lundi 25 juin 2012

Brigitte Engerer, la partition de « Tristan » de Wagner sous le bras, a rejoint Beethoven dans l’Au-delà pour jouer avec lui ses trente-deux sonates-symphonies

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La magnifique pianiste française Brigitte Engerer est décédée samedi 23 juin 2012 des suites d’une longue maladie. Nostalgique, torturée, sujette à de terribles angoisses, comme elle se définissait elle-même, mais aussi extrêmement attentive et généreuse, la plus « Russe » des musiciens français était l’une des artistes les plus sensibles et profondes de sa génération. Inquiète pour l’avenir de la musique, elle vouait un véritable culte à Beethoven, au point d’avoir prénommé sa fille Léonore. Brigitte Engerer aimait jouer avec ses amis de toujours, comme les pianistes Boris Berezovski et Michel Béroff, le violoniste Olivier Charlier, l’altiste Gérard Caussé, le violoncelliste Henri Demarquette. Le festival de piano de La Roque d’Anthéron n’a pas connu d’édition sans l’inviter. J’avais interviewé pour la première fois Brigitte Engerer le 19 octobre 1993 à l’occasion de la parution de son enregistrement des Nocturnes  de Frédéric Chopin chez Harmonia Mundi et peu avant un récital qu’elle s’apprêtait à donner au Théâtre des Champs-Elysées, le 9 novembre suivant. Je garde de ces deux grandes heures un souvenir ému, tant la jeune artiste déjà au sommet de sa carrière m’avait touché. C’est cet entretien paru pour la première fois dans un magazine aujourd’hui disparu, que je propose ici.

Bruno Serrou : Vous êtes à la tête dune discographie assez importante. Pourtant, l’on ne trouve aujourd’hui que peu de disques de vous. Comment expliquer cette situation ?
BRIGITTE ENGERER : Les circonstances ont fait que j’ai été contrainte de changer trop souvent d’éditeur. J’ai enregistré mon tout premier disque chez Melodya. Il n’a jamais été disponible en France. Le deuxième a été publié au Chant du Monde, qui avait racheté la bande Melodya. Ce qui est normal, puisque j’arrivais de Russie. Puis la maison a dû déposer son bilan... Je suis ensuite entrée chez Philips, chez qui j’ai fait plusieurs disques et qui a gentiment racheté les enregistrements du Chant du Monde. Ainsi, tout a pu être réédité chez Philips. Puis est arrivée la fusion avec Polygram, qui a arrêté les productions françaises... C'est ainsi que je suis entrée chez Harmonia Mundi, où je me sens vraiment chez moi. Mes enregistrements Philips n’ont jamais été reportés en CD, à l’exception d’une « compilation » dénommée Musique romantique et publiée sans même que l’on m’en ait avertie. Il aurait pourtant été préférable, en cette année du centenaire, que mes enregistrements Tchaïkovski soient repris. Harmonia Mundi souhaitait acheter les bandes ; mais cela n’a pas pu se faire. Sur le plan musical, je suis extrêmement satisfaite d’être chez Harmonia Mundi. Je fais ce que je veux, comme je veux, quand je veux. Je peux choisir mon répertoire, et l’enregistrer à mon rythme.

BS : Le répertoire que vous défendez semble assez sélectif, est-ce le reflet de vos affinités musicales ?
BE : Evidemment la musique russe, Moussorgski, Tchaïkovski, Rachmaninov. J’apprécie moins Prokofiev qu’autrefois, lui reprochant désormais son côté percussif. Sa Huitième sonate est cependant un chef-d’œuvre. Scriabine, que je n’ai pas encore enregistré et qui est toujours considéré comme un compositeur à part... Evidemment la musique romantique, Schumann, Chopin, Liszt. J’ai travaillé nombre de pages de ce dernier, mais il y a trop longtemps que je ne l’ai pas donné en public. En fait, tout dépend du moment, de mes sentiments, de mon état d’esprit. A l’occasion du disque que je viens de consacrer à ses Nocturnes, j’ai adoré me plonger dans l'univers de Chopin, embrasser une œuvre entière qui s’échelonne sur des époques différentes de sa vie. Chaque Nocturne  est en soi un chef-d’œuvre, un poème, un morceau de vie, un caractère. Et Beethoven... Beethoven qui est pour moi un dieu... Mes relations avec lui sont tout à fait particulières...

BS : Beethoven est un monument…
BE : C'est Dieu... Vraiment. Si je devais avoir besoin d’une image, d’une voix qui représente Dieu, ce serait Beethoven. C’est le Père, celui qui comprend, celui qui aime, celui qui gronde... Tout est en lui.

BS : Beethoven représente davantage que Jean-Sébastien Bach ?
BE : Pour moi ? Beaucoup plus ! J’admire, j’aime énormément Bach, mais je trouve chez Beethoven une dimension humaine, un amour de l’humanité qui est moins sensible chez Bach, qui est plus intellectuel et « divin », peut-être. Il est moins humain, moins physique, moins proche de nous, êtres humains que nous sommes. Alors que j’ai l'impression que Beethoven a su complètement décrire et comprendre toute la gamme de nos sentiments, de nos faiblesses, de nos espoirs, de nos désespoirs... Tandis que chez Bach, tout est dans un monde tellement parfait que l’on est déjà dans l'Au-delà, au paradis.

BS : Beethoven est donc Dieu. Est-ce pour cette raison que vous n’osez vous y mesurer ?
BE : Je joue beaucoup de ses pièces de musique de chambre, et je programme souvent le concerto l'Empereur, le Triple concerto et quelques œuvres pour piano. Mais j'ai un petit problème avec les sonates. Ce que je dis là risque de scandaliser beaucoup de gens. Mais, voilà quelques temps, je suis tombée sur une phrase de Claude Debussy qui m’a permis de comprendre mon sentiment à l’égard de Beethoven. Debussy écrit que Beethoven a composé « trente deux symphonies mal transcrites pour le piano ». Et c’est ce type de frustration que je ressens. Dans ces œuvres, je trouve le piano extrêmement restrictif ; et chaque fois que je les écoute, j’éprouve un sentiment de frustration. Je pense que certaines sonates sont presque impossibles à jouer comme il le faudrait. Je ne dis pas qu’elles sont mal écrites... Mais elles me paraissent tellement sublimes que j’estime ne pas avoir le droit de faire quelque chose qui ne se situe pas à un niveau extrêmement élevé. J’ai peur de ne pas être à la hauteur et de leur porter préjudice...

BS : Le piano de Franz Liszt est un orchestre  plus grand encore que celui de Beethoven.
BE : Liszt est sublime... Combien de fois je découvre dans sa musique un accord, une phrase qui seront imparablement repris par ses contemporains. Et je me scandalise, pensant « Voila encore un moment superbe pillé par Wagner et consort »... Pillé y compris dans Tristan, l’opéra que j’aimerais emporter sur une île déserte... La générosité de Liszt est unique dans l’histoire de la musique, notamment avec toutes les transcriptions qu’il a pu faire pour permettre à la musique des autres de pénétrer dans les foyers de ses contemporains. Il a vraiment mis son talent au service d’autrui... C’est fou ce qu’il a fait ! Sans esprit de chapelle ; une générosité totale. Un immense bonhomme ! Liszt, pourtant, est l'un des romantiques dont l’image est la plus difficile à vendre. Pourquoi ?... J’ai lu voilà peu de temps l’interview d’un célèbre pianiste hongrois qui disait en substance qu’il ne jouait pas Liszt sous prétexte que sa musique est mauvaise !!!... Comment peut-on oser porter de tels jugements ?! C’est extrêmement prétentieux de dire des choses pareilles sur un compositeur aussi énorme, qui, en plus de son talent personnel, a aussi bien compris les autres, inspiré tant de compositeurs, qui ont pompé sa création sans vergogne. Liszt a ouvert tout le XXe siècle... Que l'on dise que l’on n’aime pas sa musique, que l’on ne la comprend pas, je veux bien, mais pas qu’elle ne vaut rien... Je joue Liszt mais ne l’ai pas encore enregistré. Je vais bientôt m’y mettre... J'aimerais jouer la Dante Sonata, la Sonate, les Etudes d’exécution transcendantes. Je donne en concert les concertos, les transcriptions de Schubert et des mélodies de Chopin... A chaque fois, Liszt sait pénétrer l’univers du compositeur, ajouter juste ce qu’il faut pour le faire sien sans jamais trahir...

BS : Le nom Engerer est-il dorigine germanique.
BE : Je suis née à Tunis de nationalité française et d’origine austro-italienne. Je suis arrivée en France à l’âge de neuf ans, après l’indépendance de la Tunisie. Mes parents ne sont absolument pas musiciens et n’aiment pas particulièrement la musique. Néanmoins, ils m’emmenaient au concert une fois par mois, notamment ceux de la Radio de Tunis et de quelques artistes qui traversaient la Méditerranée. Je me souviens m’être parfois prodigieusement ennuyée. Ce qui ne m’a pas empêchée d’aborder le piano à l’âge de trois ans et demi. Mais, à l’époque, je n’aimais que le piano, pas la musique. Aujourd'hui, c’est presque le contraire : j’adore quasi exclusivement la musique symphonique...


BS : .... Envisageriez-vous de vous tourner vers la direction d’orchestre ?...
BE : Non ! Parce que, personnellement, en tant que femme, je ne me vois pas diriger un orchestre... J’apprécie le piano sur le plan physique. Mais en tant que musicienne, je pense que rien ne vaut l’orchestre. J’aime jouer au milieu d’un orchestre des pièces type Petrouchka, c’est formidable ! La Fantaisie pour piano, chœur et orchestre de Beethoven… La sensation de faire partie de l’orchestre est fabuleuse. J’ai envie de faire le Poème du feu  de Scriabine... Mais lorsque les organisateurs de concert engagent des pianistes, ce n’est pas pour les fondre dans un orchestre... Ce sentiment de puissance que doit avoir un chef quand il peut décider de chaque timbre, de chaque phrasé... ce doit être fantastique. Rodin devait avoir la même sensation devant un bloc de marbre brut... Mais je ne pense pas que diriger soit très féminin, et, humainement, je ne me vois pas face à cent personnes... Je n’ai jamais vu de femme diriger... Il paraît qu’il y a une Australienne, Simone Young, qui dirige en ce moment les Contes d'Hoffmann à l'Opéra de Paris. Elle est à Bayreuth l’assistante de Daniel Barenboïm, qui vante son talent. Fort heureusement pour moi, le piano est à lui seul un immense orchestre. S’il reste un instrument bêtement pianistique, percussif, il n’a guère d’intérêt.

BS : Après vos études au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris, où vous avez été l’élève de Lucette Descaves, vous avez décidé de vous rendre en U.R.S.S. Qu’est-ce qui vous a attirée vers ce pays ?
BE : A l’âge de dix ans, j’ai commencé à ouvrir des romans russes, et je suis tombée sous le charme de la Russie, du caractère russe, des descriptions des immenses paysages sous la neige, les bouleaux, les forêts, la nostalgie... J’adorais me noyer dans cet univers infini. A douze ans, je décidais d’apprendre le russe. J’ai vaguement commencé sans vraiment travailler, car j’étais très paresseuse. J’avais un professeur que j’allais voir une fois par semaine et qui, à la place des leçons, me parlait littérature. Ce que j’aime en Russie et chez son peuple, c’est le côté luxuriant du caractère, de l’architecture, des églises ; cet or, ce sombre ; la sincérité, le sens du drame, de la vérité, la profondeur du sentiment. La culture, la musique, les interprètes russes m’ont toujours fascinée. A l’époque, je vouais une admiration illimitée à Emil Gilels, puis je me suis tournée vers Sviatoslav Richter. Le Russe certes, et c'est tragique, a toujours courbé l’échine... Mais d’ici peu il va se réveiller, et ce sera un bain de sang. Les Russes sont des enfants, ils sont naïfs ; c'est en cela qu’ils sont extraordinaires.

BS : Lorsque vous avez décidé de vous rendre en U.R.S.S., à 17 ans, saviez ce qui vous ce qui vous y attendait ?
BE : J’avais extrêmement peur. D’autant plus que l’on racontait alors des histoires abracadabrantes, comme celle de gardes-chiourmes qui gardaient les étudiants toute la journée, les forçaient à travailler, les battaient… C’était n'importe quoi. Mais lorsque, après le Concours Long/Thibaud, j’ai été invitée à me rendre en Russie par Yevguini Malinine, disciple de Stanislav Neuhaus, mes parents sont allés le voir et lui ont dit que j’avais très envie d’aller en Russie mais qu’ils n’étaient pas communistes et qu’ils n’avaient pas l’intention que leur fille le devienne. Il leur a assuré qu’il n'était pas question pour moi de bourrage de crâne, de manipulation intellectuelle : « Nous sommes des musiciens, et nous n’avons rien à faire du communisme. Au Conservatoire de Moscou, elle n'entendra parler que de musique », leur assura-t-il. Ce qui fut précisément le cas. Il est néanmoins vrai que, au Conservatoire Tchaïkovski, les étudiants russes devaient impérativement suivre quatre heures de cours par semaine consacrés à l’histoire du marxisme-léninisme. Cette matière était la plus importante, car si vous aviez un « deux » dans cette discipline, vous pouviez être renvoyés du conservatoire. En revanche, un « deux » en piano n’avait aucune incidence dans l’obtention d’un Premier Prix. Incroyable ! Etrangère, j’ai été dispensée de ce programme, qui m’a néanmoins été proposé... Pour les Russes, c’était vraiment l’horreur : au moment de l’examen, ils mettaient des kilomètres d’antisèches dans leurs chaussettes ; c'était terrible. Personne ne voulait apprendre ça, mais il fallait bien y passer ! Remarquez, pour moi c’était une aubaine : si chacune de nos chambres était pourvue d’un piano droit, il y avait des pianos à queue uniquement dans les quelques studios du rez-de-chaussée. Il fallait donc faire la queue pour pouvoir avoir accès à ces studios. Or, pendant les périodes d’examen de marxisme-léninisme, les studios étaient libres, il n’y avait plus personnes pendant trois semaines, les élèves bachotant nuit et jour leurs cours de marxisme. A l’époque où j’étais à Moscou, celle de Leonid Brejnev, nous sentions l’atmosphère pesante. Nous savions que parmi les étudiants certains étaient des mouchards. Très peu de gens étaient sincères, et je ne pouvais compter que sur mon professeur. Le reste du temps, il fallait que je dise que la vie était merveilleuse, que je ne comprenais rien à la politique, que l'U.R.S.S. était un rêve pour l’avenir de l’humanité... J’étais installée dans le même bâtiment que tous les étudiants du Conservatoire et je vivais comme eux : deux étages pour les filles, deux étages pour les garçons. Au rez-de-chaussée se trouvait une grosse dame que l’on appelait la Commandante et qui nous surveillait, faisait la police. Certains étudiants lisaient des ouvrages interdits (à cette époque, l’on ne trouvait pas un livre de Boris Pasternak !), jouaient des œuvres qui l’étaient tout autant.

 Stanislav Neuhaus
BS : Votre maître Stanislav Neuhaus était un Russe authentique…
BE : Les Russes goûtent le temps présent, la joie d’être avec quelqu’un. C’est plus fort que tout. Ils ont une telle vitalité de l’instant, une telle force pour surmonter le drame, pour rire... Stanislav Neuhaus était un peu comme cela, mais son caractère était également marqué par l’Occident. Sa mère était russe, son père Heinrich d’origine allemande. Il avait travaillé avec Léopold Godowsky, et il a lui-même contribué au développement de la tradition russe du piano, placé dans l’héritage de son père, qui a été son professeur et dont il fut pendant dix ans l’assistant au Conservatoire de Moscou avant de lui succéder à sa mort. Stanislas Neuhaus a été mon professeur au Conservatoire Tchaïkovski de Moscou pendant quatre ans. Chaque année, je craignais de ne pas obtenir le renouvellement de ma bourse d’études. La cinquième année devait être la dernière. L’idée de quitter la Russie me paniquait. Je vivais en effet un rêve. Un exemple : la mère de Neuhaus avait épousé Boris Pasternak alors que son fils avait tout juste quatre ans. Il vivait donc chez cet immense écrivain, dont il avait gardé la vieille demeure en bois perdue dans la forêt où j’allais prendre mes leçons... Il n’y avait ni téléphone ni eau courante, mais un immense piano... C’était mon rêve de petite fille !

BS : Comment travailliez-vous avec Stanislav Neuhaus ?
BE : Je le voyais trois fois par semaine, deux ou trois heures. Il y avait une telle générosité dans sa façon de transmettre... Il connaissait toute la musique, il pouvait avoir les larmes aux yeux si un élève faisait quelque chose de mal, jouait une phrase qui n’était pas bien, si nous étions indifférents. Parfois, il était prêt à casser une chaise sur la tête du pianiste, hurlait, déchirait ou jetait à terre la partition, priant le maladroit d’aller voir ailleurs. C’était un homme qui brulait pour la musique ! Néanmoins, il n’était pas très musique contemporaine. Il n’allait guère au-delà de Debussy et Rachmaninov. Ses élèves ne rataient cependant jamais la création d’une symphonie de Chostakovitch.

BS : Envisagez-vous de transmettre l'héritage de Neuhaus ?
BE : J'enseigne au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris depuis plus de deux ans. J’ai une demi classe : cinq élèves du cycle normal et deux du troisième cycle préparant les concours internationaux. Ce qui, pour moi, est idéal, car cela ne me prend pas trop de temps pour mes concerts et tournées, et me permet d’avoir des contacts avec les jeunes artistes, de dire, formuler les choses, car depuis la mort de mon maître en 1980, j’ai passé mon temps seule devant mon instrument, à l’exception de quelques rencontres de musique de chambre. Je ne pouvais donc exprimer et partager mes sentiments musicaux avec quiconque. L’enseignement m’est donc vital. C’est très dynamisant et intellectuellement d’une richesse infinie, même s’il faut soi-même s’investir. C’est très enrichissant de pouvoir dire avec des mots ce que l’on ressent dans son travail, seule devant sa partition, d’être obligée l’exprimer aux autres. Non seulement musicalement, mais aussi techniquement, de chercher à résoudre tel problème sur telle main ou telle morphologie, d’expliquer tout ce que j’ai appris quasi naturellement en Russie, c’est-à-dire la décontraction des épaules, du bras, la force de la main. Je trouve à la fois passionnant et normal de transmettre tout ce que m’a donné Neuhaus. Je dois à mon tour donner une partie de ce qu’il m’a transmis, une incomparable tradition. Cependant, je pense qu’il me serait difficile d’avoir trop d’élèves. Dix heures par semaine me suffisent. Lorsque je pars en tournée, je me fais parfois remplacer par des amis russes de passage à Paris. C’est bon pour les élèves de voir autre chose. Cependant, comme pour tout, la fidélité est importante ; je ne pense pas que Neuhaus eut accepté que l’on travaille avec d’autres professeurs, mais il trouvait très bien que nous écoutions les cours d’un Kirill Kondrachine ou d’un Mstislav Rostropovitch, qui enseignaient alors tout deux au Conservatoire de Moscou.

BS : Autre moment important de votre vie, la rencontre avec Herbert von Karajan.
BE : J’avais pris moi-même l’initiative de lui envoyer un enregistrement réalisé lors du Concours Reine Elisabeth de Belgique. Je me souviens avoir passé mon audition devant Karajan un 5 décembre, jour anniversaire de la mort de Mozart. Il m’invita aussitôt à donner un concert avec le Philharmonique de Berlin. J’avais vingt-cinq ans. C’est finalement Zubin Mehta qui dirigea ce premier concert berlinois dans le Concerto pour piano n° 27 de Mozart, que Karajan m’invita à travailler avec lui à Salzbourg. Six mois plus tard, je passais une audition devant Daniel Barenboïm, qui m'invita aussitôt à participer à une tournée de l’Orchestre de Paris. Une semaine après cette audition, je faisais mes débuts avec cette formation, remplaçant au pied levé Alfred Brendel. Ces deux immenses personnalités que sont Karajan et Barenboïm m’ont ouvert les portes des grands orchestres internationaux. Depuis, je me produis à peu près tous les ans à Berlin. Je me souviens que, à la fin de sa vie, Karajan était obsédé par le Concerto n° 2 de Brahms, qu’il voulait impérativement réenregistrer, notamment avec moi. Mais il n’a jamais pu le faire...

BS : Parmi les pianistes, quels sont ceux qui vous sont les plus proches ?
BE : Vladimir Sofronitski, admirable interprète de Scriabine. Vladimir Horowitz est à part. Je ne peux pas ne pas admirer le virtuose, cette beauté parfumée qui vient d’un autre siècle et que nous avons eu la chance de voir et d’entendre. Mais si je devais jouer à « l'île déserte », ce n’est pas lui que je choisirais... Sofronitski, Sviatoslav Richter, Neuhaus, Samson-François, et deux immenses musiciens d’aujourd'hui, sur lesquels je porte une admiration sans limites : Radu Lupu et Daniel Barenboïm. Ils savent comme nul autre solliciter le côté vocal du piano, chaleureux, humain du son, faire parler, faire chanter, dire avec un piano. Barenboïm est une montagne, il se fait de plus en plus grandiose. Je comprends qu’il ne veuille pas se restreindre au seul univers du piano. Il a la chance d’être homme pour pouvoir faire ce dont je rêve : diriger un orchestre. Il peut tout faire ; il a une mémoire fabuleuse, et n'a donc pas besoin de retravailler une œuvre : il la possède déjà toute dans sa tête, dans son sang... Il est exceptionnel.
 Brigitte Engerer et Boris Berezovski
BS : Vous vous produisez également avec des formations de musique de chambre.
BE : Ce répertoire est essentiel ; là est la vraie musique. Au début de ma carrière, je jouais avec des musiciens de rencontre. Aujourd’hui, je tends à être plus fidèle. Je me produits plus particulièrement avec le violoniste Olivier Charlier, avec qui je viens d’enregistrer les sonates de Schumann et celles de Grieg, et je commence à travailler à deux pianos avec Oleg Meisenberg, avec qui j’ai fait l’intégrale Rachmaninov, et Elena Vashkirova, l’épouse de Daniel Barenboïm que je connais depuis vingt-cinq ans. J'ai enregistré Ravel avec Régis Pasquier. J’ai quantité de projets, notamment avec le Quatuor Melos avec qui je dois enregistrer le Quintette  et le Quatuor  de Schumann, les Concertos  de Mendelssohn à Anvers, un récital Schumann en soliste ; avec Olivier Charlier, nous envisageons de graver Fauré, Beethoven. Puis ce sera Brahms... mais il me faut d’abord beaucoup travailler !

BS : Qu’est-ce qui vous incite à enregistrer vos disques après avoir « rodé » les œuvres au concert ?
BE : Lorsque j’ai enregistré une partition, je ressens une certaine saturation qui m’empêche de la rejouer pendant un certain temps. Les séances d’enregistrement sont intellectuellement fatigantes. Après avoir longuement préparé l’œuvre, il faut s’investir pleinement pendant les deux ou trois jours de studio, avant de s’écouter, puis de recommencer jusqu’à ce que l’on soit satisfait...

BS : Voilà quelques années, vous étiez très présente dans les médias. Aujourd’hui vous semblez être plus attentive à votre réputation de musicienne.
BE : J’arrivais de Russie... J’avais de ce fait un réel problème d’adaptation à la vie professionnelle. Il m’a fallu faire de la publicité, me montrer à la télévision, parler à la radio... Mais la musique, pour moi, ce n’était - et ce n’est toujours - pas cela. La musique, c’est rester enfermée dans ma tour, travailler mon piano ; le reste n’est pas mon problème. Or, je me suis assez vite rendue compte que la publicité est comme un sas à travers lequel il faut passer avant d’avoir le luxe de dire « non », de pouvoir imposer son programme, de choisir son orchestre, ses partenaires, d’avoir un public qui nous suive. Si je reste dans ma tour, pas de public, pas de concert, pas le moindre contact pour partager son amour de la musique... C’est un cercle infernal, un sacrifice, un passage obligé avant de prétendre à plus de vigilance et être plus attentif à sa sélection.

BS : En Allemagne, Autriche, Grande-Bretagne les carrières se font avec d’autres moyens.
BE : Il est vrai que je n’ai pas eu besoin de faire ce genre de choses. Cela dit, si je voulais faire aux Etats-Unis une carrière suffisamment importante, je ferais des shows télévisés. Pour être connu, il faut faire de la télévision... pour faire de la télévision, il faut être connu... C’est très bizarre.

BS : Les Etats-Unis sont pourtant une sorte de passage obligé, pour un musicien…
BE : Les Etats-Unis sont très spéciaux. Je m’y produits avec de très grands orchestres (Chicago, Los Angeles, New York, Minneapolis, Baltimore), mais je n’y fais pas à proprement parler une carrière populaire. La musique de chambre n’a plus guère de succès. L’une des toutes dernières séries proposées au public américain se déroule à Chicago. Les concerts de musique de chambre, les récitals s’effondrent tragiquement. Ce qui reste, c’est l'opéra, l’orchestre, le côté festif de la musique symphonique. On s’habille pour aller à l’opéra, au concert. Carnegie Hall est de plus en plus difficile, les plus grands noms ne remplissent que des demi-salles ! La musique doit être une fête... sinon, il y aura autre chose : le rock, le cinéma... Autrefois, l’Amérique du nord était un passage obligé pour les musiciens classiques parce que le public était constitué d’émigrés anglais, irlandais, italiens, allemands, hollandais... Maintenant, ce sont leurs enfants qui représentent le gros du public. Ils n’ont plus les mêmes pratiques, le même bagage culturel. Là est le drame ! Les concerts de musique classique sont restés une institution plus ou moins bourgeoise. Les mécènes préfèrent investir ailleurs, Madonna, les Jeux Olympiques d’Atlanta... Nous autres, musiciens classiques, devenons des dinosaures. Nous sommes en train de réduire notre audience ; le vase va être de plus en plus petit. C’est grave ! Attention donc à ne pas trop critiquer les rares émissions qui restent à la télévision.

BS : Vous n’êtes guère optimiste…
BE : Je ne sais vraiment pas vers quoi le monde tend, mais j’ai le pressentiment que ce n’est pas très joyeux. Vivons-nous un moment de mutation qui pousse les gens à s’éloigner des valeurs qui les bouleversent, à chercher des choses qui les aident à oublier les difficultés présentes ? Peut-être la musique classique est-elle trop forte, trop profonde et bouleversante. C’est la même chose avec le cinéma : Fellini, Bergman passent à la trappe. Vous allez voir un film de Bergman, vous êtes malades pendant trois heures, et le drame reste gravé au fond de votre être. Si vous allez voir Le Fugitif, vous passez un bon moment, mais vous l’oubliez immédiatement. C’est comme un sandwich... Les hommes ont peut-être peur de leurs émotions...

Recueilli par Bruno Serrou
Paris, le 19 octobre 1993

Photos : DR


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