jeudi 14 juin 2012

La musique de Philippe Manoury illumine le ManiFeste de l’IRCAM


Paris, IRCAM - Espace de projection, vendredi 8 juin 2012. Cité de la Musique - Salle des concerts, mercredi 13 juin 2012 
 Juger de la musique de compositeurs contemporains à l’aune de celle de Philippe Manoury (né en 1952) s’avère riche en enseignements, et confirme combien ce dernier est bel et bien l’un de créateurs les plus puissants et originaux de la génération des années 1950, celui qui allie une créativité à l’énorme potentiel et en constante mutation au point de ne cesser d’enrichir la panoplie des outils dont disposent et disposeront ses confrères, à une expressivité toujours plus puissante et d’une richesse sonore infinie. L’élément fédérateur des deux concerts évoqués ici est le pianiste-compositeur Ichiro Nodaïra, créateur des partitions pour piano qui ont été jouée et dont l’une des œuvres a été donnée en création mondiale vendredi. 
 La carrière Callet (Festival d'Avignon)
Ainsi, vendredi, à l’IRCAM, dans un programme regroupant trois œuvres solistes, c’est en véritable chef-d’œuvre du XXe siècle que s’est présenté Pluton pour piano MIDI et électronique en temps réel de Philippe Manoury composé en 1988 et révisé en 1989. Près d’un quart de siècle après sa création dans ce lieu impressionnant qu’est la carrière Callet à Boulbon un 14 juillet dans le cadre du Festival d’Avignon où Pierre Boulez avait dirigé six jours plus tôt une mémorable exécution de son propre Répons, cette partition pour piano MIDI a inauguré une nouvelle relation entre l’instrumentiste et l’ordinateur, ce dernier transmettant des partitions virtuelles à l’instrument acoustique. Le principe en est la détection et le suivi par informatique en temps réel du jeu de l’interprète afin d’intégrer certaines données de l’interprétation (attaques, dynamiques, tempos, etc.) au processus de composition. Le tout étant rigoureusement noté, aucune place n’est laissée à l’improvisation, ce qui n’empêche pas chaque exécution d’en renouveler la teneur, au gré du jeu du pianiste. Les cinq parties de l’œuvre qui s’ouvre sur une Toccata qui se présente tel un prélude constituent ce qui peut être considéré comme une sonate dont les mouvements de durées diverses trouvent leur développement extrême dans les Variations conclusives qui forment un gigantesque final d’une extrême virtuosité et donnent à l’œuvre une forme cyclique en se présentant comme une excroissance de la toccata introductive. Le titre Pluton n’évoque pas la planète naine du système solaire, mais l’impitoyable dieu des Enfers, troisième fils de Saturne et Rhéa, frère de Neptune et Jupiter, époux de Proserpine. Membre de l’Ensemble Intercontemporain, Sébastien Vichard a interprété cette œuvre immense qui dure plus de cinquante minutes avec une aisance, une fluidité, une intensité et un nuancier si impressionnants qu’il a amplifié l’évidence de cette partition au tour d’ores et déjà classique alors qu’il s’agit d’un emblématique parangon de la musique d’aujourd’hui, la technique s’avérant constamment au service de la musique, jouant même avec l’instrumentiste tel un véritable partenaire, d’autant plus au sein de l’Espace de projection de l’IRCAM, où les enceintes apparaissent si neutres que les sons électroniques sonnent de façon naturelle. 
En regard de cette grande œuvre, l’essai du jeune compositeur grec Nicolas Tzortzis (né en 1978), fruit du Cursus 2 de l’IRCAM 2011-2012, est apparu pâle et laborieux quant à la régénérescence du matériau, dans cette pièce, Incompatible(s) V pour piano silencieux et électronique en temps réel. Le « piano silencieux » est un instrument élaboré pour qu’un pianiste puisse jouer à volonté sans gêner le voisinage, le son pouvant s’écouter au casque sans qu’il sorte du coffre de l’instrument. Tzortzis a exploité cette particularité en suscitant des sons restitués au public par les haut-parleurs résonnant différemment de ceux qu’entend le pianiste le casque aux oreilles. A l’instar de 4’33’’ de John Cage, le piano peut rester à tout instant muet pour l’auditeur, le son étant parfois soudain coupé alors que les doigts du musicien continuent à courir sur le clavier sans émettre le moindre son, l’instrumentiste pouvant par ailleurs mimer ses gestes… Une fois toutes ces possibilités présentées, l’on se lasse de cet essai qui peut durer de quatorze à trente-cinq minutes. Mais, fort heureusement, Pavlos Antoniadis a choisi de couper la poire en deux, se limitant à une vingtaine de minutes sans que l’on puisse émettre la moindre impression sur la qualité de son jeu et, surtout, de son toucher. 
Donné en première mondiale, Ik-no-Michi (Les voies du souffle) d’Ichiro Nodaïra, le créateur de Pluton de Manoury, fait appel à un saxophoniste soliste qui joue quatre représentants de la grande famille inventée par Adolphe Sax et électronique en temps réel. L’interprète, Claude Delangle, l’un des plus grands saxophonistes de notre temps pour qui le compositeur japonais écrit depuis 1981, joue tour à tour du saxophone alto, du saxophone soprano, du saxophone ténor et du saxophone baryton, instruments répartis aux quatre coins du plateau, que l’interprète parcourt dans le noir, n’apparaissant que dans un rais de lumière lorsqu’il joue. La partition compte naturellement quatre mouvements, chacun étant consacré à un aspect du souffle (souffle, parole, instrument, vie). La demi-heure que dure la pièce s’écoule à la vitesse du vent, légère et délicate, vive et colorée, tel un rêve. 
L’Orchestre Philharmonique de Radio France a investi mercredi la Salle des concerts de la Cité de la musique pour un programme entièrement voué à la musique contemporaine, retrouvant ainsi sa mission principale à laquelle il semble avoir trop longtemps renoncé. Du moins pour ce qui concerne la musique la plus novatrice qui puisse se concevoir aujourd’hui, du moins depuis que Radio France a donné au début des années 2000 la priorité aux écoles dites « néo ». Il convient donc de saluer la force de conviction des organisateurs de ManiFeste qui ont su éveiller l’intérêt des responsables de l’Orchestre Philharmonique de Radio France pour la musique de Philippe Manoury et pour la création d’un jeune compositeur au cursus peu commun, Yann Robin. Composé en 1994 pour piano et dix-sept instrumentistes, Passacaille pour Tokyo est l’un des fruits de la collaboration de Manoury avec le pianiste compositeur japonais Ichiro Nodaïra, qui avait créé Pluton cinq ans plus tôt. La partie piano solo, d’une extrême difficulté, a été assurée avec une virtuosité de bon aloi par Dimitri Vassilakis, membre de l’Ensemble Intercontemporain, mais l’orchestre n’est pas apparu en phase avec le soliste, placé il est vrai complètement de côté, en jardin, l’orchestre se présentant complètement à part et semblant jouer une autre partition. L’on retrouve pourtant dans cette œuvre passionnante les prémisses du concerto pour piano et orchestre Echo-Daimónon de Manoury qui a ouvert ManiFeste le 2 juin Salle Pleyel. 
Premier des concertos de Manoury, conçu en 2009-2010, Synapse pour violon et orchestre est une œuvre magistrale à l’écriture serrée et d’une expressivité saisissante, aussi fondamentale que le concerto pour violon Seven (2007) de Péter Eötvös, de dimension et d’orchestration comparables. Les explications scientifico-techniques que donne Manoury (zone de contact chimique… signal nerveux entre deux neurones… structure motivique ou thématique répartie en dix-huit petites formules…) ne peuvent dissimuler un propos plus dramatique et onirique que l’auditeur est libre d’imaginer dans cette œuvre qui ne fait à aucun moment appel à l’électronique, si ce n’est dans la conception acoustique de la partition. On y trouve aussi des gestes du second mouvement (Direct) de la Symphonie n° 2 (1967) de Witold Lutoslawski (1913-1994). Après une introduction en solo et dans les premières mesures avec orchestre où on la sentait contractée par un trac qui pesait lourdement sur la main gauche et sur l’archet au point de susciter ce qui pouvait apparaître pour des micro-intervalles, Hae-Sun Kang, violoniste de l’Ensemble Intercontemporain qui en a donné la création le 13 février 2010 avec l’Orchestre de la SWR de Stuttgart, a joué avec une vélocité et une luminosité qui a confiné l’œuvre de Manoury dans la continuité des grands concertos pour violon du répertoire, au point que l’on s’étonne que les jeunes virtuoses de l’archet ne s’en soient pas encore emparés.
Déception en revanche avec Inferno de Yann Robin (né en 1974). Faisant appel à un grand orchestre symphonique et électronique en temps réel, cette œuvre n’apporte rien de plus que Vulcano pour 29 musiciens que Robin donna en création en octobre 2010 au Festival Musica de Strasbourg avec l’Ensemble Intercontemporain. Puisant son inspiration dans l’Enfer de Dante, cette nouvelle partition de trois quarts d’heure, aussi impressionnante que Vulcano, n’en renouvelle pourtant pas le propos. Au contraire, il en alourdit les contours, au point que l’œuvre en devient trop longue et par trop sonore, au point que l’oreille sature et a du mal à s’en remettre à la fin de l’exécution, restant un long moment dans du coton au point qu’elle en devient hermétique aux grincements suraigus du vieux matériel roulant qui circule encore sur la ligne 5 du métro parisien... Commençant dans les profondeurs abyssales des énormes haut-parleurs disséminés autour du public dans des sonorités semblant émaner des entrailles de la terre (tant le sol vibre) ou des confins du cosmos, et se terminant de la même façon mais decrescendo, concept rappelant le film 2001 : Odyssée de l’Espace de Stanley Kubrick, l’œuvre se découpe en trois grandes séquences ponctuées par ces même infrasons venus de l’origine du monde ou du fin-fond de l’enfer, où de toute évidence d’après ce qu’en donne Yann Robin à entendre, il ne doit pas faire bon vivre. L’œuvre est assurément grandiose, menaçante, terrifiante, grondante, mais l’on reste en deçà de ce que Vulcano laissait espérer.
Tout au long de la soirée, Jean Deroyer a dominé les partitions qu’il dirigeait, attentif à indiquer les départs et à écouter le plus possible ses solistes, la battue claire et variée, mais les musiciens de l’Orchestre Philharmonique de Radio France sont restés en dehors des œuvres qu’ils étaient chargés de défendre, certains manifestant à leurs voisins de pupitres leur désapprobation par des sourires ironiques ou des regards en coin qui en disaient long. On était loin hier de l’engagement de l’Orchestre de Paris, le 2 juin, lors de l’ouverture de ManiFeste…
Bruno Serrou
Photos : DR, IRCAM, EIC



3 commentaires:

  1. C'est à n'y rien comprendre, on se demande pourquoi on n'entend pas plus de Musique Contemporaine dans nos charmantes contrées, vu le nombre de compositeurs qu'il y avait ces soirs-là dans le Hall de la Cité de la Musique. Nonobstant les personnes travaillant activement dans ce microcosme. Je ne parle même pas de ceux que je n'ai pas reconnus, encore moins de ceux que je n'ai pas la chance de connaître.
    Je n'ose en faire le catalogue, de peur d'effrayer notre nouvelle Ministre de la Culture, que je n'ai d'ailleurs pas repérée…
    Il y avait un colloque dans la journée, et on ne m'a rien dit. ;-)

    Ceci dit, je partage ton avis sur Jean Deroyer, sur l'OPRF, et n'ai été séduit par aucune œuvre du concert d'hier soir (Avoir un très, très grand orchestre - des cordes en veux-tu en voilà - pour ça, je m'interroge…). Ce qui ne fut pas le cas du concert d'avant hier, où je mettais rendu.

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  2. Mon jugement fut certainement perturbé de par ma position dans la salle, 3ème rang, totalement à droite : contrebasses et une seule percussion…

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  3. J'ai oublié de signalé la performance de Dimitri Vassilakis, dans Passacaille pour Tokyo, tout de même.

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