lundi 24 février 2014

A Lyon, un sémillant Comte Ory de Rossini perturbé par un vent froid venu de Saxe

Lyon, Opéra national de Lyon, vendredi 21 février 2014

Gioacchino Rossini (1792-1868), le Comte Ory. Acte II. Dmitry Korchak (comte Ory), Désirée Rancatore (comtesse Adèle), Antoinette Dennefeld (Isolier). Photo : (c) Opéra national de Lyon, DR

Coïncidence singulière, trois heures avant le lever de rideau vendredi à l’Opéra de Lyon sur une nouvelle production mise en scène par un fidèle du lieu, Laurent Pelly, de l’un des opéras bouffes les plus désopilants de Gioacchino Rossini, le Comte Ory, le directeur du deuxième théâtre lyrique de France depuis 10 ans, le Belge Serge Dorny, apprenait par un communiqué de presse son éviction du Semperoper de Dresde qui l’avait pourtant nommé en fanfare Intendant voilà cinq mois. « Je n’ai pas pris au dépourvu la ministre de la Culture de Saxe, Mme von Schorlemer, remarquait Dorny vendredi. Dès le début, mon projet a été de mettre toutes les forces du Semperoper, orchestre, opéra, ballet sur un pied d’égalité pour un objectif commun, le service de la musique et du public. Contrairement à ce qu’affirme Mme Schorlemer, équipes techniques et artistiques partageaient mes vues et souhaitaient travailler ensemble avec la même force. Seul le directeur musical, Christian Thielemann, s’y opposait, la réputation de la Staatskapelle de Dresde donnant à ses yeux la primauté à l’orchestre sur tout le reste. Mes tentatives de rencontre avec la ministre et de discussion avec M. Thielemann sont restées lettre morte. Si bien que j’avais posé une date butoir : si le 26 février, rien n’avait été arrêté, je donnais ma démission. Les tutelles saxonnes ont préféré ne pas me donner de réponse et prendre les devants. » 

Serge Dorny. Photo : DR

Thielemann reste donc le seul maître à bord de l’un des théâtres lyriques les plus prestigieux au monde, ce qui rappelle la mésaventure d’Henri Maier dans une ville voisine, lorsque, peu après le renouvellement de son contrat à la direction de l’Opéra de Leipzig, le directeur musical italien de l’Orchestre du Gewandhaus, Riccardo Chailly, eut raison de lui avec l’appui des autorités qui venaient pourtant de rengager le Français. Quoi qu’il en soit, voilà assurément une excellente occasion, espérons-le, pour la ville de Lyon de garder l’un des plus brillants intendants d’Opéra d’Europe…

Gioacchino Rossini (1792-1868), le Comte Ory. Acte I. Photo : (c) Opéra national de Lyon, DR

Les démêlés du directeur de l’Opéra national de Lyon futur-ex-directeur de l’Opéra d’Etat de Dresde avec les autorités saxonnes n’ont pas empêché la première du Comte Ory de Rossini de se dérouler joyeusement, ce qui se passait sur le plateau ne prêtant en aucun cas à la morosité.

Affiche de l'Opéra national de Lyon

Composé en 1828, le Comte Ory est le premier opéra du « Cygne de Pesaro » directement écrit en français. Ce que l’on peut d’ailleurs regretter, le texte d’Eugène Scribe et Charles Delestre-Pirson étant insipide et grivois. Pourtant, sur un ton guilleret et énergique, Rossini entraîne vaillamment son public au cœur du moyen-âge dans le tourbillon des frasques d’un comte libertin, qui, au fil de deux actes agrégeant farce et lyrisme, tente vainement de séduire une vertueuse châtelaine dont l’époux est parti aux croisades. Pour parvenir à ses fins, il se déguise en ermite, s’introduisant ainsi sans encombre auprès de la belle. Démasqué, il se fait passer pour une nonne. Tant et si bien que l’ouvrage en devient un joyau d’humour primesautier, cet opéra bouffe conçu pour l’Opéra de Paris réutilise nombre d’airs du Voyage à Reims écrit en 1825 pour le couronnement de Charles X. Cette seconde mouture d’un ouvrage de circonstance est en fait la pénultième partition scénique de Rossini.

Gioacchino Rossini (1792-1868), le Comte Ory. Acte I. Dmitry Korchak (comte Ory), Désirée Rancatore (comtesse Adèle). Photo : (c) Opéra national de Lyon, DR

L’action qui ne cesse de rebondir donne à Rossini l’occasion de tirer parti du travestissement et de nombreuses scènes de genre, avec ensembles et finales menés tambour battant. Transposant l’action de nos jours, Laurent Pelly place le premier acte dans un gymnase où est organisée une kermesse au cours de laquelle le comte-ermite devenu fakir donne une conférence, tandis que le second acte se déroule dans la demeure de la comtesse entourée de ses dames de compagnie dont les appartements défilent sous les yeux du public, de la cuisine à la salle-de-bain de la comtesse en passant par son salon, sa salle-à-manger et sa chambre, où a lieu une nuit partie à trois dans le grand lit. Théâtre et chant se combinent délicieusement, et le spectateur a du mal à reprendre souffle. Les chanteurs s’en donnent à cœur joie. La distribution, qui s’avère excellente, est menée rondement par Dmitry Korchak, ténor de gracia souple et solide qui campe un comte intrépide, Désirée Rancatore, Adèle à la voix agile et inflexible jusque dans l’aigu le plus tendu, Antoinette Dennefeld entreprenant Isolier rival d’Ory qui a tout d’un Oktavian du Chevalier à la rose, et Jean-Sébastien Bou, magistral Rimbaud acolyte d’Ory. Seule faille de cet excellent spectacle, la direction de Stefano Montonari, au look de GI en marcel - n’aurait-il que le style vestimentaire à sa disposition pour affirmer sa personnalité ? - est brutale et raide,  alors que la musique de Rossini, la mise en scène et la scénographie de Pelly sont enivrement et sensualité.

Bruno Serrou

jeudi 20 février 2014

Mark André, invité du Festival Présences de Radio France 2014, porte un regard éclairant sur la vie musicale entre Berlin et Paris

Mark André (né en 1964). Photo : SWR

« L’Allemagne a une relation différente de la France avec l’affect, la foi en Dieu, l’exigence réflexive, ce qui permet de ne pas passer pour simplet. Ce qui, pour moi croyant de confession protestante, est la question centrale. » Français, le compositeur Mark André ne voit pas de divergences fondamentales entre l’Allemagne et la France musicales d’aujourd’hui. « Je ne sens pas d’antagonismes entre ces pays autre qu’une relation plus saine en Allemagne entre les esthétiques. Elle est liée au centralisme français jusque dans l’enseignement supérieur de la musique, limité à deux conservatoires nationaux, alors qu’en Allemagne les centres d’enseignement sont multiples. »

Mark André, compositeur des plus doués de sa génération, est la parfaite illustration du cycle Paris-Berlin du 24e festival Présences que Radio France consacre à la création musicale d’aujourd’hui (1). Né dans une famille franco-allemande le 10 mai 1964 à Paris, où ses parents travaillaient aux Studios Eclair, André fait ses études au Conservatoire de Paris avec Claude Ballif et Gérard Grisey. En 1993, il reçoit une bourse du ministère des Affaires étrangères qui le conduit à étudier à Stuttgart avec Helmut Lachenmann dont il devient un proche. Parallèlement, il achève ses études de musicologie à l’Ecole normale supérieure de Paris et au Centre d’études supérieures de la Renaissance à Tours. Compositeur en résidence à l’Akademie Schloss Solitude de Stuttgart, puis à la Radio de Freiburg et Baden-Baden et à l’Opéra de Francfort, il est pensionnaire à la Villa Médicis à Rome, enfin en résidence à Berlin, où il vit désormais. Après avoir enseigné au Conservatoire de Strasbourg, il est professeur de composition en Allemagne. « En France, les grands compositeurs sont essentiellement à Paris, tandis qu’en Allemagne, ils sont partout, constate André. György Ligeti était à Hambourg, Hans Werner Henze à Cologne, Helmut Lachenmann est à Stuttgart, Wolfgang Rihm à Karlsruhe, Jorg Widmann à Freiburg, Ernö Poppe à Berlin, etc. Pour ma part, j’enseigne à Dresde et Francfort. Les Français ne vont pas étudier en Allemagne. Mes élève sont allemands, bien sûr, mais aussi japonais, canadiens, états-uniens. En France, les milieux musicaux comprennent mal mon éloignement, et je suis plus ou moins considéré comme un traître. » S’il dit ne plus être au fait de ce qui se passe en France, André n’en admire pas moins des compositeurs comme Gérard Pesson, Frédéric Durieux, Bruno Mantovani. « La présence de l’Allemand Matthias Pintscher à la tête de l’Ensemble Intercontemporain à Paris est prometteur, se félicite André. Nous nous fréquentons depuis longtemps, et nous avons plusieurs projets à Paris ensemble. »

Le 2 mars 2014, son opéra Wunderzaichen sur un livret de Patrick Hahn adapté du Nouveau Testament est créé à l’Opéra de Stuttgart dans une production dirigée par Sylvain Cambreling et mise en scène par Jossi Wieler et Sergio Morabito.

Bruno Serrou
1) Du 13 au 25 février 2014


[Article paru dans le quotidien La Croix daté samedi 15, dimanche 16 février 2014]

mercredi 19 février 2014

Chostakovitch finale de l'Orchestre du Théâtre Mariinsky et de son chef charismatique Valery Gergiev

Paris, Salle Pleyel, dimanche 16, lundi 17 et mardi 18 février 2014

Valery Gergiev. Photo : Veronique Lentieul, DR

Le Mariinsky, ex-Kirov, a été le cadre de la création des deux opéras de Dimitri Chostakovitch. L’orchestre de ce théâtre est de ce fait l’un des plus légitimement appropriés à jouer la musique du plus célèbre des compositeurs russes du XXe siècle aux côtés d’Igor Stravinski, Serge Prokofiev et Serge Rachmaninov. Même si ce n’est pas lui mais son proche voisin, l’Orchestre Philharmonique de Saint-Pétersbourg, ex-Leningrad, qui a créé plusieurs symphonies du compositeur sous la direction de son légendaire directeur musical, Evgueni Mravinski... 

Valery Gergiev et l'Orchestre du Théâtre Marinsky. Photo : (c) Véronique Lentieul, DR

C’est devant des salles légèrement plus clairsemées que lors des deux premières vagues de trois jours, du moins les deux premiers soirs, que s’est terminée la série de neuf concerts présentant en un an la totalité des symphonies et concertos de Dimitri Chostakovitch (1906-1975) par l’Orchestre du Théâtre Mariinsky de Saint-Pétersbourg dirigé par son directeur général Valery Gergiev (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2013/01/valeri-gergiev-et-lorchestre-du-theatre.html et http://brunoserrou.blogspot.fr/2013/12/la-deuxieme-vague-de-lintegrale-des.html). Il faut dire que la période était moins favorable, ces trois concerts concordant avec le début des vacances d’hiver pour les Parisiens, mais ce n’est apparemment pas la seule raison, puisque celui de mardi était archi-comble, le grand public ayant été assurément attiré par la présence à l’affiche du violoniste Vadim Repin.

Valery Gergiev. Photo : (c) Véronique Lentieul, DR

Mais avant d’évoquer ces concerts, je tiens une fois encore à manifester mon agacement devant l’incapacité du public parisien à se concentrer sur l’écoute des œuvres qui lui sont proposées, surtout dans les moments les plus intimistes, ne craignant pas de rompre l’enchantement des mesures finales d’une œuvre concluant le concert entier annihilé de ce fait par des grattements de gorge bruyants, des toux non-contenues tandis que l’orchestre s’éteint dans de célestes pianississimi, ou encore des applaudissements intempestifs heureusement vite réfrénés par les voisins tandis que le chef maintient ses bras loin du corps pour imposer le silence à la fin de la Huitième Symphonie

Cette troisième vague de l’intégrale Chostakovitch aura permis d’écouter les deux concertos pour violon et les deux symphonies les plus populaires du compositeur russe, les Septième et Huitième, deux « symphonies de guerre ».

Concerto n° 2 pour violon et orchestre, Symphonie n° 7 « Leningrad »

Alena Baeva. Photo : (c) Véronique Lentieul, DR

Le premier concert s’est ouvert sur le Concerto n° 2 pour violon et orchestre en ut dièse mineur op. 129, créé à Moscou le 29 octobre 1967 par David Oïstrakh, à qui il est dédié à l’instar du premier, beaucoup plus célèbre car plus virtuose que son cadet. Le ton narratif du Moderato initial de ce second concerto a auguré du climat de l’ensemble des trois concerts, durant lesquels Gergiev aura conté une véritable épopée en six volets, chacune des œuvres ayant été déployée en une seule entité, les pauses entre les mouvements étant réduites au minimum, voire carrément effacées. Moins exigeant côté technique que le premier, le second concerto n’en est que plus expressif et varié quant au fond, avec la mélodie au chromatisme épanoui du mouvement liminaire aux brèves saillies d’adrénaline, la chaude nostalgie de l’Adagio où le violon dialogue à la fin avec le cor solo aux nobles élans, et un finale primesautier où l’agressivité sonore propre au compositeur fait une courte apparition. Jouant avec partition, la violoniste russe de 29 ans originaire du Kazakhstan vivant à Luxembourg Alena Baeva a donné de son magnifique Stradivarius aux sonorités brillantes et charnelles une interprétation lumineuse et d’une musicalité extrême, chantant à plein poumon avec les solistes de l’orchestre dont le merveilleux cor solo au son droit et onctueux qui reste anonyme parmi les six dont les noms figurent globalement dans le programme de salle.

Deux des six membres de la section des cors de l'Orchestre du Théâtre Mariinsky. Photo : (c) Veronique Lentieul, DR

En écho au concerto le moins célèbre de Chostakovitch, c’est la symphonie la plus populaire qui était programmée, la Septième en ut majeur op. 60 « Leningrad », qui doit sans doute son renom au succès fulgurant qu’elle connut aux Etats-Unis, où elle a été donnée pour la première fois le 19 juillet 1942 sous la direction d’Arturo Toscanini et diffusée en direct sur les ondes de la NBC. Conçue en juillet 1941 sous forme de poème symphonique, achevée pendant le siège par l’armée allemande de la ville de Leningrad, où vivait Chostakovitch et où l’activité culturelle continuait à s’épanouir malgré les bombes et la famine, constituant ainsi un support moral aux habitants. C’est ainsi que cette partition la plus longue de Chostakovitch, avec une durée de plus d’une heure vingt, prit la dimension de symbole de la résistance soviétique contre le nazisme. L’Allegretto initial est d’ailleurs la traduction sonore d’une invasion guerrière avec ce rythme de marche qui broie tout sur son passage, y compris le thème initial qui semble carrément passer au laminoir. Pourtant, dans ses Mémoires, le compositeur précise que l’œuvre ne serait pas dédiée au Leningrad de la guerre mai à celui des purges staliniennes qui ont précédé. Plus badin, le deuxième mouvement marque une pause au milieu de la tempête, avec son caractère lyrique et suave, et ses nombreux solos instrumentaux qui semblent se délecter d’une polyphonie sautillante, d’où sourd des relents de bataille avec quelques fanfares belliqueuses. Ouvert sur un choral qui fait songer à Bach et à Stravinski, l’Adagio est une sorte de prière plus ou moins laconique entrecoupée de menaces de l’envahisseur jusqu’au retour vers la sérénité qui débouche sur le choral du début. Ouvert sur un thème hésitant ébauché aux cordes, le finale a d’abord le caractère sombre d’une marche funèbre qui ramène au climat du premier mouvement, qui conduit à l’apothéose triomphale qui aura longtemps hésité à s’imposer. Valery Gergiev tend cette œuvre tel un arc, construisant ses crescendo de façon magistrale, du pianissimo quasi inaudible au fortissimo le plus terrifiant, assuré que son orchestre tiendra quoi qu’il arrive, sans faillir, du son le plus ténu jusqu’au plus puissant. Côté cuivres, il a choisi les instrumentistes capable de ne pas vibrer, pour projeter des sons droits que les musiciens occidentaux les plus aguerris sont seuls capable de produire. 

Symphonies n° 8 et n° 12 « Année 1917 »

Valery Gergiev et l'Orchestre du Théâtre Mariinsky. Photo : (c) Véronique Lentieul, DR

La Huitième Symphonie de Chostakovitch, conçue durant l’été 1943, est elle aussi le fruit de l’un des moments les plus sombres de l’Histoire, celui de l’année-charnière de la Seconde Guerre mondiale qui marqua le début de la fin de l’Allemagne nazie. Il s’agit donc, comme la Septième, d’une symphonie de guerre, une partition majeure du compositeur russe alors sous le choc de la bataille de Stalingrad que venaient de remporter les troupes soviétiques. L’œuvre est construite en cinq mouvements déployés sur un peu plus d’une heure, les trois derniers formant un cycle indivis ouvert sur une marche infernale qui évoque clairement une trouée de chars et de fantassins conduisant à une flambée de violence terrifiante, plus impressionnante encore que toutes celles qui ponctuent la partition entière, notamment dans l’Allegro du mouvement initial. Le tout a été rendu avec une précision extraordinaire par la direction fluide de Valery Gergiev suivie avec maestria par des pupitres de l’Orchestre du Théâtre Mariinsky d’une grande cohésion, trouvant sans forcer notamment dans l’admirable scène de bataille les couleurs dramatiques tenant de l’épopée de tout un peuple, jouées avec un mordant et une conviction plus fruste et moins luxuriante que les musiciens de l’Orchestre de Cleveland dirigés par Franz Welser-Möst le 12 novembre dernier dans cette même Salle Pleyel (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2013/11/luxuriante-8e-symphonie-de.html). 

Les deux principaux percussionnistes de l'Orchestre du Théâtre Mariinsky. Photo : (c) Véronique Lentieul, DR

Avec le Mariinsky et Gergiev, l’on a retrouvé cette force brute, cette acidité rêche, cette sauvagerie barbare, cette rusticité que savent si naturellement restituer les orchestres russes, notamment côté cuivres, avec ces sons vibrés absents la veille, et qui restent profondément ancrés dans les orchestres russes, malgré l’évolution considérable du parc instrumental, et qui excellent dans les pianissimi et dans les nombreux soli que compte la partition joués avec une précision et une délicatesse dignes des meilleures phalanges américaines.

A l’instar des Deuxième, Troisième et Neuvième, la Symphonie n° 12 en ré mineur op. 112, qui précédait la Symphonie n° 8 ce lundi 17 février, est l’un des maillons faibles du cursus de quinze partitions du genre laissées par Chostakovitch. Homogénéité et puissance (excessive) de l’orchestre, qui a effectué un remarquable sans-faute, ont néanmoins réussi à maintenir plus ou moins l’intérêt durant le long le déploiement de cette œuvre composée en 1961 et dédiée à la mémoire de Lénine dans laquelle Chostakovitch semble célébrer de façon contrainte la deuxième révolution russe, celle de l’« Année 1917 ».

Concerto pour violon et orchestre n° 1, Symphonie n° 11 « L’année 1905 »

Vadim Repin. Photo : (c) Véronique Lentieul, DR

Le cycle Chostakovitch par Gergiev s’est finalement conclu sur deux oeuvres créées à deux ans d’intervalle, dans la seconde moitié des années cinquante. Rêche et acide, le Concerto pour violon et orchestre n° 1 en la mineur op. 77/99 de Dimitri Chostakovitch a été composé en 1947-1948 en quatre mouvements aux titres évocateurs (Nocturne, Scherzo, Passacaille, Burlesque). Il s’agit de la plus longues des œuvres concertantes de Chostakovitch. Elle ne devait être créée que sept ans après son achèvement, le 29 octobre 1955, par David Oïstrakh, son commanditaire, et l’Orchestre Philharmonique de Leningrad dirigés par Evgueni Mravinski. Dans l’intervalle, Chostakovitch, visé par la vindicte du censeur Andreï Jdanov, avait dû mettre son concerto dans un tiroir pour répondre à des commandes instantes émanant du gouvernement soviétique. Dans cette œuvre très personnelle, seul le mouvement initial chante, les trois autres étant plus saccadés et tortueux, à commencer par le Scherzo que David Oïstrakh disait « maléfique, démoniaque et épineux ». L’ample Passacaille a l’ambiguïté d’une méditation au tour pompeux qui se conclut sur une imposante cadence débouchant sur une joyeuse fête populaire d’un entrain irrésistible qui reprend indistinctement le thème de la passacaille. La partie soliste, d’une virtuosité époustouflante voire suffocante tel une course vers l’abîme, a été tenue par Vadim Repin, qui, malgré ses indéniables qualités, n’a pas toujours maîtrisé les difficultés techniques, jouant souvent sous la note, comme si Chostakovitch avait pour habitude d’utiliser le micro-intervalle, surtout dans le Nocturne initial, tandis que les trois mouvements vifs s’enchaînant qui suivent sont apparus raides et sans couleurs. Assurément conscients de ses défaillances, et devant l’insistance du public qui réclamait un bis, Repin, avec le soutien de Gergiev, qui, avec l’infaillible participation de son orchestre, l’a enveloppé de timbres triomphants sans jamais couvrir son soliste, reprit la fin de la cadence pour filer une seconde fois le Burlesque (Allegro con brio) final, dont il a offert une interprétation plus libérée mais toujours contrainte, qui conduit à s’interroger sur le devenir de cet artiste de grand talent.

Orchestre du Théâtre Mariinsky, la section des trompettes. Photo : (c) Véronique Lentieul, DR

Ecrite pour le quarantième anniversaire de la Révolution d’Octobre mais commémorant la première révolution ouvrière russe, avortée, de 1905, créée à Moscou le 30 octobre 1957, la Onzième Symphonie en sol mineur « L’année 1905 » de Chostakovitch est en fait un poème symphonique d’une heure en quatre mouvements (les deux derniers s’enchaînant brutalement), chacun étant doté d’un sous-titre glorifiant la révolution en faveur d’un régime qui aura brisé toute résistance. Pour mieux en souligner l’objet, le compositeur utilise quantité de chants populaires et révolutionnaires auxquels il associe deux citations de ses propres œuvres et un passage d’une opérette de son élève Georgy Sviridov, les Petites Flammes. La symphonie émane d'un unique matériau, âpre, d’une raideur si singulière qu’elle en devient un implacable monolithe d’une sècheresse heureusement inégalée dans la création du compositeur soviétique, ce qui en fait la partition la moins convaincante de son auteur tant ses contours tiennent de la propagande la plus débridée. Pour évoquer les massacres de 1905 à Saint-Pétersbourg de manifestants pacifiques par les troupes tsaristes, particulièrement dans l’Allegro (« le 9 janvier »), événement précurseur de la Révolution de 1917 déjà chanté par le Tchèque Leoš Janáček dans sa Sonate pour piano, le compositeur russe fait appel à un orchestre conséquent pour chanter la puissance d’un peuple en marche et la violence de la répression. Ce qui a valu à Chostakovitch son retour en grâce auprès des autorités soviétiques, qui lui ont attribué le Prix Lénine 1958.

Photo : (c) Véronique Lentieul, DR

Emportant l’œuvre avec une vivacité extrême, tout en sollicitant des couleurs brûlantes et étincelantes, Valery Gergiev a judicieusement amenuisé son côté musique de propagande, s’attardant pour magnifier les moments où le compositeur se laisse aller à son souffle naturel, donnant ainsi une densité implacable au climat d’anxiété excessif dont le pathos dégoulinant submerge la partition entière. Ample, vigoureuse, gommant les aspects pompeux et bruts de fonderie de l’écriture et du matériau de Chostakovitch, la vision de Gergiev est parfaitement servie par l'Orchestre du Théâtre Mariinsky, qui répond avec ferveur aux sollicitations de son directeur musical, s’avérant précis et onctueux, ce qui tend à donner à cette messe de gloire à la révolution soviétique une tournure dramatique insoupçonnée. 

Bruno Serrou

lundi 17 février 2014

Les Wagner d’Anja Kampe et Robert Dean Smith sur une autre planète que ceux de l’Orchestre National de Lille et Jean-Claude Casadesus

Paris, Salle Pleyel cycle « Les Grandes Voix », samedi 15 février 2014


Robert Dean Smith (ténor) et Anja Kampe (soprano). Photo : DR

Le type de concert proposé par Les Grandes Voix samedi Salle Pleyel est assez frustrant. Surtout lorsqu’il s’agit d’opéras de Richard Wagner. Une troisième voix, voire une quatrième, auraient permis de moins « sabrer » dans les partitions, pourtant « retravaillées » par le chef d’orchestre de la soirée, le toujours jeune quasi-octogénaire mais un peu routinier Jean-Claude Casadesus. Chacune des deux parties de la soirée était consacrée à un ouvrage wagnérien parmi les plus « populaires » - terme guère adapté il est vrai à la musique du maître saxon -, Die Walküre avec le seul premier acte commencé par le prélude suivi directement des appels Wälse lancés à pleins poumons par Siegmund et de ce fait coupé de vingt minutes, le rôle de Hunding passant par pertes et profits, et Tristan und Isolde présenté dans un montage réalisé à partir du prélude du premier acte, le sublime duo d’amour de l’acte II avec les tendres hymnes la nuit de Brangäne étaient évoqués à l’orchestre seul, tandis que la scène se terminait abruptement sur des accords molto-pesante pour enchaîner directement sur le prélude du troisième acte s’effaçant pianissimo sur les appels du cor anglais pour fondre dans le premier accord de l’immolation d’Isolde… Quatre rôles confiés à deux chanteurs aux timbres fusionnant de façon quasi idéale, Anja Kampe et Robert Dean Smith.

Anja Kampe. Photo : DR

L’on se souvient de la somptueuse prestation d’Anja Kampe en Sieglinde dans Die Walküre au Théâtre des Champs-Elysées en avril 2012 avec les forces de l’Opéra de Bavière, mais aussi dans celle gravée au disque sous la direction de Valery Gergiev dans la production du Théâtre Mariinsky. L’on a retrouvé samedi ses immenses qualités, dans Sieglinde mais aussi déployés dans Isolde, personnage où la soprano italienne d’origine allemande est d’une aisance plus épanouie encore, son interprétation de feu et de passion y étant exacerbée. L’amante-jumelle fille de Wälse, l’amour dévorant du filtre d’Isolde acquièrent avec elle une densité et une vitalité prodigieuses. Cette incarnation extraordinaire repose à la fois sur une voix large, des graves sombres galvanisés par des aigus superbement projetés et une stature d’écorchée vive que l’affection de Siegmund et la passion dévorante de Tristan ont du mal à rasséréner. Sa scène finale de Tristan und Isolde, hallucinante, a tiré les larmes d’un public qui, tétanisé sur les profonds fauteuils de Pleyel, a longuement retenu son souffle avant de noyer son émotion sous des bordées d’applaudissements sans fin.

Robert Dean Smith. Photo : DR

De sa voix fluide, aérienne et d’une relative fragilité, le ténor états-unien Robert Dean Smith, qui s’était notamment illustré en 2010 dans la Ville morte de Korngold à l’Opéra de Paris où il sera en avril prochain Tristan aux côtés de l’Isolde de Violeta Urmana, rend ces personnages brûlés par l’amour que sont Siegmund et Tristan singulièrement touchants.

Jean-Claude Casadesus. Photo : DR

En regard de ces deux valeureux chanteurs, qui démontrent combien la tradition du chant wagnérien est loin d’être éteinte, même si la vaillance n’est plus ce qu’elle était jusque dans les années 1970, l’Orchestre National de Lille n’aurait pas démérité, s’il avait été dirigé par une baguette plus convaincue que celle de son directeur musical depuis trente-huit ans, Jean-Claude Casadesus. Il se trouve en effet du laisser-aller dans cette direction machinale, et, s’il est vrai que les effectifs de cordes n’étaient pas assez fournis, surtout côté basses (altos, violoncelles et contrebasses), ce qui aura le plus gêné ce sont les approximations des cuivres, une rythmique pesante, les nombreux décalages entre les pupitres et, surtout, entre l’orchestre et les voix, les premiers courant souvent après les seconds, les chanteurs, portés par leurs rôles, s’exprimant en apesanteur tandis que les instrumentistes étaient comme plaqués au sol. 


Orchestre National de Lille. Photo : DR

Il convient néanmoins de saluer de belles individualités, comme le violoncelle solo Grégorio Robino et le cor anglais Philippe Gérard. Mais l’Orchestre National de Lille n’a rien des couleurs et des alliages d’un orchestre wagnérien, sa direction est elle-même monochrome et sans relief, ce qui rend atone l’orage du prélude de La Walkyrie, les tensions sismiques de ceux de Tristan et la suavité des appels de Brangäne…

Bruno Serrou


vendredi 14 février 2014

L’Orchestre national de France ouvre en fanfare la 24e édition du Festival Présences de Radio France

Paris, Théâtre du Châtelet, jeudi 13 février 2014

Ilan Volkov. Photo : DR

C’est avant tout la qualité de la prestation de l’Orchestre National de France qu’il convient de saluer au terme de sa prestation durant la soirée d’ouverture de la 24e édition de Présences, festival de musique contemporaine de Radio France. Sous la direction fervente et nuancée du chef israélien Ilan Volkov, la première phalange symphonique de Radio France a remarquablement servi des œuvres nouvelles à son répertoire, plus ou moins ardues à jouer, réclamant en tout cas des pupitres solistes une concentration et une virtuosité à toute épreuve.

Sabine Toutain. Photo : DR

Devant une salle du Théâtre du Châtelet plus clairsemée que de coutume pour cette manifestation, où les compositeurs se sont faits rares à quelques exceptions près, comme Betsy Jolas, François Bayle ou Bernard Cavanna entre autres et parmi les plus notables, le concert s’est ouvert sur le second concerto pour alto de la semaine, après celui de Béla Bartók évoqué ici-même hier (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2014/02/tabea-zimmermann-enflamme-lorchestre-de.html). Cette fois encore, la partie soliste était tenue par une altiste, Sabine Toutain, qui succédait ainsi à Tabea Zimmermann, toutes deux nées la même année 1966. Alto solo de l’Orchestre National de France, créatrice entre autres de Chant II de Ramon Lazkano en 1989, dédicataire d’Episode sixième de Betsy Jolas, Sabine Toutain et le National ont donné en création française Hérédo-Ribotes pour alto solo et cinquante et un musiciens d’orchestre, partition de Fabien Lévy (né en 1968) écrite en 2001 dans le cadre d’une résidence artistique du DAAD et créée le 25 janvier 2003 au Konzerthaus de Berlin dans le cadre du festival Ultraschall par Barbara Maurer et le Rundfunk-Symphonie Orchester de Berlin dirigé par Francis Bollon. 

Fabien Lévy (né en 1968). Photo : DR

Bien que conçue en Allemagne, cette pièce de moins de vingt de minutes ne renie pas les racines françaises de son auteur, avec son écriture raffinée, son orchestration cristalline, la fluidité de ses lignes, la sensualité de ses timbres, le velouté voluptueux de la partie d’alto, qui ouvre et referme seul l’œuvre, tandis que la cadence est ponctuée de cordes en écho bourdonnant tel un essaim d’abeilles. Ce qui n’empêche pas des scansions de puissants tutti lardés de violents appels de cuivres et d’interventions de cors disséminés dans la salle qui donnent à l’œuvre une spatialisation de bon aloi. Si l’on note dans ces pages écrites voilà treize ans une forme pas encore pleinement aboutie, elles n’en révèlent pas moins un compositeur inspiré maîtrisant pleinement l’orchestre. A noter que la première violon solo du National lançait régulièrement à sa consœur altiste soliste nombre sourires complices tout au long de l’exécution de l’œuvre.

Jörg Widmann (né en 1973). Photo : DR

La seconde pièce du programme était elle aussi pour instrument soliste et orchestre. Il s’agissait d’un concerto pour clarinette intitulé Elégie interprété par son auteur, Jörg Widmann (né en 1973). Composé en 2006, créé le 11 juin de la même année à Hambourg par l’Orchestre de la NDR dirigé par Christoph von Dohnanyi avec le compositeur à la clarinette, ce concerto d’une vingtaine de minutes est en fait un grand chant aux élans nostalgiques dédié à Hans Werner Henze, maître de Widmann qui célébrait alors son quatre-vingtième anniversaire et dont l’œuvre du disciple est imprégnée dès le début avec le thème élégiaque présenté par un petit ensemble de cordes et qui sera varié à plusieurs reprises dans le cours de l’œuvre. Il est indéniable que le compositeur bavarois, remarquable clarinettiste, a du savoir-faire, maîtrisant parfaitement le micro-intervalle, la palette de timbres et la virtuosité de son instrument auquel il mêle subtilement les sonorités immatérielles de l’accordéon puis du célesta, mais aussi la richesse de couleurs de l’orchestre.

Oliver Schneller (né en 1966). Photo : DR

Avec WuXing / Water d’Oliver Schneller (né en 1966), c’est le grand orchestre qui s’imposait dans la seconde partie du concert d’ouverture de Présences. Requérant bois et cuivres par trois (quatre cors et tuba), harpe, piano, 4 percussionnistes, l’œuvre donnée en création ce 13 février 2013 sonne de façon trop germanique, mais il en émerge souvent des sonorités et des accords cristallins qui dénotent une influence un peu trop marquée de Pierre Boulez, tandis que vers la fin, le compositeur de Cologne emprunte à l’univers du Ländler, retournant ainsi plus ou moins à l’univers mahlérien.

Hans Werner Henze (1926-2012). Photo : DR

C’est sur une œuvre pour grand orchestre de Hans Werner Henze (1926-2012) que le concert s’est terminé. Une pièce d’un quart d’heure que le compositeur rhénan a écrite en 2004 et qui a été créée le 22 décembre 2005 par l’Orchestre du Concertgebouw d’Amsterdam dirigé par Mariss Jansons. Elle est tirée d’une partition antérieure de Henze, Apollo und Hyazinthus pour contralto, clavecin et huit instruments (1948-1949) écrite sur un texte du poète expressionniste salzbourgeois Georg Trakl, dont on célèbre cette année le centenaire de la mort volontaire à l’âge de 27 ans. Il s’agit donc d’une mélodie au ton mélancolique et funèbre dans laquelle Henze ne cherche pas l’originalité de l’écriture mais plutôt le climat, ce qu’ont fort bien rendu Ilan Volkov et l’Orchestre National de France.

Bruno Serrou


Le Festival Présences de Radio France se poursuit jusqu’au 25 février. https://www.facebook.com/events/1445733342323697

jeudi 13 février 2014

Tabea Zimmermann a enflammé l’Orchestre de Paris et son ex-directeur musical Christoph Eschenbach

Paris, Salle Pleyel, mercredi 12 février 2014

Tabea Zimmermann. Photo : DR

Pour un unique programme de la saison, l’Orchestre de Paris aura retrouvé cette semaine celui qui fut son directeur musical durant la décennie 2000-2010, dans un programme alliant l’Allemand Johannes Brahms et son disciple tchèque Antonin Dvořák, au hongrois Béla Bartók, dont le seul rapport avec le premier est le recueil de Danses hongroises tandis qu’avec le second l’inspiration plus ou moins puisée dans les musiques traditionnelles de leurs pays respectifs.

Christoph Eschenbach. Photo : DR

Sous la direction de Christoph Eschenbach, Carnaval op. 92, deuxième volet du triptyque d’ouvertures qu’Antonin Dvořák a consacré à la nature, la vie et l’amour sur lequel s’est ouvert le concert n’a rien eu de pragois, tirant plutôt vers la Prusse, le chef allemand négligeant de faire chanter l’orchestre et perdant le sens de la nuance pour se focaliser sur la rythmique, qu’il a rendue pour le moins pesante, et le vertige sonore auquel les musiciens se sont laissés emporter d’enthousiasme joutant en puissance, pour ne jamais aller en deçà du forte.  

Béla Bartók (1883-1945), page autographe du Concerto pour alto et orchestre Sz. 120 (1945). Photo : DR

En revanche, dans le Concerto pour alto et orchestre Sz. 120 de Béla Bartók, Christoph Eschenbach a confirmé combien il sait accompagner, soutenir et dialoguer avec les solistes, qu’ils soient chanteurs ou instrumentistes. Ainsi les pupitres de l’Orchestre de Paris ont-ils pu rivaliser de virtuosité, d’onctuosité, de chatoiement. Certes, l’orchestration de cette partition restée inachevée à la mort de son auteur est assez rudimentaire, et c’est à l’instrument soliste que revient l’essentiel de l’œuvre, sa partie étant d’une intense expressivité et le lyrisme rhapsodique d’une beauté suprême. La musicalité naturelle de Tabea Zimmermann, l’ardente beauté de sa palette de timbres qui exalte des sonorités de braise allant s’épanouissant sous l’archet d’airain de cette magnifique artiste qui glisse avec une légèreté proprement aérienne sur le magnifique alto du luthier français Etienne Vatelot qu’elle joue depuis 1983. En bis, l’altiste allemande a donné un époustouflant mouvement initial de la Suite n° 1 pour alto en sol mineur op. 131d de Max Reger, première œuvre directement écrite pour cet instrument seul de l’histoire de la musique, quelques années avant les Sonates de Paul Hindemith. Le jeu vif-argent de Tabea Zimmermann a instillé à cette page un tour enchanteur, la musicienne se jouant des passages en doubles cordes et des grands traits d’archet avec une aisance confondante.

Johannes Brahms (1833-1897). Photo : Bettmann/Corbis, DR

L’on a pu craindre un long moment pour la Symphonie n° 4 en mi mineur op. 98 de Johannes Brahms, qui s’est ouverte sur un mouvement initial d’une lenteur suffocante, d’une opacité asphyxiante, d’une noirceur funèbre. Défaite de sa lumière et de sa sensualité, l’œuvre a risqué s’éterniser dans l’emphase, l’Orchestre de Paris étouffant littéralement au point que l’on ne pouvait plus distinguer la polyphonie des voies de l’écriture fluide de Brahms, dont les longues phrases extraordinaires de beauté s’éternisaient à l’envi, les coups d’archet traînant de façon trop appuyée sur les cordes, sans souplesse. L’Andante moderato s’est avéré plus chantant et moins affecté, mais sans la générosité et l’humanité que ces pages contiennent en vérité, tout en laissant enfin filtrer quelques rais de lumière. Ce n’est que sur l’Allegro giocoso que l’œuvre a commencé à respirer vraiment pour s’épanouir dans le finale, vif et emporté, mais sans l’énergie jubilatoire que savaient y instiller un Claudio Abbado, un Herbert von Karajan, un Michael Gielen, voire un Neeme Järvi, le père de l’actuel directeur musical de l’Orchestre de Paris.

Bruno Serrou 

mercredi 5 février 2014

"La Fanciulla del West" de Puccini déchaîne les passions pour son entrée au répertoire de l’Opéra de Paris

Paris, Opéra-Bastille, samedi 1er février 2014

Giacomo Puccini (1858-1924), la Fanciulla del West. Acte III. Nina Stemme (Minnie), Claudio Sgura (Jack Rance). Photo : (c) Opéra national de Paris, Charles Duprat, DR

Il aura fallu 96 ans pour que l’Opéra national de Paris programme la Fanciulla del West (la Fille du Far West) de Giacomo Puccini. Le compositeur italien est pourtant l’un des piliers du répertoire de la « Grande Boutique », comme l’appelait Verdi. Créé le 10 décembre 1910 au Metropolitan Opera de New York, qui passait pour l’occasion sa première commande, sous la direction d’Arturo Toscanini avec rien moins qu’Emmy Destinn et Enrico Caruso dans les rôles principaux, avait fait l’objet d’une seule représentation à l’Opéra Garnier en 1912 dans le cadre d’une tournée de l’Opéra de Monte-Carlo, tandis que l’Opéra Comique le présentait cinquante-sept ans plus tard.

Giacomo Puccini (1858-1924), la Fanciulla del West. Acte I. Nina Stemme (Minnie). Photo : DR

Son absence de l’affiche des théâtres lyriques parisiens et le désintérêt du public français peut étonner si l’on considère le succès jamais démenti des ouvrages de Puccini qui l’entourent, Madama Butterfly (1904-1906) et Il trittico (1918), également conçu pour le Metropolitan Opera, et à peine plus que La rondine (1917). Cela peut néanmoins s’expliquer par son livret, qui a pour cadre le Far-Ouest et dont la teneur est d’une naïveté annonçant les westerns spaghetti des années soixante-dix qui se conclut en happy end, les rôles féminins réduits au personnage central, qui n’intervient qu’après une vingtaine de minutes de spectacle, et à un autre infiniment plus épisodique, et la présence des seuls chœurs d’hommes, la rareté des airs solistes, les allusions au folklore américain et l’audace de la partition ont longtemps détourné le public de la Fanciulla del West. Sa richesse orchestrale et harmonique, sa complexité rythmique sont pourtant sans équivalents dans l’œuvre de Puccini et dans l’histoire de l’opéra italien. Un seul air a gagné une certaine notoriété, Ch’ella mi creda, qui appartient au répertoire courant des ténors. L’intrigue se situe à l’époque de la ruée vers l’or, en Californie. Minnie tenancière de saloon, s’éprend d’un bandit qu’elle sauve avant qu’il soit lynché par les mineurs qui l’accusent de vol. Mais cette fois encore, la jeune femme survient et l’entraîne vers une vie meilleure dans un autre Etat.

Giacomo Puccini (1858-1924), la Fanciulla del West. Acte I. Photo : DR

Présenté comme nouvelle production, le spectacle vient en fait de l’Opéra d’Amsterdam où il a été créé en 2009, et a même fait l’objet d’une publication DVD. La mise en scène de Nikolaus Lehnhoff, celui-là même qui, ex-assistant de Wieland Wagner à Bayreuth, introduisit la Femme sans Ombre de Richard Strauss à l’Opéra de Paris en 1972 sous la direction de Karl Böhm avec Leonie Rysanek, Christa Ludwig, James King, Walter Berry et Ruth Hesse à laquelle j’ai eu le bonheur d’assister, s’ouvre sur un saloon planté dans les sous-sols de Los Angeles dont la verrière donne sur un gratte-ciel. Le deuxième acte se déroule au milieu d’une clairière enneigée au centre de laquelle est installée une vaste roulotte de cirque capitonnée de rose fuchsia équipée d’un grand lit double de cinéma et de coins salle-de-bain-toilettes et kitchenette, entourée de deux bambis dont les yeux s’éclairent quand il est question d’amour. En lieu et place de forêt californienne, le troisième acte a pour cadre une casse automobile d’où surgit au milieu des épaves de véhicules Minnie vêtue d’une longue robe sortie de chez Tex Avery et qui, sous le regard du lion rugissant de la Metro Goldwyn Mayer, entraîne son amant soudain habillé d’un smoking sur un grand escalier rédempteur de music-hall. Rideau. C’est alors que le public, qui s’était contenu jusque-là, perd tout contrôle et se met à huer à corps perdu, mêlant dans un même hallali plateau, fosse et équipe scénique.

Giacomo Puccini (1858-1924), la Fanciulla del West. Acte II. Nina Stemme (Minnie), Claudio Sgura (Jack Rance). Photo : DR

Y compris le chef d’orchestre, Carlo Rizzi, qui aime pourtant de toute évidence cette partition qu’il dirige quasi par cœur et dont il chante toutes les parties. L’orchestre de l’Opéra lui répond d’ailleurs au cordeau, donnant toutes ses couleurs à la riche partition de Puccini qui a sonné à la perfection, sans pour autant écraser les chanteurs. Cette musicalité partagée aurait dû faire oublier le kitsch que d’aucuns ont au contraire jugé excessif de la scénographie de Raimund Bauer et les longs manteaux de cuir léoniens signés Andrea Schmidt-Futterer. Il est pourtant clair que Lehnhoff aborde l’œuvre au second degré, évitant ainsi les poncifs du western et la pompe mélodramatique du livret de Guelfo Civinini et Carlo Zangarini.

Giacomo Puccini (1858-1924), la Fanciulla del West. Acte III, finale. Photo : (c) Opéra national de Paris, Charles Duprat, DR

Le public de la première a réservé ses ovations aux seuls titulaires des trois rôles principaux : Marco Berti, en Dick Johnson, est un ténor puissant à défaut de style, et le baryton Claudio Sgura campe un shérif de très grande classe. Mais c’est Nina Stemme qui emporte tous les suffrages en Minnie, personnage qui réclame à la fois héroïsme et lyrisme, ce que la soprano suédoise possède à un degré aujourd'hui incomparable, avec sa voix ample et brûlante qu’elle s’est forgée au contact des grands rôles wagnériens. La qualité des nombreux seconds rôles qui font le charme de cet ouvrage, à l’instar des chœurs, contribuent amplement à la réussite de cette production.


Bruno Serrou

mardi 4 février 2014

Ingo Metzmacher et Dieter Dorn poursuivent à Genève leur Ring de Wagner avec un épique Siegfried

Genève, Grand Théâtre, jeudi 30 janvier 2014

Richard Wagner (1813-1883), Siegfried, Acte III. John Daszak (Siegfried), Petra Lang (Brünnhilde). Photo : (c) Carole Parodi/Grand Théâtre de Genève

Près d’un an après le prologue (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2013/03/avec-un-das-rheingold-onirique-ingo.html), et deux mois après la première journée (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2013/11/ingo-metzmacher-et-dieter-dorn-donnent.html), le Grand Théâtre de Genève présente ce mois-ci la deuxième journée du Ring de Richard Wagner, Siegfried dans la nouvelle production d’Ingo Metzmacher et Dieter Dorn. A l’instar des deux premiers volets, le troisième débute avant que l’ouvrage ne commence, avec les Nornes qui dévident le fil de la destinée tandis que Wotan hante l’espace, lance à la main, devant les immenses appendices du dragon Fafner dont certains évoquent les arbres de la forêt profonde qui protège l’antre du monstre et le refuge du nain Mime installé au premier acte dans une même perspective.

Richard Wagner (1813-1883), Siegfried, Acte I. Tomas Tomasson (le Voyageur). Photo : (c) Carole Parodi/Grand Théâtre de Genève

Dans Siegfried, Dieter Dorn et son scénographe Jürgen Rose peuvent laisser libre cours à leur talent et à leur imaginaire, en associant l’esprit commedia dell’arte qui s’était clairement exprimé dans Das Rheingold, au fantastique et à l’onirique, avec l’ours, les oiseaux de la forêt, et à l’épopée. L’action se développe dans sa continuité, Wotan, en deus ex machina, commandant le déploiement du décor au premier acte, tandis que le fil de la destinée des Nornes restera au sol jusqu’à la fin de l'opéra. Dieter Dorn exploite la totalité de l’espace circonscrit par le cadre de scène peint en noir, tandis que les dessous du plateau délimitent la caverne de Mime, tandis que les tentacules du dragon deviennent les arbres d’une forêt vivante, troncs et branches cachant plus ou moins leurs manipulateurs, tandis que d’autres animent des oiseaux portés à bout de perches, l’Oiseau de la forêt au plumage rouge étant quant à lui manœuvré par la canttrice vêtue de collant et cagoule noirs, la lumineuse Regula Mühlemann. 

Richard Wagner (1813-1883), Siegfried, Acte I. Tomas Tomasson (le Voyageur), John Daszak (Siegfried), Andreas Conrad (Mime). Photo : (c) Carole Parodi/Grand Théâtre de Genève

Au début de ce même deuxième acte, l’on ne peut s’empêcher de penser à quelques Ring mémoriaux des années 1976-1980 réalisés par Patrice Chéreau heureusement sauvegardés par le DVD, avec Alberich et Wotan errant puis s’affrontent dans la forêt, dans les parages de l’antre de Fafner en attendant l’arrivée de Siegfried et du nain, alors qu'au troisième acte Erda s’enroule autour de la lance de Wotan. Autre référence, plus inattendue celle-là, le Voyage dans la lune de Méliès au moment de l’apparition du visage de Fafner qui adopte la forme d’une pleine lune. Le troisième acte s’ouvre sur un espace nu, au centre duquel Wotan réveille Erda, un espace délimité par des cloisons devant lesquelles le maître des dieux fera mine de chercher à retenir son petit-fils qui entend partir à la conquête du rocher où repose Brünnhilde, après qu’il eut franchi la barre de feu symbolisée par un rideau couleur flammes disposé en arc. Une fois le voile franchi, l’on retrouve le lieu désert du troisième acte de Die Walküre au centre duquel est planté le rocher de Brünnhilde enluminé par un soleil rayonnant. De belles images au service d’une direction d’acteurs au cordeau fruit d’une conception intègre et ingénieuse de la deuxième journée du Ring.

Richard Wagner (1813-1883), Siegfried, Acte II. John Lundgren (Alberich), Tomas Tomasson (le Voyageur). Photo : (c) Carole Parodi/Grand Théâtre de Genève

Plus tendue et dramatique que dans Die Walküre, la conception d’Ingo Metzmacher, fluide et aérée, est en adéquation avec celle de Dieter Dorn. Evitant la grandiloquence mais dirigeant sans traîner mû par une énergie conquérante, le chef allemand donne à la partition de Wagner une dynamique générale alerte et brûlante. Ce qui a pour corolaire la mise à nu de défaillances des pupitres des vents de l’Orchestre de la Suisse romande, plus particulièrement des cuivres dont la prestation s’avère cependant moins perturbante que dans Die Walküre. Allégeant néanmoins les textures de son orchestre, le chef allemand permet aux chanteurs de s’exprimer sans forcer, les grandes voix ne faisant guère florès sur le plateau.

Richard Wagner (1813-1883), Siegfried, Acte II. John Lundgren (Alberich), Tomas Tomasson (le Voyageur). Photo : (c) Carole Parodi/Grand Théâtre de Genève

A l’exception d’Andreas Conrad, Mime naturellement pervers, vocalement et physiquement adapté aux mesures du rôle, de John Lundgren, qui campe un Alberich solide et autoritaire, du Wanderer de Tomas Tomasson a la voix claire et chaleureuse qui instille une réelle jeunesse au personnage, mais son aigu finit par flancher au troisième acte, et, surtout, Steve Humes, qui domine une distribution tout compte fait plutôt homogène, campant un Fafner aussi puissant qu’émouvant, si bien que l’on regrette qu’il soit si peu présent. En Brünnhilde, Petra Lang a le timbre et la voix tout aussi désunis que dans Die Walküre, ce qui ne l’empêche pas de toucher dans les ultimes minutes de l’opéra, tandis que l’on a plaisir à retrouver l’Erda de Maria Radner au timbre de bronze, bien que la voix bouge un peu trop. En Siegfried, le ténor britannique John Daszak, qui fait à Genève une prise de rôle, n’a rien d’héroïque dans la voix, mais sa ligne de chant est impeccable, bien que la voix soit décolorée et la diction fluctuante. Il faut néanmoins se féliciter de pouvoir l’entendre de bout en bout sans flancher. Malgré ses défauts, ce Siegfried passionne de bout en bout et suscite l’impatience de la découverte de l’ultime volet de la Tétralogie, prévue en avril prochain.

Bruno Serrou