lundi 7 janvier 2013

CD : Caressant l’Horizon de Hèctor Parra confirme la puissance créatrice de ce compositeur catalan de 36 ans




Homme discret, raffiné et délicat, esprit aussi ouvert que rigoureux, artiste complet, Hèctor Parra compte parmi les compositeurs les plus fins de sa génération. Né à Barcelone le 17 avril 1976, il a étudié la composition, le piano et la direction de chœur au Conservatoire supérieur de sa ville natale, avant de suivre le Cursus de composition et d’informatique musicale de l’IRCAM puis des master classes à Royaumont, au Centre Acanthes et à la Haute école de musique de Genève auprès de Brian Ferneyhough, Jonathan Harvey et Michael Jarrell. Il a également obtenu un DEA en Sciences et technologie des arts à l’Université Paris VIII sous la direction de Horacio Vaggione. Il est aujourd’hui professeur de composition électroacoustique au Conservatoire supérieur de musique d’Aragon. 

Hèctor Parra puise son inspiration dans des univers artistiques et scientifiques qui sont autant d’éléments constitutifs de sa musique. Ainsi, l’influence des arts plastiques qu’il pratique encore de façon suivie et sa fascination pour la peinture, plus particulièrement pour l’œuvre de Cézanne dont il a reproduit les textures en timbres, imprègnent sa propre création, à l’instar de la physique et de la biologie évolutive, comme l’atteste notamment son opéra Hypermusic Prologue écrit sur un livret de la physicienne Lisa Randall, créé en 2009 dans le cadre du festival Agora (1), Stress Tensor et Mineral Life. Exigeante, complexe et radicalement personnelle, cette musique n’en touche pas moins l’âme et le cœur, s’avérant aussi expressive et pleine de surprises. Si le timbre est au coeur de ses recherches qui se concrétise dans des structures sonores souvent saturées et pétulantes d’énergie, le discours est toujours strictement mené, au sein d'une pensée structuraliste qui organise et morcelle la forme globale. En témoigne ce nouveau CD monographique d’un compositeur assez prolifique, qui réunit ici trois œuvres récentes, dont la pièce pour grand ensemble de vaste ampleur Caressant l’Horizon donne son titre. 


Hèctor Parra (né en 1976). Photo : (c) Elisabeth Schneider, DR


Mais la première des trois œuvres réunies dans ce CD, d’une durée deux fois moindre et requérant un effectif cinq fois plus petit, Early Life pour quintette comprenant hautbois, piano, violon, alto et violoncelle, commande de la Fondation Ernst von Siemens dédiée à Jaime González et à l’Ensemble Recherche, se fonde sur les théories sur l’origine de la vie établies par le physicien Alexandre Graham Cairns-Smith selon lesquelles certains silicates - ou minéraux - seraient capables de reproduire des erreurs dans leurs structures cristallines organiques. De la sorte, les minéraux pourraient synthétiser des substances organiques, un phénomène émergent qui progressivement se transforme en « génétique inorganiques ».  Ce procédé sert de fondement à la structure formelle d’Early Life. Le quatuor avec piano représente les silicates et le hautbois solo est la métaphore du composé carbone ; un processus universel de développement intérieur devient ainsi évident. « Les phrases jouées par le trio de cordes et le piano - le gène musical -, convient le compositeur, deviennent plus riches, plus polymorphes et la corrélation entre le matériau et les textures du son plus complexes alors que le hautbois apparaît finalement comme le porteur d’une nouvelle architecture musicale. Ce qui est d’abord percussif, sans résonance, discordant, grossier, inerte et isolé, devient multiforme, polyphonique, harmonique, continu et organique. » Ainsi, Parra soumet-il ici son matériau à un développement organique – du « gène » musical, sec et bruitiste, à l’ampleur polyphonique et résonnante de la sonorité d’où émerge un somptueux solo de hautbois.


Hèctor Parra. Photo : (c) Jean Radel, DR


Dans Stress Tensor (Tenseur de stress) composé en 2009 et révisé en 2011 pour ensemble de six musiciens (flûte/piccolo, clarinette/clarinette basse, piano et trio à cordes), Parra se réfère à la relativité d’Albert Einstein dont il dit nourrir sa pensée compositionnelle. « Ce dont vous êtes dépositaire peut être transformé en un clin d’oeil, le temps présent altéré par la mémoire, écrivait Hèctor Parra en 2008 dans sa note d’intention. La musique est un drame abstrait qui cisèle dans l’espace et le temps musical la concentration d’un instant magique de liberté créative. Grâce aux prismes de notre perception, les événements musicaux, qu’ils soient abrupts ou évanescents, se conjuguent et offrent une forte expérience vitale. En quelques secondes, les entrelacs de divers états d’émotions, d’énergies multiples, se télescopent et  coexistent. Nous sommes alors (compositeur et auditeur) appelés à vivre chaque instant avec une intensité et une concentration maximale. Ainsi, ce processus peut nous placer dans une qualité d'extension dimensionnelle de l’espace-temps grâce à laquelle nos pensées et notre expressivité peuvent se libérer et créer. En termes  techniques, pour cette aventure hypersonique, j’ai réalisé une fusion intégrale liant les timbres, les rythmes et les harmonies. J’ai également décliné une polyphonie qui n’entrelace pas uniquement des lignes mélodiques indépendantes, mais qui développe sa fonction en direction des agglomérats de couleurs instrumentales afin de créer un timbre global qui évolue dans sa propre temporalité. Par l’intermédiaire de ces différentes techniques de ciselage, j’ai sculpté cette pièce d’une dimension  macroscopique à un niveau microscopique. Ainsi, ce travail reflète-t-il ma certitude qu’un degré élevé d’intégration entre ces différents paramètres musicaux permet de réaliser une forte plasticité sonore. Cette intégration peut devenir un moyen fiable de concrétiser de nouveaux modèles d’expressivité musicale. » Œuvre de dix-huit minutes, Stress Tensor est le fruit d’une commande de l’Ensemble Contrechamps, son dédicataire qui l’a créé le 19 janvier 2010 Salle Ernest Ansermet à Genève sous la direction de Jurjen Hempel. Le geste est le moteur de l’œuvre, martelée par le silence et projetée par vagues d’énergie vitale. Continuellement renouvelé, le matériau rutile, y apparaissant quasi minérale. 

Ces qualités sont magnifiées dans Caressant l’Horizon, l’œuvre éponyme du CD. Cette partition d’une trentaine de minute a été écrite pour l’Ensemble Intercontemporain qui l’a créée le 9 novembre 2011 Cité de la Musique à Paris sous la direction d’Emilio Pomárico et réunit vingt-sept instrumentistes (2 flûtes/piccolo, hautbois, cor anglais, clarinette, clarinette basse, basson, contrebasson, 2 cors, 2 trompettes, 2 trombones, tuba, 3 percussionnistes, harpe, 3 violons, 2 altos, 2 violoncelles, contrebasse). Caressant l’horizon est sans doute la partition la plus audacieuse et impressionnante écrite à ce jour par un compositeur à l’imaginaire foisonnant. L’œuvre renvoie cependant à l’opéra Hypermusic Prologue (2009) conçu par Parra avec la collaboration de la physicienne Lisa Randall et qui avait nécessité la présence de l’électronique. Fasciné par les grandes théories physiques du XXe siècle, Parra dit avoir porté plus loin, mais cette fois avec les seules ressources instrumentales, l’exploration acoustique d’une matière sonore soumise à l’épreuve du choc des trous noirs tels que définis par les astrophysiciens, ces « seuils infranchissables où l’énergie est la plus forte ». Cette violence tellurique engendre une texture sonore foisonnante mais que le compositeur contrôle et soumet à des métamorphoses extraordinaires. Durant près d’une demi-heure de jaillissement continu n’autorisant que de courts répits finement consentis, l’écoute est toujours stimulée par la fulgurance du geste instrumental qui opère par strates sonores superposées, libérant une zone de résonance scintillante et polymorphe. « Dans Caressant l’Horizon, convient le compositeur, j’ai été mis en mouvement par la référence à la physique relativiste, mais plus encore par le rapport entre le monde qu’elle décrit, fortement recourbé par des énergies inconcevables, et la nature et l’évolution de la vie sur la Terre, de notre propre existence dans cet îlot d’espace-temps, comprimé, de notre planète et des régions environnant le système solaire. Caressant l'Horizon devient ainsi un voyage musical d’un caractère quasi onirique qui conduit à la limite des forces physiques où la matière est si concentrée que la courbure du temps et de l'espace se fait infinie yandis que l’espace-même, conformément à la relativité générale d’Einstein, se déchire. Ainsi, tout en essayant de “caresser” et “palper acoustiquement” les trous noirs et leur horizon d’événements, Caressant l'Horizon adopte la forme d’une “expérience de pensée” qui se suscite, en tant qu’architecture musicale, une extraordinaire expérience d’écoute. Mais, considérant l'humanité prisonnière du temps, à l'instar de l’univers dans son ensemble, ce voyage est une expérience à vivre, à expérimenter sensuellement, et à ne pas penser dans l’abstrait. » Parra explore ici le son jusqu’aux limites de la matière, l’horizon marquant le seuil inaccessible où l’énergie l’emporte sur tout autre élément. Il oppose deux dimensions apparemment antinomiques, l’espace exigu qui est le nôtre en regard de l’immensité de l’univers où la relativité générale d’Albert Einstein entrevoit la courbure optimale de l’espace-temps. L’orchestre s’avère d’une puissance phénoménale, avivée par la vigueur d’une percussion singulièrement présente, tout en ménageant des plages d’une grande sensualité et des nappes toujours mouvantes suscitées par des micro intervalles qui magnifient une harmonie somptueuse. »

Les explications plus ou moins abscons pour le commun des mortels - dont je suis - exprimées par le compositeur n’empêchent pas le plaisir de l’écoute et le ressenti direct de cette musique singulièrement énergique et vivante qui s’avère en vérité fort expressive. L’excellence des interprètes - l’Ensemble Recherche et l’Ensemble Intercontemporain, ce dernier sous la direction idoine d’Emilio Pomárico - et la grande qualité de l’enregistrement servent à la perfection la riche inventivité et la pensée hors normes de l’un des compositeurs les plus originaux de sa génération.

Bruno Serrou

Hèctor Parra, Caressant l’Horizon. Col legno WWE 1CD 40402

1) CD Kairos « Sirènes » 0013042KAI, 2010

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire