jeudi 31 janvier 2013

L’enfance et son insouciante cruauté selon Zemlinsky et selon Ravel


Paris, Opéra national de Paris-Palais Garnier, samedi 26 janvier 2013


L’idée de réunir Der Zwerg (le Nain) et l’Enfant et les sortilèges, deux œuvres de prime abord fort éloignées l’une de l’autre bien qu’il s’agisse dans les deux cas d’enfant gâté maltraitant son entourage, a émergé à l’Opéra de Paris en 1998 à l’époque de Hugues Gall. Si le Français Maurice Ravel (1875-1937) n’a composé que deux opéras, l’Autrichien Alexandre Zemlinsky (1871-1942) en a signé neuf. Au sein de cet important cursus singulièrement expressif et bouleversant qui fait de ce dernier l’un des grands compositeurs d’opéras du XXe siècle, deux ouvrages adaptés d’Oscar Wilde qui comptent parmi les chefs-d’œuvre absolus de l’art lyrique, Eine florentinische Tragädie (Une tragédie florentine, 1916) et Der Zwerg, ce dernier ayant été créé au Neues Theater de Cologne le 28 mai 1922. Le premier ouvrage a été donné avec succès à l’Opéra de Lyon en 2007, couplé avec Luci miei traditrici de Salvatore Sciarrino, mais n’a toujours pas été monté à Paris. 


Alexandre Zemlinsky (1871-1942). Photo : DR


Si l’enfant de sept ans de l’opéra de Ravel est remis sur le droit chemin par les objets et les animaux qu’il maltraite, ce n’est pas le cas de l’infante de dix-huit printemps de l’opéra de Zemlinsky qui, pour son anniversaire, reçoit de son père en cadeau un nain galant qui ignore sa cruelle condition, et qui mourra de le découvrir dans un miroir que lui fait apporter la jeune perverse. Drame d’autant plus prégnant que le Nain n’est autre que Zemlinsky lui-même, « petit, sans menton et les yeux protubérants », selon Alma Schindler, future Madame Gustav Mahler, ­et que l’Infante n’est autre que cette dernière, qui était à 18 ans son élève à qui Zemlinsky continuera pourtant de vouer un amour sans espoir après son mariage avec Mahler, qui l’appellera à ses côtés à l’Opéra de Vienne.  


Maurice Ravel (1875-1937). Photo : DR



Créé à l’Opéra de Monte-Carlo le 21 mars 1925, L’Enfant et les sortilèges oppose au Nain tragique qui se termine sur la mort poignante du héros, sa distance ironique, sa dimension onirique, sa fin rédemptrice et son orchestration pointilliste et jubilatoire. Malgré cette évidente différence de styles, la juxtaposition de ces deux chefs-d’œuvre fonctionne à la perfection.


Alexandre Zemlinsky, Der Zwerg. Photo. : DR


Ce même diptyque est repris en ce moment dans la même salle Garnier qui l’a vu naître voilà près de quinze ans. Richard Jones et Antony McDonald plongent le public dans une atmosphère onirique, celle de l’enfance, avec des décors et des costumes vus avec des yeux d’enfant et de nain. Les têtes d’asperge en guise d’arbres du jardin du palais royal dans Der Zwerg ne font plus scandale, pas davantage que les trois servantes en robes sexy, jarretelles et bas résille. Le double Nain constitué par le chanteur, en queue de pie noire, fusionnant avec une marionnette en habit blanc affublée du visage de Zemlinsky que le premier manipule avec ses mains et ses pieds, émeut, tandis que le spectateur a constamment envie de gifler l’Infante Donna Clara. La distribution est très homogène, menée par le Heldentenor Charles Workman, qui surmonte sans faillir – à l’exception de quelque paille vers la fin – le rôle exigeant et continuellement tendu à l’extrême du Nain, et les seconds rôles sont parfaitement campés. Mais il convient de saluer surtout la prestation de Vincent le Texier en majordome, et, par-dessus tout, celle de Béatrice Uria-Monzon, qui, de sa voix de velours propose une Ghita touchante, seul être à ressentir quelque compassion pour le Nain, qui meurt dans ses bras.


Maurice Ravel, l'Enfant et les sortilèges. Photo : DR


Dans l’Enfant et les Sortilèges, Gaëlle Méchaly, remarquée lors de la création à l’Opéra de Rouen dans l’Amour coupable de Thierry Pécou en 2010, est une enfant à la fois espiègle et effarouchée qui émeut et agace tout autant. Son indéniable présence et sa voix fruitée et flexible mettent en lumière ses partenaires, à commencer par la Princesse d’Amel Brahim-Djelloul, mais aussi Cornelia Oncioiu dans les trois registres fort différents de Maman, la Tasse chinoise et la Libellule, Alexandre Duhamel, horloge comtoise impressionnante et chat-Popeye au regard enjôleur, François Piolino en Théière, Rainette et Petit Vieillard…


Paul Daniel. Photo : DR


Dans la fosse, le chef britannique Paul Daniel, ancien directeur musical de l’English National Opera, directeur artistique et musical désigné de l’Orchestre national de Bordeaux-Aquitaine et directeur musical du Real Filharmonia de Galicia, fait des débuts remarqués à l’Opéra de Paris, dirigeant avec énergie, rigueur et lyrisme. A l’instar de ce qu’il a réalisé voilà trois mois dans Lulu d’Alban Berg au Théâtre de la Monnaie de Bruxelles dans la production de Krzysztof Warlikowski (voir ce blog en date du 15 octobre 2012, http://brunoserrou.blogspot.fr/2012/10/extraordinaire-lulu-de-barbara-hannigan.html), Daniel impose dans le Nain ses affinités avec l’univers torturé et complexe de Zemlinsky et le chromatisme exacerbé et charnel du maître d’Arnold Schönberg et ami d’Alban Berg associé au mode et à la gamme par tons utilisés par le Viennois, et la sensualité aérienne et l’orchestration fluide et jaillissante de Ravel dans l’Enfant et les sortilèges, ne couvrant jamais les voix mais au contraire les soutenant sans pour autant retenir  l’orchestre. Sa direction est en totale adéquation avec chacun des deux ouvrages, tant et si bien que les textes sont constamment compréhensibles tandis que les pupitres de la phalange de l’Opéra de Paris brillent sans discontinuer.

Bruno Serrou

mercredi 30 janvier 2013

George Benjamin a dirigé en poète l’Ensemble Intercontemporain dans un programme Stravinski, Adámek, Boulez et une œuvre de son cru

Paris, Cité de la Musique, Salle des concerts, mardi 29 janvier 2013

George Benjamin dirigeant le SWR Vokalensemble Stuttgart et l'Ensemble Intercontemporain pendant une répétition de Kameny d'Adámek

Dix mois après leur premier concert commun Cité de la Musique où il avait remplacé Pierre Boulez, George Benjamin retrouvait hier soir dans la même salle l’Ensemble Intercontemporain, avec notamment, après Eclat/Multiples en 2012, une autre grande pièce de Boulez, Cummings ist der Dichter. Compositeur parmi les plus doués et ouverts de sa génération à qui Olivier Messiaen, qui le considérait comme le plus brillant de ses élèves au point de le comparer au seul Mozart et de lui prédire le plus grand avenir, chef d’orchestre inspiré et pédagogue couru, George Benjamin avait conquis l’an dernier les musiciens de l’Ensemble Intercontemporain au point que ces derniers ont décidé de l’inviter cette année à titre personnel. D’ailleurs, tout comme en mars de l’année dernière, l’Intercontemporain s’est montré à son meilleur, le niveau s’avérant constant malgré les nombreux nouveaux visages que l’on remarque en leur sein depuis quelques mois. 

George Benjamin. Photo : DR

Auréolé du succès de son opéra Written on Skin créé sous sa direction en juillet dernier dans le cadre du Festival d’Aix-en-Provence dans une production qui tourne partout en Europe (1), George Benjamin, la cinquantaine rayonnante (2), a atteint la plénitude, autant comme compositeur que chef d’orchestre, mais aussi professeur chevronné. Le geste simple et clair, la battue ferme et précise, sollicitant les instrumentistes avec tact et les louant avec un empressement évident quoique de façon « So british », il dirige avec la même vitalité, le même lyrisme des œuvres dont il souligne les spécificités tout en les mettant en relation les unes avec les autres pour les inscrire chacune dans l’histoire de la musique.

 Igor Stravinski (1882-1971)

C’est d’ailleurs avec une œuvre se situant entre modernité et classicisme qu’il a ouvert le concert, puisqu’il s’est agi de Messe pour chœur mixte et double quintette à vent (deux hautbois, cor anglais, deux bassons, deux trompettes, trois trombones) d’Igor Stravinski (1882-1971). Comme la plupart de ses partitions chorales, cette Messe appartient à sa dernière période créatrice, puisqu’elle a été conçue entre 1944 et 1948. En réaction aux messes de Mozart qu’il jugeait comme des « douceries opératiques rococo », Stravinski a entrepris une « vraie » messe bel et bien destinée à l’office catholique. Il en confiera pourtant le soin de la création au haut lieu de l’art lyrique, temple du bel canto, la Scala de Milan. Tout empreint de ses récentes lectures de saint Augustin et de Bossuet, Stravinski compose une œuvre austère mais fervente, y mettant toute sa foi chrétienne et sa dévotion catholique, ce qui fait de lui l’un des grands compositeurs de musique religieuse du XXe siècle. Ce qu’atteste d’ailleurs, contrairement à un Beethoven par exemple, le Credo, point central de cette Messe et le plus développé, d’une écriture chorale essentiellement homophonique les instruments intervenant principalement par des notes tenues de façon plus ou moins longue, ce qui donne la primauté au texte, certaines parties étant carrément psalmodiées. Le SWR Vokalensemble Stuttgart en a donné une interprétation magistrale de rigueur, de retenue et d’homogénéité, les couleurs des voix se combinant à merveille aux timbres des instruments à vent qui ont sonné vaillamment.

George Benjamin et Ondřej Adámek

Cette œuvre référence de Stravinski a préludé à Kameny d’Ondřej Adámek (né en 1979) donné en création mondiale. Comme c’est souvent le cas avec le compositeur tchèque, qui a été la saison dernière en résidence à l’Ensemble 2e2m tandis que l’Intercontemporain avait notamment donné de lui, en juin dernier dans le cadre du festival ManiFeste, Nôise, sa nouvelle partition est ludique, malgré la gravité du propos, les instrumentistes ayant à effectuer des gestes auxquels ils ne sont pas toujours familiarisés, et à émettre des phonèmes et des cris, tandis que les choristes se voient confiés des ersatz d’instruments. Ecrite pour vingt-quatre chanteurs et ensemble de dix-sept instrumentistes (deux flûtes/flûtes piccolo/flûtes basse, clarinette en si bémol/clarinette en mi bémol, clarinette en si bémol/clarinette basse/clarinette contrebasse, deux cors, deux trompettes, deux trombones ténor-basse, deux percussionnistes, piano, harpe, deux violoncelles et contrebasse) sur un poème de l’Islandais Sjón (né en 1962) (3), tilraun til endurlifgunar dúu khalil aswad (une tentative de ressusciter du’a khalil aswad) dans une traduction anglaise, cette œuvre est le fruit d’une commande de l’Ensemble Intercontemporain. 

George Benjamin, Ondřej Adámek, l'Ensemble Intercontemporain et le SWR Vokalensemble Stuttgart à l'issue de la création de Kameny

Adámek évoque dans Kameny à la fois des souvenirs mélancoliques de l’enfance, époque où l’on s’amuse à jeter des pierres en l’air et à observer leur comportement, et la terrifiante lapidation d’une jeune fille kurde en 2007 (4). Cette œuvre d’une demi-heure fascine. Commençant par une distribution de cailloux par le chef aux choristes, qui les prennent dans une bourse par paire, l’œuvre débute par le battement et le frottement desdites pierres, chaque chanteur s’associant les uns après les autres pour propulser dans la salle un martellement infernal et terrifiant allant en s’amplifiant, lesquelles pierres passeront à la fin dans les mains des instrumentistes, qui s’interrompront les uns après les autres pour laisser la salle dans un silence mortifère tandis que le chef recueille les cailloux dans la même bourse qu’au début. Entre ces deux impressionnants moments, l’œuvre se présente tel un entrelacs continu d’événements sonores et dramatiques captivants alternativement inquiétants et oniriques, vols de pierres, cailloux tombant dans l’eau, bruits blancs, bruits de bouche et de gorge, phonèmes, chuchotements, cris, recitativo, parlando, chant, sons de la nature (tandis que l'un des deux percussionnistes joue une guitare sonnant entre clavecin, harpe et cymbalum). Il s’y trouve par instants un côté tribal, rituel, avec des rythmes incantatoires ponctués de plages alternant rêve et déchirure violente. Adámek réussit là une œuvre passionnante perpétuellement mobile, se renouvelant sans cesse, manageant continuellement la surprise. 

George Benjamin (né en 1960). Photo : DR

La seconde partie du concert s’est ouverte sur Three Inventions for Chamber Orchestra (Trois inventions pour orchestre de chambre) de George Benjamin. Composée en 1993-1995 pour vingt-quatre instrumentistes à la suite d’une commande de Betty Freeman pour la soixante-quinzième édition du Festival de Salzbourg, cette brillante partition a été créée à Salzbourg le 27 juillet 1995 par l’Ensemble Modern dirigé par le compositeur. Elle compte trois mouvements, le premier dédié à la mémoire d’Olivier Messiaen, le troisième à Alexander Goehr, les deux maîtres de Benjamin. Le mouvement initial est d’une sereine luminosité dans l’esprit de Messiaen mais sans en adopter les textures, le deuxième est d’une énergie et d’une mobilité exaltée par des solos instrumentaux d’une grande virtuosité, tandis que le troisième, le plus développé, est d’une implacable régularité, martelée par deux grosses caisses et des gongs également répartis des deux côtés du plateau, tandis qu’au centre s’élève des profondeurs une superbe mélodie exposée par le contrebasson. 

Pierre Boulez (né en 1925). Photo : DR

C’est sur une œuvre de Pierre Boulez que s’est achevé le concert. Une magistrale interprétation d’un incontestable chef-d’œuvre, Cummings ist der Dichter. Ce titre trahit bien évidemment le fait que la partition se fonde sur un poème de l’Américain E. E. Cummings (1894-1962), mais n’a aucun rapport avec le poème mis en musique. Le compositeur a en fait donné ce titre à son œuvre par hasard, à la suite d’une lettre où il écrivait être en train de travailler sur un projet dont « Cummings ist der Dichter » - « Cummings est le poète ». Les mots que laisse percer la découpe du poème sont en effet non pas en allemand mais dans l’original anglais. C’est en 1952, alors que Boulez séjournait à New York, que John Cage attira son attention sur E. E. Cummings. La mise en page, la typographie, la ponctuation, la syntaxe, la découpe des mots, le tout entraînant une décomposition du sens, allaient exercer à la suite de cette lecture une impression durable sur l’imaginaire du compositeur. Ce  n’est pourtant qu’en 1970 que Boulez se lance dans la composition de ce qui devait constituer un ensemble de pièces tirées des poèmes de Cummings. Seule celle-ci a été entreprise et menée à son terme, non sans avoir été révisée en 1986. La première version, créée à Ulm par Pierre Boulez et Clytus Gottwald, imposait la participation de deux chefs. Devant les difficultés d’exécution, le compositeur a repris sa partition pour la simplifier et, surtout, la rééquilibrer, amplifiant les sonorités tout en préservant une certaine complexité fruit de la démultiplication de la musique analogue à celle du texte par une quête constante des oppositions entre écritures vocale et instrumentale, hétérophonie et harmonie, hauteur et bruit. George Benjamin en a donné une interprétation fluide qui a mis en relief les textures raffinées et les contours poétiques admirablement servis par le délectable SWR Vokalensemble Stuttgart et un Ensemble Intercontemporain qui joue Boulez comme personne (saluons au passage les deux trompettistes, Jean-Jacques Gaudon et Laurent Bômont, qui ont jonglé un quart d’heure durant avec huit sourdines chacun, parfois pour émettre un seul son). 

Bruno Serrou

Photo : (c) Ensemble Intercontemporain, sauf mention spéciale

1) Les Parisiens ne pourront voir ce second opéra de George Benjamin qu’à l’automne prochain
2) George Benjamin est né le 31 janvier 1960
3) Prononcer Shohn
4) Du’a Khalil Aswad (ou Doaa Khalil Assouad) est le nom d’une jeune fille de 17 ans membre d'une tribu de Yézidi, non musulmane, qui a été lapidée en 2007 au Kurdistan irakien à la demande de son oncle pour être tombée amoureuse d’un musulman. Ce lynchage a eu lieu en présence de policiers du gouvernement régional du Kurdistan autonome. La scène a été filmée avec des téléphones portables et diffusée sur Internet

dimanche 27 janvier 2013

Street Scene de Kurt Weill par l’Opera Group / Young Vic dirigé par Tim Murray et mis en scène John Fulljames conquiert le Châtelet



Paris, Théâtre du Châtelet, vendredi 25 janvier 2012



 Kurt Weill, Street Scene. Kate Nelson (Mae Jones) et John Moabi (Dick McGann). Photo : DR

Le Théâtre du Châtelet présente pour quatre représentations seulement un chef-d’œuvre de Broadway, Street Scene de Kurt Weill (1900-1950), dans une production créée à Watford (à une trentaine de kilomères de Londres) en juillet 2008. Ouvrage rare en France de l’auteur du célébrissime Opéra de quat’sous né en 1928 de sa collaboration avec Bertolt Brecht qui séjourna à Paris de 1933 à 1935, sur la route de l’exil qui le conduira de Berlin à New York, Street Scene a attendu soixante-trois ans pour connaître sa première française. C’était à l’Opéra de Toulon en mars 2010 dans une mise en scène d’Olivier Bénézech. Quelques mois plus tard, en décembre de la même année, l’Atelier d’Art lyrique de l’Opéra de Paris en donnait une version synthétique avec deux pianos sous le titre Songs de Street Scene, mis en scène par Irène Bonnaud et chorégraphié par Jean-Marc Picquemal. 


Kurt Weill (1900-1950), à New York en 1943. Photo : DR


Cet « opéra américain », selon la formule de Kurt Weill, créé à New York, Adelphi Theater, le 9 janvier 1947 dans une mis en scène par Charles Friedman et une chorégraphie d’Anna Sokolow, valut à son auteur le premier Tony Award de l’histoire de Broadway. Sitôt après avoir vu à Berlin en 1930 la pièce à succès d’Elmer Rice, prix Pulitzer 1929, Weill a compris qu’il tenait « le sujet parfait pour un opéra américain, par son récit prenant et la richesse de ses protagonistes ». Sitôt arrivé aux Etats-Unis, il contacte le dramaturge, qui met plusieurs années pour accepter de collaborer avec le compositeur, qui, pour les lyrics, fait appel au poète de Harlem Langston Hughes. Cette scène de rue d’un été caniculaire new-yorkais, avec ses personnages hauts en couleur, leurs drames, leurs amours, est entrée au New York City Opera en 1959. « Il s’agit d’un entrelacs brillant de styles (opéra, opérette, musique populaire) et d’un texte parlé et chanté », rappelle Tim Murray, chef d’orchestre de la production The Opera Group Young Vic mise en scène par John Fulljames présentée au Châtelet. « Le livret précise-t-il, use des langues vernaculaires des nationalités (italien, suédois, yiddish, irlandais, allemand, polonais, etc.), de la rue et ne craint pas de décrire la violence et la misère. » Cherchant le réalisme, Weill a fusionné chant et parole soutenus par un orchestre flamboyant. « Nous avons essayé d’être fidèles à l’œuvre dans toute sa complexité, dit Murray. Notre troupe chante et danse avec passion. L’orchestre est au centre du plateau, ce qui valorise l’éclat de la musique de Weill. »


 Kurt Weill, Street Scene. Harriet Williams (Mrs Olsen), Simone Sauphanor (Mrs Fiorentino) et James McOran-Campbell (George Jones). Photo : DR

Œuvre supérieurement orchestrée, alliant avec maestria écriture symphonique et orchestration jazz façon Duke Ellington, et la façon du blues, la partition est loin d’être un pastiche, un « à la manière de » ou une synthèse de styles. On y trouve en effet Verdi, Bizet, Puccini, le swing et des prémices du be-bop, le tout faisant de Weill non pas un « suiveur » mais un précurseur. En effet, la partition de Street Scene est plus riche encore que celle de Porgy and Bess de Gershwin qui le précède de douze ans et dont il est le pendant pour le petit peuple blanc, et de West Side Story de Bernstein de dix ans postérieur qui s’attache aux nouveaux émigrés des années 1950 que son les portoricains. L’action de Street Scene se déroule dans une rue surchauffée du lower East Side de Manhattan dans les années 1940. Elle est ponctuée de misère, d’espoirs inassouvis, de faits divers, d’histoires d’amour et de jalousie qui conduisent au meurtre, à l’expulsion d’une famille monoparentale sans le sous, tandis que de graines de voyous, des dragueurs de petite envergure, etc. Les héros sont pauvres, sans gloire, américains moyens qui racontent toute l’histoire du monde - l’un est un vieux militant du Bund, juif d’Europe centrale, l’autre est marchand de glaces, italien et fier de l’être, les voisins sont suédois, et la commère de l’immeuble est une irlandaise digne d’un film de John Ford, un autre est une brute réactionnaire, un autre encore un alcoolique... Hymne au melting pot new-yorkais, l’opéra de Weill attaque de front le racisme, le conservatisme de la classe ouvrière américaine, représenté par le personnage de Frank Marrant, et l’importance toujours plus grande de la presse à scandales, qui attire comme les mouches deux commères des beaux quartiers sur les lieux d’un crime sanglant…


New York City, lower Est Side, Manhattan, années 1940. Photo : DR



En s’accaparant l’idiome américain (métissage de chant, déclamation et chorégraphie, une multitude de rôle secondaires, dont de nombreux enfants, le tout soutenu par un orchestre polychrome), Weill réussit une synthèse qui suscitera l’admiration de Leonard Bernstein puis de Steven Sondheim. « Street Scene, à travers son détonant Ice Cream Sextet, déploie un chant de louanges à la culture urbaine d’une New York cosmopolite, comme l’écrit Pascal Huynh dans son remarquable ouvrage qu’il a consacré à Kurt Weill (1). Vingt-cinq songs, tous plus brillants les uns que les autres, ponctuent les deux actes d’une œuvre étincelante de plus de deux heures trente. Le récit se concentre sur deux intrigues : l’histoire d’amour entre Rose Marrant et son voisin Sam Kaplan, et sur la relation extraconjugale de la mère de Rose, Anna, qui est finalement découverte par son mari irascible, Frank. Le premier acte enchâsse une grande diversité de numéros. Outre le Ice-Cream Sextet déjà cité, un blues, un trio de commères, Get a Load of That, une aria pour soprano, Somehow I Never Could Believe, un arioso pour ténor Lonely House, deux numéros caractéristiques de Broadway, Wouldn’t You Like to Be n Broadway ? et What Good Would the Moon Be ?, un duo dansé, Moon-Faced, Starry-Eyed et un onirique duo dans l'esprit de Puccini, Remember That I Care. Au second acte, introduit par une prélude instrumental, une scène d’enfants, Catch Me If You Can, le duo d’amour We’ll Go Away Together, la puissante séquence du meurtre, une complainte, The Woman Who Lived Up There, une berceuse caustique, enfin le duo d’adieu dans le style comédie musicale Don't Forget the Lilac Bush


Kurt Weill, Street Scene. L'arrestation de Frank Maurrant (Goef Dolton). Photo : DR


Se déployant au sein d’un décor simple conçu par Dick Bird qui suggère une rue, la façade d'un immeuble et ses dégagements à partir d’un praticable sur deux niveaux reliés par deux escaliers et au milieu duquel est installé l’orchestre et le chef (cordes et percussion au rez-de-chaussée, bois et cuivres à l’étage), la production de John Fulljames est d’une vérité et d’une spontanéité exemplaires. Dirigée de main de maître par Tim Murray, la partition swingue d'extraordinaire façon, conduisant souvent le spectateur à décoller de son siège, tandis que le chef britannique glorifie la polychromie de l’orchestration, sollicitant avec succès un Orchestre Pasdeloup qui lui répond avec adresse. 


New York City, lower East Side, Manhattan, années 1940. Photo : DR


Sur le plateau, une troupe aguerrie, qui donne une formidable authenticité à cette œuvre colorée et multiple, s’exprimant avec naturel et chantant avec des voix lyriques hélas déformées par l’amplification de micros trop systématiquement utilisés sur la scène du Châtelet (ce qui nuit en plus à la spatialisation, puisque l’on a parfois du mal à repérer où se trouve l’intervenant et transforme le navire amiral des théâtres de la Ville de Paris en un quelconque Zénith), pourtant l’une des plus belles acoustiques de la place de Paris et dont les protagonistes de Street Scene n’ont de toute évidence nul besoin, pas même les enfants. Le spectacle est dominé par les figures émouvantes d’Anna et Rose Maurrant (Sarah Redwick et Susanna Hurrell), du rêveur Sam Kaplan (Paul Curievici), de Laura Hildebrand (Joanna Foote) et de sa fille Jennie (Kate Nelson, qui campe également Shirley Kaplan, sœur de Sam, et Mae Jones, fille de l’alcoolique George Jones). Geof Dolton incarne à travers la figure de Frank Maurrant une brute buttée et réactionnaire que la jalousie mine d’une vérité confondante, et l’on se délecte de l’inénarrable duo dansé réunissant Mae Jones et son petit ami Dick McGann campés par Kate Nelson et John Maobi qui se lancent sur le trottoir dans un jitterbug débridé. Il convient aussi de saluer les enfants de la Maîtrise de Paris, qui, individuellement et collectivement, s’en donnent à cœur joie dans leurs emplois d’enfants des rues plus ou moins délurés, ainsi que le Chœur du Châtelet, cantonné dans les coulisses.

Bruno Serrou

1) Editions Actes Sud

vendredi 25 janvier 2013

Mariusz Trelinski met en scène Manon Lescaut de Puccini à la Monnaie de Bruxelles : quand Des Grieux rêve de Manon des villes



Bruxelles, Théâtre de La Monnaie, jeudi 24 janvier 2013


Un soir, dans une grande ville, les employés d’une entreprise quittent leurs bureaux et se dispersent dans les rues. Parmi eux, Des Grieux, qui exprime sa réticence à se distraire et le vide de sa vie conjugale… Soudain, il aperçoit une silhouette de femme qui le trouble… Dès le début de l’action, le spectateur est convié à participer à un rêve, celui de Des Grieux, qui, à l’instar du roman de l’abbé Prévost dont s’inspire l’opéra de Giacomo Puccini à l’affiche du Théâtre de La Monnaie de Bruxelles, se souvient du temps jadis... 



Troisième œuvre scénique de Puccini (1858-1924), créé avec grand succès au Teatro Regio de Turin le 1er février 1893, Manon Lescaut, qui établit immédiatement le renom du compositeur, est le premier vrai chef-d’œuvre du maître de Lucques. A l’instar de la Manon de Massenet et de celle d’Auber, l’œuvre s’inspire du roman de l’abbé Prévost l’Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut paru au début des années 1730. L’ouvrage de Puccini, qui respecte la structure parcellaire du roman tout en inventant le finale, conte les mésaventures d’une jeune femme promise au couvent quoique attirée par l’argent et ses plaisirs et qui, en route vers son destin, se laisse séduire par un riche barbon mais qu’un charmant nobliau enchante à son tour. Le premier surprend le second en train d’embrasser sa muse, qu’il dénonce aussitôt à la justice et fait condamner à la déportation en Amérique. Elle y mourra dans les bras du jeune-homme.


Manon étant fantasmée, regardée, flamboyante, séquestrée, exhibée par les hommes, y compris par Des Grieux, elle se contente d’exister à travers les regards et les désirs des hommes, et devient de ce fait un être passif, les décisions étant prises à sa place et elle les accepte sans broncher. Tant et si bien que la véritable héroïne de ce spectacle est la ville. En effet, l’interprétation qu’en fait à La Monnaie de Bruxelles, en coproduction avec l’Opéra de Varsovie, le metteur en scène polonais Mariusz Trelinski conduit le public qui entre dans la salle au cœur de la cité, où la totalité de l’action se déploie. Au début, les employés s’égayent dans le hall de leur entreprise et se dispersent dans la rue à l’issue de leur journée de travail. Au fond du hall défilent immeubles, rues, autoroutes qui sont la vie d’une mégapole. Des Grieux, qui ne sait pas que faire, remarque Manon, qui apparaît en compagnie de son frère Lescaut et du vieux Géronte… A la façon de son compatriote Krzysztof Warlikowski, Trelinski, qui avait déjà attiré mon attention avec une production de Król Roger (le Roi Roger) de Karol Szymanowski vue à l’Opéra de Wrocław le 28 mars 2012 (voir dans ce blog en date du lundi 2 avril 2012), revoit le scénario original pourtant déjà d’une grande efficacité pour en faire un drame contemporain où la femme reste un souffre-douleur. Sa direction d’acteur est d’un cinéaste plus encore que d’un homme de théâtre, avec ses cadres serrés et ses plans larges, tandis que le découpage enchaîne les fondus-enchaînés. Drogue, violence, mafia sont les composants de la tragédie de Manon qui la vouent l’enfer. La conception est alambiquée, mais riche de sens et pour le moins consistante, le plus souvent vraisemblable, la transposition ne déformant pas vraiment le propos, même si elle se situe dans les années 1970-1990 et non pas en 2000-2010. Pas de téléphone portable mais des taxiphones, qui permettent faire double emploi, téléphone et moyen de communication entre Manon la prisonnière et Des Grieux son visiteur. Le metteur en scène travaille en gros plan, à l'exemple de la scène où Manon au sol se défonce à la cocaïne et se relève en titubant. Géronte est un vieux pervers, mais Des Grieux n’est pas en reste, puisqu’il donne une volée à Manon d'une puissance inouïe qui la met ko. Ce n’est que l’une des marques de la faiblesse de la personnalité de Des Grieux, qui ne cesse de geindre dans la partition, en toute circonstance, tandis que Manon s’avère plus forte que ne le laisse supposer sa nature. 



Blonde comme Nastassja Kinski dans Paris-Texas de Wim Wenders ou Monica Vitti chez Antonioni, la physionomie de Manon va en se dégradant, le cheveu devenant de plus en plus terne. Surmonté d’une horloge numérique qui s’affole, le décor est à la fois hall de bureau ou de gare, appartement pompeux, avec canapé, tapis blancs et seau à champagne. Beaucoup de monde circule, Géronte est un vieux pervers, qui joue avec des filles de joie nues que ses sbires malmènent... La musique est hélas elle aussi parfois malmenée, non pas dans la fosse, où elle est au contraire fort bien servie, mais par la faute d’un bruitage de théâtre, lorsque surviennent de haut-parleurs des sons de train censés représenter les déplacements des héros entre Amiens et Paris puis entre Paris et Le Havre. 


La deuxième partie du spectacle est plus dense et unifiée que la première, avec cet acte du Havre d’une force hallucinante avec ces femmes chancelantes aux corps torturés qui s’apprêtent à s'embarquer pour l’Amérique, tandis que Des Grieux est assommé à coup de club de golfe sur ordre de Géronte, tandis que le finale, qui se déroule dans le hall de gare désertique où Des Grieux, au lieu de partir en quête de secours et d’eau pour tenter de sauver Manon s’endort sur les sièges inconfortables rêvant de Manon, qui se dédouble, l'une délirant sa mort en chantant, l’autre tirant sa valise avant de s’asseoir au côté de Des Grieux, qui ne bouge pas, affirmant ainsi son impuissance, voire son indifférence, continuelle. 

La distribution est remarquable. Eva-Maria Westbroek et Brandon Jovanovich forment un couple de jeunes premiers digne du cinéma. La première, qui avait enthousiasmé l’Opéra de Paris dans Lady Macbeth de Mzensk de Dimitri Chostakovitch, est une splendide Manon, voix étoffée et étincelante. Brandon Jovanovich est un Des Grieux consistant aux aigus éclatants. En vieux routier à la voix de bronze, Giovanni Furlanetto campe un Géronte abject, et Aris Agiris un Lescaut judicieusement inconsistant/ Saluons aussi la prestation de Julien Dran (Edmondo aveugle), Alexandre Kravets et Guillaume Antoine, ainsi que le chœur en son ensemble. Carlo Rizzi fait de l’orchestre un véritable personnage et souligne la modernité de la partition. Dommage que la fosse soit un peu sèche. Mais cette sècheresse, qui ne pardonne aucun écart, permet d’admirer le sans faute de la phalange belge, électrisé par la direction nuancée quoique sonore du chef italien, qui connaît bien les arcanes de la musique de Puccini. 

Bruno Serrou

Photos : (c) Karl Forster / Théâtre de La Monnaie de Bruxelles