mercredi 19 décembre 2012

CD : Wagner Dream, dernier des trois opéras achevés de Jonathan Harvey, entre Bouddha et Wagner




Mort le 5 décembre dernier à l’âge de 73 ans, le compositeur britannique Jonathan Harvey (1939-2012), qui aimait tant la France, a été marqué par la pensée de Karlheinz Stockhausen, à qui il a consacré plusieurs études, dont la spiritualité était assez proche de la sienne. Les textes religieux et mystiques ont en effet fécondé son inspiration. Les écrits bouddhistes, la Bible ou l’anthroposophe austro-hongrois Rudolf Steiner irriguent l’ensemble de la création de ce grand humaniste exigeante et singulièrement inventive.


Jonathan Harvey (1939-2012). Photo : IRCAM/DR


Dernier de ses trois opéras achevés, après Passion and Resurrection (1981), sur des drames sacrés bénédictins, et Inquest of Love (1991), drame de la compréhension et de la souffrance amoureuses, Wagner Dream fond dans une commune spiritualité christianisme et bouddhisme à travers l’opéra inachevé de Richard Wagner, les Vainqueurs, entrepris en 1856 et sur lequel l’Enchanteur de Bayreuth travaillait à Venise au moment de sa mort.

Alors qu’il concevait encore Parsifal, Richard Wagner, qui avait songé dès 1848 à un Jésus de Nazareth, se tourne vers un dernier projet, tout aussi ancien, les Vainqueurs. Le compositeur poète s’inspire dans cet ouvrage de l’Introduction à l’histoire du bouddhisme indien d’Eugène Barnouf. Ce dernier rapporte la légende de Prakriti, jeune fille candâla, qui brûle d’un amour passionné pour un disciple de Bouddha, Ananda, et qui, pour entrer dans le même ordre religieux que son amant, fait vœu de chasteté. Bouddha les incite à renoncer aux plaisirs de la chair pour atteindre la perfection. Intégrée à l’action, la particularité du texte qui associe passé et présent corroborait l’idée wagnérienne de la réminiscence fondée sur le système du leitmotiv. 

Jonathan Harvey, Wagner Dream, dans la mise en scène de Pierre Audi (2007). Photo : DR

Le Wagner Dream (Songe de Wagner) imaginé par Harvey avant même que son librettiste Jean-Claude Carrière le rejoigne, est celui que tout mourant fait lorsque l’âme est sur le point de se séparer du corps. Celui de Wagner se joue en ce début d’après-midi du 13 février 1883, où, terrassé par une crise cardiaque, le maître saxon s’allonge sur le lit de repos de son bureau de la mezzanine du palais Vendramin-Calergi, propriété du compte de Chambord, duc de Bordeaux, plantée au sommet de la courbe nord du Grand Canal de Venise. Tandis que Wagner et ceux qui le côtoient en ses ultimes moments sont campés par des comédiens ; son rêve et celui qui guide son esprit jusqu’au seuil de la mort sont incarnés par des chanteurs. Harvey a composé cet opéra en neuf scènes pour six chanteurs, cinq comédiens, chœur, ensemble et  électronique en temps réel de 2002 à 2006.

Mondialement connu pour ses scénarios pour Luis Buñuel, son librettiste, Jean-Claude Carrière, est par ailleurs l’auteur d’un livre d’entretiens avec le Dalaï-lama paru en février 1994 collecté dans son monastère du nord de l’Inde. Pourtant, son livret, écrit en anglais, est truffé de clichés dignes de la presse populaire, sans portée spirituelle et philosophique significative. Ce qui amoindrit la dimension de l’œuvre, mais sans lui nuire fondamentalement, tant la partition est somptueuse. Les passages entre le théâtre et la musique, la parole et le chant, le temps historique confié aux acteurs et le rêve confié aux chanteurs coulent avec naturel, l’électronique « live » réalisée à l’IRCAM par le compositeur et Gilbert Nouno est d’une justesse jamais atteinte encore dans le domaine de l’opéra, ce qui incite l’auditeur à se laisser porter au cœur de l’espace sonore qui l’enveloppe et ne cesse de le surprendre, se disséminant furtivement dans la salle. Ce qui est malheureusement aplani par le remarquable enregistrement produit par Cyprès (1), capté à Amsterdam en juin 2007 mais forcément réduit à la seule stéréophonie. Tout en évitant citations et pastiche, la musique extrêmement raffinée et aux harmonies chatoyantes, extraordinairement élaborée et d’une expressivité foisonnante qui réussit le miracle de fondre l’ombre de Wagner à travers celle de l’un de ses héritiers les plus marquants, Gustav Mahler, et les parfums de l’Orient à la pure créativité de Harvey, envoûte dès les premières mesures pour ne plus lâcher l’auditeur quatre vingt dix minutes durant.

 Jonathan Harvey, Wagner Dream, dans la mise en scène de Pierre Audi (2007). Photo : DR

La distribution est en tous points remarquable, tant côté comédie (brillant Wagner de Johan Leysen, Cosima plus vraie que nature de Catherine ten Bruggencate), que côté chant, avec l’impressionnant Bouddha de Dale Duesing, l’omnipotent Vairochana de Matthew Best, ainsi que le couple d’amoureux formé de Claire Booth (Pakriti) et Gordon Gietz (Ananda). Dirigé avec élan et rigueur par Martyn Brabbins, l’Ensemble Ictus de Bruxelles excelle dans cette partition d’une puissance et d’une densité saisissantes qui conforte le fait que Jonathan Harvey est l’un des compositeurs majeurs de sa génération.

Pour rappel, lors de la création de Wagner Dream au Grand-Théâtre de Luxembourg le 28 avril 2007 à laquelle j’ai assisté, la mise en scène de Pierre Audi, commanditaire de l’ouvrage comme directeur de l’Opéra d’Amsterdam, s’est avérée sobre et pertinente, se déployant au sein d’une scénographie de Jean Kalman qui coupait le monde réel de celui du songe en plaçant le premier sur le proscenium tandis que le second surplombait l’orchestre, lui-même placé entre les deux univers, les musiciens de l'Ensemble Ictus ayant revêtu les beaux costumes de Robby Duiveman, copie d’époque, et la tête coiffée d’un couvre-chef.

Bruno Serrou

1) 2CD Cyprès CYP5624

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