jamais couvrir les chanteurs tout en les enveloppant de sonorités de braise et de chair. 

Bruno Serrou

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