vendredi 13 avril 2012

Superbe résurrection d’un chef-d’œuvre de l’opéra vénitien au Théâtre des Champs-Elysées : "La Didone" de Cavalli


Paris, Théâtre des Champs-Elysées, jeudi 12 avril 2012
 Kresimir Spicer (Didon) et Tehila Nini Goldstein (Créüse) - Photo DR
Elève de Claudio Monteverdi, Pier Francesco Cavalli (1602-1676) est aux côtés de son maître le plus grand compositeur lyrique du XVIIe siècle. Chantre et organiste à la chapelle de la basilique San-Marco de Venise alors dirigée par Monteverdi, puis organiste et maître de chapelle, auteur d’une quarantaine d’ouvrages lyriques, il porta à son apogée l’opéra vénitien qui, bientôt, allait être submergé par son rival napolitain. L’on ne peut que regretter cette lamentable situation, tant le premier est supérieur au second, d’autant plus qu’il se fonde sur des livrets d’une portée poétique inégalable et d’une force dramatique qui confine au théâtre tandis que le second suscitera pour l’essentiel des morceaux de bravoure vocale avec des arie da capo et des roucoulades interminables figeant l’action et nécessitant les récitatifs secs pour la faire un tantinet progresser, tandis que les ensembles vocaux passent par pertes et profits. De quoi s’ennuyer ferme, même noblement, à moins de s’occuper un tant soit peu en mondanités, victuailles et autres libations moins avouables… Il faudra attendre Gluck et Mozart pour que l’opéra retourne peu ou prou aux sources vénitiennes et reprenne son essor après s’être libéré du carcan de l’opera seria et de l’opera buffa, styles obligés de 1650 à 1780 environ. 
 Tehila Nini Goldstein (Créüse) et Kresimir Spicer (Enée) - Photo © Vincent Pontet / Wikispectacle 
Après la formidable découverte que constitua le retour en mai 1979 à l’Opéra de Lyon d’Ercole Amante (Hercule amoureux) composé pour le mariage de Louis XIV avec l’infante Marie-Thérèse d’Autriche en 1662, production dirigée par Michel Corboz et mise en scène par Jean-Louis Martinoty reprise deux ans plus tard à Paris par le Théâtre du Châtelet, l’on sait combien Cavalli a de génie pour le genre opéra, dont il exalte les canons fixés par Claudio Monteverdi. De onze ans antérieur à Ercole, La Didone (1) qui fut représenté au théâtre Tron di San Cassiano de Venise le 1er mars 1641, se fonde sur un livret d’une force dramatico-poétique hors du commun signé de l’un des librettistes les plus talentueux de l’histoire de l’opéra, le juriste vénitien Giovanni Francesco Busenello (1598-1659), auteur de celui de l’ultime opéra de Claudio Monteverdi, l’Incoronazione di Poppea. Tirée du Livre IV de l’Enéide de Virgile, amalgamant drame et humour, l’intrigue de cet opéra tragico-héroïque en trois actes conte les amours de la reine Didon de Carthage et du noble troyen Enée, en fait le personnage auquel l’ouvrage s’attache le plus, puisque le premier acte se déroule entièrement à Troie au moment où le héros s’apprête à accomplir son destin pour fonder Rome, avant d’échouer au deuxième acte sur les rives de Carthage pour succomber sous le charme de Didon suite à des rivalités entre divinités. Enjoint par les dieux favorables d’abandonner les bras de Didon, Enée reprendra finalement la mer en direction de l’Italie... Mais Busenello ne s’en tient pas à une simple adaptation de Virgile, puisqu’il développe la portée d’un personnage secondaire, celui de Iarba, roi des Gétules, amoureux transi de Didon, qui finira par convaincre la reine de l’épouser dans un finale précurseur de celui du Couronnement de Poppée. Didon ne meurt donc point, du moins physiquement, puisqu’elle préfère le sacrifice par dépit en se donnant à un roi qu’elle n’aimera jamais, son esprit et son cœur ayant quitté son corps pour suivre celui qui l’a abandonnée. 
 Anna Bonitatibus (Didon) et Kresimir Spicer (Enéée) - Photo : (c) Vincent Pontet / Wikispectacle 

Si l’orchestre tient une place importante dans le développement expressif du drame, avec ses tensions, ses grondements et ses élans singuliers, l’écriture vocale déploie une diversité de styles d’une modernité confondante, le récitatif allant de la simple déclamation dramatique au recitativo cantando le plus complexe et varié, d’une expressivité plus efficiente encore que l’aria, d’essence pourtant extrêmement dramatique ici, et qui conduira à travers les siècles au récitatif continu magnifié par Richard Wagner et Claude Debussy, Cavalli se plaisant à juxtaposer recitativo, ariosi et arie pour porter un éclairage singulier sur les conflits entre les personnages et intimement vécus par chacun d’eux. Centré sur les dernières heures de Troie mise à sac par les Grecs, le premier acte, ouvert sur la tentative d’enlèvement de Cassandre par Pyrrhus et la mort de Chorèbe sous les yeux de son amante pour se conclure sur les adieux d’Enée à sa femme Créüse et à sa cité détruite, est en lui-même un amoncellement bouleversant de déchirements et de situations plus douloureuses les unes que les autres, portant l’art du lamento sur des sommets inégalés. Aux moments de désespoir et d’introversion des personnages de la tragédie s’opposent des passages comiques réalistes et colorés, notamment dans l’expression des conflits entre les dieux et les déesses et lors des interventions des dames de compagnie de Didon, après que Iarbas eut perdu la raison alors qu’il venait de constater la passion naissante de la reine de Carthage pour le héros troyen. 
Xavier Sabata (Iarba) et Anna Bonitatibus (Didon). Photo : (c) Vincent Pontet / Wikispectacle 
La mise en scène de Clément Hervieu-Léger, riche de son expérience acquise à la Comédie-Française dont il est pensionnaire depuis 2005, est taillée au cordeau, avivée par une direction d’acteur d’une redoutable efficacité, chaque chanteur campant avec un naturel confondant le personnage qui lui est confié, certains en brossant plusieurs successivement pour leur donner leur caractère propre, leur jeu se déployant dans des décors d’Eric Ruf posant bien l’action, surtout celui du premier acte fait de ruines sombres et incandescentes de toute beauté, le second décor étant moins fort (un mur percé d’une porte et encombré côté cour d’un gigantesque échafaudage, cadre des apparitions divines)  mais tout aussi signifiant grâce aux remarquables éclairages de Bertrand Couderc. La distribution est d’une homogénéité exemplaire, tous les rôles étant incarnés de façon quasi parfaite par des chanteurs pour la plupart formés au Jardin des Voix, l’école d’art lyrique dirigée par William Christie, Kenneth Weiss et Paul Agnew. En tête d’affiche, l’éblouissante mezzo-soprano italienne Anna Bonitatibus, qui brosse une Didon ivre de vie, brûlante comme la braise, reine implacable mais femme ardente et généreuse, et l’impressionnant ténor croate Kresimir Spicer, Enée altier et solide. A leurs côtés, le Iarba énamouré et tendrement béta du contre-ténor espagnol Xavier Sabata, et la brillante soprano britannique Katherine Watson, successivement Cassandre bouleversante, première demoiselle et troisième dame empressée et facétieuse, tandis que la contralto suédoise Maria Streijffert est une déchirante Hécube. Mais il faudrait saluer de façon particulière la prestation de chacun des quatorze protagonistes qui forment une troupe extraordinairement cohérente, comprenant la soprano new-yorkaise Tehila Nini Golstein (Créüse, Junon, deuxièmes Demoiselle et Dame), la soprano argentine Mariana Rewerski (Fortune, Anna, première Dame), la soprano maltaise Claire Debono (Vénus, Iride, troisième Demoiselle), le contre-ténor français Damien Guillon, qui doublait dextrement depuis la fosse Terry Wey, qui, souffrant, mimait sur le plateau les rôles d’Ascanio, Amour et un Chasseur, le baryton-basse français Nicolas Rivenq, le ténor italien Valerio Contaldo (Chorèbe, Eole, Chasseur), le ténor français Matthias Vidal (Ilion, Mercure), le ténor britannique Joseph Cornwell et la basse basque Francisco Javier Borda. L’orchestre Les Arts florissants et William Christie ont donné toute la mesure de la partition, réalisant dans la fosse un sans faute, le chef français d’origine étatsunienne attestant d’incontestables affinités avec cette musique raffinée, élancée et singulièrement théâtrale. Cette production de La Didone de Cavalli est assurément l’un des spectacles d’opéra les plus enthousiasmants de la saison lyrique française.
Bruno Serrou
(1) A écouter, l'enregistrement de La Didone de Cavalli, publié en 2010 en 2 CD chez Dynamic, avec Claron McFadden, Magnus Staveland, Jordi Domènech, Orchestra Europa Galante, direction Fabio Biondi

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