mercredi 24 avril 2013

Belle carte blanche à Kaija Saariaho et à la Finlande Cité de la Musique

Paris, Salle de concerts de la Cité de la Musique, 23 avril 2013


Ernest Martinez Izquierdo, Barbara Hannigan, Kaija Saariaho et Avanti!. Photo : (c)  BS

Kaija Saariaho est assurément l’un des compositeurs vivants les plus significatifs. S’il était encore nécessaire de le démontrer, le fait-même que la Cité de la Musique lui ait consacré un Domaine privé, série réservée aux musiciens les plus célèbres, l’atteste. Originaire de Finlande, nation septentrionale qui, ce dernier demi-siècle, a produit plus de musiciens de talent qu’aucun autre pays, résidant en France depuis 1982, elle est parmi ses pairs l’un des plus joués au monde. Au point que les commandes ne cessent d’affluer, tandis que festivals, orchestres, ensembles et théâtres lyriques lui consacrent tout ou partie de leurs programmations. « J’ai le sentiment de n’avoir rien fait d’autre pour me faire connaître que de composer, dit-elle modestement. Plus je suis jouée, plus on entend ma musique, plus on veut me programmer. Ainsi puis-je me concentrer sur ma seule création. » Remarquée pour ses grandes partitions d’orchestre et son opéra l’Amour de loin créé à Salzbourg en 2000 en coproduction avec le Théâtre du Châtelet et qui connut un succès immédiat, elle a donné à l’Opéra de Paris Adriana Mater en 2006 et, à l’Opéra de Lyon, Emilie, en 2010. Autant de portraits de femmes, auxquels il faut ajouter l’oratorio la Passion de Simone, sur des livrets en français d’Armin Maalouf qui sont autant de facettes de la compositrice.

Kaija Saariaho (née en 1952). Photo : DR

Cinq concerts en une semaine ont permis de parcourir les diverses facettes de la création de Kaija Saariaho, qui a établi elle-même la programmation et choisi les artistes invités. Les fils conducteurs de chaque rendez-vous de la semaine ont été Jean Sibelius et la Finlande mis en regard avec la musique de la compositrice. Ainsi, l’ultime concert de ce Domaine privé était assuré par l’orchestre de chambre Avanti! Fondé en 1983 sur l’initiative d’Esa-Pekka Salonen, Jukka-Pekka Saraste et Olli Pohjola pour défendre la création contemporaine finlandaise formée à l’aune de l’Académie Sibelius d’Helsinki, cet ensemble est d’un très haut niveau artistique. Il reste étonnamment méconnu en France où il n’est guère invité, à la différence de ses semblables allemands, autrichiens et anglais auxquels il n’a pourtant absolument rien à envier. Il n’aura guère attiré les foules, hier, malgré la présence de l’une des cantatrices les plus remarquables aujourd’hui, Barbara Hannigan…

Barbara Hannigan. Photo : DR

La première partie du concert était constituée de cinq œuvres données en continu comme autant de volets d’une symphonie introduite et conclue par une mélodie de Sibelius et une troisième comme épicentre. Chantée avec émotion par Barbara Hannigan délicatement accompagnée au piano par Jouko Laivuori, membre fondateur d’Avanti!, Flickan kom ifran sin älsklings möte op. 37/5 (La jeune fille revient du rendez-vous de son bien-aimé) de Sibelius préludait à une fort belle pièce de Paavo Heininen (né en 1938), qui fut le professeur de composition de Saariaho à Helsinki, Musique d’été op. 11 pour flûte, clarinette, percussion, clavecin, violon et violoncelle en trois denses mouvements développés célébrant la nature abondante et épanouie de la belle saison, avec bruissement de feuillages, souffle du vent, chaleur alanguie, chant d’animaux, plus particulièrement d’oiseaux, le tout mettant en évidence le brio des pupitres d’Avanti!  Après une deuxième ponctuation sibélienne,  Säv, säv, susa op. 36/4 (Soupirez, roseaux, soupirez) qui prolongeait la partition de Heininen, une autre page finlandaise, composée en 2005 par Lotta Wennäkoski (née en 1970), Kuule II (Entends II) pour clarinette basse solo et ensemble (flûte, hautbois, clarinette, basson, cor et quintette de cordes), expressive et emplie de sève, virtuose et colorée, qui avance et se densifie tout au long de son développement. La partie soliste, remarquablement tenue par Heikli Nikula, musicien d’Avanti!, est riche et bigarrée en technique, timbre et tournure, et l’on se plait à espérer entendre d’autres œuvres de cette créatrice de quarante-trois ans. Barbara Hannigan et Jouko Laivuori concluaient sur les oiseaux migrateurs chantés par Sibelius dans sa mélodie Norden op. 90 (Nord) de Sibelius.

Orchestre de Chambre Avanti!, Ernest Martinez Izquierdo, Barbara Hannigan et Kaija Saariaho dans le désordre des saluts de fin de concert. Photo : (c) BS

La seconde partie du programme était entièrement dédiée à Kaija Saariaho et à une seule de ses œuvres, la suite qu’elle a tirée de son monodrame Emilie créé en 2010 à l’Opéra national de Lyon. Inspiré des mémoires de Madame du Châtelet, traductrice de Newton, compagne de Voltaire, physicienne, écrit pour la soprano finlandaise Karita Mattila, cet ouvrage se fonde sur la dernière lettre d’Émilie, enrichie de textes de Maalouf, reflets de ce qu’auraient pu être les réflexions de l’héroïne sur sa vie en ses derniers instants. L’écriture de cette lettre ultime est ponctuée par l’évocation de souvenirs personnels et de pensées scientifiques. Dans la suite qu’en a réalisé la compositrice à la demande du Carnegie Hall, qui en a donné la création le 30 novembre 2011, de la Cité de la Musique et des Orchestres Symphonique de Lucerne et Philharmonique de Strasbourg, les neuf scènes sont concentrées, la section des cordes réduite, l’électronique « live » supprimée, et la présence du clavecin, qui tenait déjà dans l’opéra une place centrale, apparaît plus prégnante encore. Barbara Hannigan donne de cette grande page vocale de près d’une demi-heure une interprétation intensément dramatique et humaine. Si l’on sent parfois chez elle une articulation contrainte du français, la soprano canadienne veille à se faire compréhensible, et elle y réussit, surtout dans les passages les plus chantants, ce qui ne manque pas dans l’écriture de Saariaho, qui, contrairement à trop de ses confrères français paralysés par le mélisme de Pelléas et Mélisande de Claude Debussy, offre à ses interprètes de grandes plages cantando. Hannigan entre dans l'univers de Saariaho avec élan et générosité, s'investissant pleinement dans le personnage d'Emilie, criant, susurrant, vivant intensément les affres tout en exaltant la force de cette femme d'exception.  

Le chef catalan Ernest Martinez Izquierdo a la gestique d’une clarté et d’une précision singulière, ses mains semblant pétrir la pâte sonore. Il porte en outre un soin particulier à souligner la moindre inflexion de la partition, indiquant la métrique avec l’exactitude du métronome mais sans pour autant négliger l’expression. L’Orchestre de chambre Avanti! est d'une rare homogénéité de timbre et de virtuosité. A son écoute, l’on ne peut que s’étonner qu’il soit si peu présent en France dans les festivals et séries de musique contemporaine, tant il est impressionnant, chaque partition acquérant avec lui la dimension d’un classique. Un concert si peu rempli que le balcon était fermé, même de face. Dommage, car il est rare que la qualité soit à un tel degré d’exigence.

Bruno Serrou

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