lundi 18 mars 2024

Pulcinella de Stravinski à l’Heure espagnole de Ravel à l’Opéra-Comique de Paris

Paris. Opéra-Comique. Salle Favart. Dimanche 18 mars 2024 

Maurice Ravel (1875-1937), L'Heure espagnole. Photo : (c) Stefan Brion

Diptyque plein de verve et d’allant à l’Opéra-Comique réunissant le ballet pantomime Pulcinella d’Igor Stravinsky, finement chorégraphié par Clairemarie Osta, et le leste et génialement troussé L’Heure espagnole de Maurice Ravel avec une éblouissante Stéphanie d’Oustrac, délicieusement mis en scène par Guillaume Gallienne, dans la fosse des musiciens virtuoses de l’Orchestre des Champs-Elysées dirigé avec gourmandise par Louis Langrée

Igor Stravinski (1882-1971), Pulcinella. Oscar Salomonsson (Pulcinella). Photo : (c) Sefan Brion

Pour l’Opéra-Comique, Louis Langrée, son directeur artistique, a choisi de réunir sous forme de diptyque deux œuvres séparées par la Première Guerre mondiale mais des plus significatives de leurs auteurs respectifs que l’amitié et l’admiration rapprochaient, et qui eurent une influence considérable sur la musique, du XXe siècle à nos jours, Maurice Ravel (1875-1937) et Igor Stravinski (1882-1971). Deux compositeurs qui se sont illustrés dans tous les domaines de la musique, du piano et de la musique de chambre au ballet et à l’opéra, et qui étaient tous les deux proches de Pablo Picasso. Neuf ans et une guerre mondiale séparent les deux œuvres, toutes deux scéniques et avec voix, mais l’une pour le théâtre lyrique, la plus ancienne, l’autre pour le ballet, la cadette. Les deux œuvres étaient présentés dans une scénographie très proches l’une de l’autre, puisque réalisée par une unique équipe, la décoratrice Sylvie Olivé, le costumier Olivier Bériot, et les lumières de John Torres situant le tout dans un cadre de tour, d’escaliers et de costumes de commedia dell’arte chaudement éclairés évoquant la Méditerranée.

Maurice Ravel (1875-1937), L'Heure espagnole. Stéphanie d'Oustrac (Concepcion), Jean-Sébastien Bou (Ramiro). Photo : (c) Stefan Brion

Comme il l’est rappelé dans le programme de salle de l’Opéra-Comique, Ravel et Stravinski se sont rencontrés pour la première fois au moment de la création du premier grand ballet avec lequel le second a fait ses débuts parisiens, l’Oiseau de feu, commande de Serge Diaghilev pour ses Ballets russes qui avait commandé à Ravel Daphnis et Chloé un an plus tôt. Au printemps 1913, deux ans après la création de l’Heure espagnole, Ravel fera un long séjour chez Stravinski à Clarens, en Suisse, où ils travailleront ensemble sur l’orchestration de la Khovanstchina de Moussorgski à la demande de Diaghilev. Début mai, les deux hommes rentrent à Paris pour la première du Sacre du printemps au Théâtre des Champs-Elysées. Ravel assiste à la générale le 28 mai, qui est suivie de celle de la Khovanstchina, triomphale. Les liens qui unissaient les deux hommes par la suite que le décès de Ravel en 1937 accable profondément Stravinski, au point que leur ami chef d’orchestre et compositeur Manuel Rosenthal notera dans son journal que Stravinski « venait de perdre son grand frère ».

Igor Stravinski (1882-1971), Pulcinella. Photo : (c) Stefan Brion

Suite à un refus de Ravel de donner suite à une demande de Diaghilev d’écrire un ballet d’après des pièces pour clavecin de Domenico Scarlatti à un triptyque de ballets d’après des compositeurs napolitains du XVIIIe siècle, Stravinski reçoit du producteur-mécène russe la commande d’un ballet adaptant des pages de Pergolèse qui pourraient être donné en création en 1920 dans des décors et des costumes de Pablo Picasso lors d’une soirée où serait également programmée une Apothéose de la valse que Diaghilev a commandée à Ravel en 1906. Tandis que Ravel travaille sur ce qui allait devenir l’apocalyptique la Valse, Stravinski retourne en Suisse, à Morges, pour travailler sur le ballet tiré d’un argument de commedia dell’arte dont Polichinelle est le personnage central.

Igor Stravinski (1882-1971), Pulcinella. Photo : (c) Stefan Brion

C’est avec cette dernière œuvre que s’est ouvert le diptyque réuni à la Salle Favart. Les pages de Pergolèse et autres compositeurs italiens (1) sélectionnées et orchestrées pour trente-deux instrumentistes par Stravinski, qui ouvre ainsi avec Pulcinella sa période néoclassique, sont vocales et reposent sur des textes en langue napolitaine sans aucune relation avec l’intrigue, d’où l’idée de faire intervenir les chanteurs depuis la fosse d’orchestre. En avril 1920, Diaghilev refuse La Valse de Ravel et accepte Pulcinella de Stravinski qui est créé à l’Opéra de Paris le 15 mai 1920 par Léonide Massine, son chorégraphe, dans le rôle-titre et Tamara Karsavina en Pimpinella sous la direction d’Ernest Ansermet. L’œuvre compte vingt-et-un numéros, dont il tirera en 1922 une suite pour orchestre en huit mouvements qu’il réarrangera en 1949, ainsi qu’une suite pour violon et piano en 1925 puis pour violoncelle et piano en 1932. La chorégraphie de Clairemarie Osta est d’une expressivité naturelle et fluide, proche de la pantomime, avec une gestique simple et très expressive, qui donne à chacun des six personnages une densité dramatique proche du théâtre, avec un touchant duo central constitué du danseur suédois Oscar Salomonsson (Pulcinella) et de l’ex-danseuse étoile de l’Opéra de Paris Alice Renavand (la Fiancée), tandis que dans la fosse s’illustrait deux chanteurs de l’Académie de l’Opéra-Comique, la soprano Camille Chopin et le ténor Abel Zamora, ainsi que la basse François Lis.

Maurice Ravel (1875-1937), L'Heure espagnole. Photo : (c) Stefan Brion

Comédie musicale plutôt qu’opéra, de par la volonté-même de son auteur, voire conversation en musique créée à l’Opéra-Comique le 19 mai 1911, l’Heure espagnole est le premier des deux ouvrages lyriques de Maurice Ravel. Composé en 1907 sur un livret de Franc-Nohain tiré de sa pièce éponyme créée Théâtre de l’Odéon en 1904, cette partition en un acte de cinquante-cinq minutes est pour cinq personnages qui doivent « dire plutôt que chanter », Ravel voulant donner une place prépondérante au texte et inciter ainsi les chanteurs à affirmer leur talent de comédien. Un seul rôle vraiment chantant, celui de Gonzalve, avec des coloratures tirant vers le bel canto, tandis que le grand air dramatique de Conception, « Oh, la pitoyable aventure », prend un tour ironique, voire caricatural. Ecrite sur un orchestre singulièrement expressif aux timbres insolites et d’une richesse inouïe, cette histoire plutôt osée pour l’époque tant elle est grivoise et truculente, d’horlogère qui trompe assidument son horloger de mari dans sa propre boutique avec tous les hommes un tant soit peu vigoureux qui y entrent met particulièrement en valeur les qualités vocales et de comédiens des chanteurs-acteurs et des instrumentistes souvent traités en solistes. Dans la production de l’Opéra-Comique, le texte de Franc-Nohain est demeuré intelligible de bout en bout, et l’orchestre de Ravel limpide et bondissant à souhait sous la direction ciselée et radieuse de Louis Langrée à la tête d’un Orchestre des Champs-Elysées plein de panache. La soprano Stéphanie d’Oustrac est éblouissante en Concepcion pleine de verve, menant à la baguette une troupe de chanteurs particulièrement à l’aise dans leurs rôles respectifs, les ténors Benoît Rameau en poète éconduit Gonzalve d’horloges franc-comtoises, et Philippe Talbot, insouciant cocu Torquemada, le baryton Jean-Sébastien Bou, qui excelle en inépuisable muletier Ramiro porteur d'horloges francomtoises, le baryton Nicolas Cavallier (Don Inigo Gomez) qui rivalisent en comique, opiniâtreté et plaisir de jouer. Légère et enjouée, la mise en scène du comédien cinéaste sociétaire de la Comédie Française Guillaume Gallienne, dont on se souvient de La Cenerentola de Rossini vue en juin 2017 à l’Opéra de Paris Garnier (voir https://brunoserrou.blogspot.com/2017/06/la-cenerentola-de-rossini-excessivement.html), a été efficacement mise en valeur par la scénographie habilement agencée.

Bruno Serrou

1) Outre les extraits d’œuvres de Pergolèse tirés des commedia in musica « Il Flaminio » et « Lo frate ’nnamorato », de la cantate « Luce degli occhi miei » et de la Sinfonia per violoncello e continuo, Stravinski puise chez Domenico Gallo (Douze sonates en trio), Carlo Ignazio Monza (Suites pour clavecin), Unico Wilhelm van Wassenaer (Concerti armonici), et Alessandro Parisotti (Arie vecchie)

vendredi 15 mars 2024

Entretien avec Piotr Anderszewski : « La musique idéale est celle que j’entends dans ma tête, et, souvent, un instrument, qu’il soit bon ou mauvais, la dénature »

Piotr Anderszewski. Photo : DR

Dix-huit jours après le fabuleux récital de Piotr Anderszewski à la Philharmonie de Paris, le 26 février dernier (voir : https://brunoserrou.blogspot.com/2024/02/intense-recital-piotr-anderszewski-la.html), et quelques semaines après la parution de son saisissant CD chez Warner Classics (voir : http://brunoserrou.blogspot.com/2024/02/cd-poete-du-piano-piotr-anderszewski.html), je prends l’initiative de publier ici une interview que le grand pianiste polonais m’a accordée en 2005, dans son appartement parisien, pour le magazine madrilène Scherzo. Cet entretien n’est donc paru jusqu’ici que dans la langue de Cervantès. Mais, s’agissant d’un entretien avec l’un des pianistes les plus passionnants de sa génération, et que ce qu’il me disait alors reste d’actualité malgré le temps passé, je prends l’initiative de la publier ici dans son intégralité et dans sa langue originale, le français. 

Piotr Anderszewski. Photo : DR 

Bruno Serrou : Les Variations Diabelli de Ludwig van Beethoven vous ont révélé au public mélomane. Au point que les caméras de Bruno Montsingeon vous ont capté dans cette œuvre, comme elles l’ont fait pour Glenn Gould dans les Variations Goldberg de Jean-Sébastien Bach. Que représente pour vous ce monument de la littérature pour piano ?

Piotr Anderszewski : Ce ne sont pas tant des variations mais des Värenderung, des transformations ou métamorphoses. Pour moi, tout Beethoven s’exprime dans cette heure de musique, de la façon la plus concentrée possible. Beaucoup plus que dans les sonates. Ce qui m’attire dans cette partition est la variété des sentiments qui s’y trouvent, leur intensité, leur qualité. Toutes les émotions possibles y sont contenues, humour, tragique, spiritualité… Beethoven est entièrement là. C’est comme s’il avait réussi à mettre dans cette œuvre pour piano toute sa vie spirituelle, créatrice.

 Bruno Serrou : Quelles sont vos envies, aujourd’hui (en 2005) ?

Piotr Anderszewski : Je souhaiterais revenir à Bach et travailler les concertos de Mozart. Je n’aime pas la forme concerto en général, à l’exception de ceux de Mozart pour lesquels je voue une véritable adoration. Pour moi, ce sont les seuls concertos à avoir du sens. La forme concerto de soliste avec orchestre, constitué lui aussi de solistes, leur interaction qui se produit entre les deux entités chez Mozart est si naturelle, qu’elle a un sens en soi. Dans les concertos de Beethoven, et Dieu sait que sa musique est fantastique, je ne comprends pas toujours et je me demande « que fais-je là, en tant que soliste ? » Est-ce une symphonie avec piano obligato ou une sonate avec accompagnement. Mais ce ne sont assurément pas des concertos. L’échange piano/orchestre est constant, si bien que ce sont à la fois des concertos, des opéras, de la musique de chambre. Il s’y trouve tout. Il me faudrait aussi aborder la musique contemporaine. Je me sens un peu en dette, de ce point de vue.

Bruno Serrou Vous êtes du côté de votre père Polonais, et du côté de votre mère Hongrois. Frédéric Chopin et Franz Liszt sont-ils dans votre ADN ?

Piotr Anderszewski : Je suis parfaitement bilingue. Franz Liszt, n’est pas vraiment hongrois. Il est comme Johannes Brahms. Tandis que Frédéric Chopin a vraiment quelque chose de polonais. Il allait beaucoup plus profondément dans le folklore que Liszt.

 Bruno Serrou : Votre père n’est-il pas Galicien ?

Piotr Anderszewski : Il est vraiment Polonais. Du côté de ma grand-mère, c’est toujours Varsovie. En outre, les familles de mes parents sont très mélangées. Mon grand-père paternel, donc côté polonais, était un bourgeois de Varsovie, et ma grand-mère était de la noblesse. Les nobles ne venaient pas de la ville, ma grand-mère est née à Varsovie, mais ses parents étaient des terriens.

Bruno Serrou : Se trouve-t-il des musiciens dans votre famille ?

Piotr Anderszewski : Le père de ma grand-mère polonaise était chanteur lyrique professionnel. Il s’appelait Potemski. Il était baryton, et il a fini sa carrière comme professeur de chant. Mais je ne l’ai pas connu.

Bruno Serrou : Quand avez-vous commencé le piano ?

Piotr Anderszewski` : Plusieurs facteurs m’y ont conduit. Mes parents aimaient passionnément la musique classique. En fait, la musique en général. Et les disques. Je me souviens de la petite chambre où il y avait le tourne-disque. J’étais un enfant impossible à gérer. J’étais très agité, d’après mon père. Le seul moyen de me calmer était de mettre un disque. Dans la chambre, tant que le disque tournait, j’étais hypnotisé. Ce que mes parents ont vite remarqué. Mon père était plutôt doué pour la musique ; il l’adorait. Il a commencé à en faire, puis il l’a abandonnée, mais je crois qu’il l’a beaucoup regretté. Il voulait absolument que ses enfants en fassent. Ma sœur, Dorota Anderszewska, est violoniste professionnelle. Elle est premier violon super soliste de l’Orchestre National de Montpellier, après l’avoir été à l’Orchestre National Bordeaux Aquitaine.

Bruno Serrou : A quel âge avez-vous commencé le piano ?

Piotr Anderszewski : A six ans. J’ai fait un an au Conservatoire de Varsovie, puis nous sommes partis en France, mon père ayant signé un contrat de travail avec une entreprise polonaise qui y était implantée. J’avais sept ans, et nous sommes rentrés en Pologne sept ans plus tard. J’étais à l’école et au Conservatoire Régional de Lyon, puis à celui de Strasbourg. J’ai appris le français à l’école. Les premiers mois, ma sœur et moi faisions exotiques, à l’école. Nous étions différents aux yeux de tous, professeurs, élèves, parents. L’année suivante, nous étions complètement assimilés. Nous n’avions aucun problème en classe, suivant tous les cours en français. J’étais même assez fort en grammaire. Lyon est une cité bicéphale, d’un côté très bourgeoise et conservatrice, de l’autre, sombre et mystique. Cette ville à plusieurs aspects, ce qui n’est absolument pas le cas de Paris. J’ai beaucoup aimé Lyon. J’étais au CNR (CRR aujourd’hui), dans la classe de Françoise Léage. J’avais fait un an de piano en Pologne, puis plus rien la première année de notre séjour en France. J’ai repris à huit ans, et c’est elle qui m’a inculqué les bases du piano. Or, le premier professeur est ce qui est le plus important pour un musicien. Je dirai même que c’est le seul qui compte vraiment. Je suis resté avec elle trois ans.

Bruno Serrou : Ce premier professeur qui est si important est souvent négligé dans les biographies des musiciens.

Piotr Anderszewski : Ce qui est particulièrement injuste ! Elle est le seul professeur avec qui j’ai maintenu des contacts. Elle doit être très heureuse du fait que je sois devenu pianiste. Je ne sais pas si elle l’avait pressenti, parce que j’étais très fainéant. Elle le disait déjà à l’époque. C’est-à-dire que je ne faisais que ce qui m’intéressait. Il en est d’ailleurs toujours ainsi. Il est souvent difficile pour un enfant, quand il ne le veut pas, alors qu’il est parfois nécessaire de faire ce que l’on n’a pas forcément envie. De ce point de vue, j’étais difficile, paraît-il. Avec elle, le travail était assez technique. Au début, elle était même très stricte.

Piotr Anderszewski. Photo : (c) Piano à Lyon

 Bruno Serrou : Au bout de trois ans, vous avez changé de professeur…

Piotr Anderszewski : Mon père a été muté à Strasbourg. Je suis entré au Conservatoire de cette ville en 1980, dans la classe d’Hélène Boschi, une excellente professeure. Elle est décédée en 1990, mais elle était fantastique. Elle avait été l’élève d’Alfred Cortot. Elle était âgée, mais avec elle je n’ai fait que de la musique. Elle m’a transmis le sens du legato, de la souplesse qui étaient très importants pour elle. J’arrivais de Lyon, où je ne faisais que des gammes, des arpèges. J’avais une base technique, mais rien de musical. Tandis qu’à Strasbourg, j’arrivais dans sa classe, et elle me disait : « Joue ce que tu veux ». Si j’avais envie de jouer les Ballades de Chopin, je pouvais les faire. J’étais fou de Chopin, dont j’ai monté des pièces très… trop difficiles pour moi. C’était comme une explosion : je pouvais faire ce que je voulais ! Peut-être un peu trop. C’est-à-dire que je n’avais assurément pas encore les moyens à l’époque de faire ce qu’elle me faisait faire. Mais en même temps, c’était une telle ouverture, et elle était si musicienne. Elle me guidait dans mes choix, bien sûr. Elle m’a fait aimer Robert Schumann, par exemple, dont la musique ne m’avait rien dit jusque-là. J’ai aussi découvert Claude Debussy avec elle. Enfin, c’était une artiste véritable. C’est-à-dire qu’elle voulait, même pour moi qui n’avais que dix ans, un vrai gamin, alors qu’elle n’avait que des élèves de vingt/vingt-cinq ans, elle était des grandes professeurs, et moi je suis arrivé-là par hasard. Pourtant, même avec moi, malgré mes dix ans, elle voulait partager son amour pour les compositeurs qu’elle aimait. Et je trouve cette approche de l’enseignement fantastique. Elle me faisait jouer les Etudes de Debussy, et je découvrais ces œuvres à travers son amour pour cette musique.

Bruno Serrou Vous faisait-elle allusion aux travaux de Debussy sur la musique de Chopin ?

Piotr Anderszewski : Ses compositeurs de prédilection étaient avant tout Debussy et Schumann. Et Mozart. Je suis resté trois ans avec elle, puis je suis rentré avec ma famille en Pologne.

Bruno Serrou : Etes-vous entré au Conservatoire de Varsovie ?

Piotr Anderszewski : Oui. Cette époque a été très dure. J’avais quatorze ans, un âge difficile. Changer complètement d’environnement à cet âge-là est ardu. Etre pendant sept ans dans une école française, suivre un enseignement avec une certaine logique, et se retrouver du jour au lendemain dans une école polonaise avec une autre logique d’enseignement fait que la première année a été catastrophique. J’étais complètement perdu, malgré le fait que le polonais soit ma première langue. Mes parents voulaient absolument nous faire entrer, ma sœur et moi, au lycée musical. Et il n’y en avait qu’un, à Varsovie. Alors qu’il y avait la possibilité - mais ils n’y ont pas pensé - de nous inscrire au lycée français et, à côté, d’aller dans une école de musique… Mais il était dans l’ordre naturel des choses d’aller dans une école polonaise. De toute façon, ma sœur et moi voulions entrer dans une école polonaise. Nous nous sentions Polonais, malgré l’état de guerre, la période la plus sombre de la Pologne contemporaine. C’était l’époque du général Jaruzelski, c’était sinistre, terrible. Les tickets de rationnement - mais ce sont des détails à côté du reste -, la pauvreté, la misère, le manque d’histoire. Cet élan de Solidarność de 1980 - c’est extraordinaire ce qui s’est passé -, a été écrasé en une nuit ! Nous étions en 1983, et le communisme ne s’est écroulé qu’en 1989, donc six ans plus tard, mais en 1983 personne ne pouvait soupçonner ce qui allait advenir. Maintenant, avec le recul, cela nous paraît évident, mais en 1987 personne n’avait le moindre pressentiment. J’étais persuadé que, de ma vie, rien ne changerait. C’était pour moi quelque chose d’éternel. Donc, ce qui était terrible, c’est le manque d’espoir que nous percevions chez les gens, et surtout la différence de qualité de l’enseignement avec la France. En Pologne, il était catastrophique, qu’il soit général ou musical. Le lycée musical où je suis finalement allé, qui, soi-disant, était une institution pour les jeunes gens voulant faire de la musique en professionnels, le seul dans la capitale d’un pays de quarante millions d’habitants avec une tradition musicale quand même extraordinaire ! La preuve de cette carence ? Il suffit de voir la quantité de musiciens virtuoses en regard de la population, et prenez un pays comme la Hongrie, quatre fois plus petit, et faites la comparaison avec le nombre de musiciens de renom qui s’y trouvent… Quand j’y pense, je ne comprends pas ce qu’il est advenu de ce pays. Le niveau est tragique. Un exemple : quand on entre au lycée de Varsovie, déjà, on est terrifié par le baccalauréat. Il vient pourtant à la fin des études, mais tout est fait dès le début des études pour l’avoir coute que coute. Parce que sans ce diplôme, personne n’entre au Conservatoire supérieur. Et il faut être bon dans toutes les matières. Ce qui n’est pas mauvais dans un certain sens, je le reconnais. Je ne dis pas en effet que l’on peut être un débile complet et savoir jouer du piano pour être admis au Conservatoire, non. Mais, là, il n’est pas même nécessaire d’être bon en tout, il suffit d’être médiocre. C’est-à-dire qu’il faut s’en sortir à peu près dans tous les domaines pour être admis partout. Par exemple, en fin d’année, comme en France, vous êtes notés dans toutes les matières. Mais il suffit d’avoir une mauvaise note dans l’une ou l’autre, et vous ne passez pas. Par exemple, dans un lycée musical, vous avez les mathématiques, la physique, la chimie, la sociologie, le piano, le solfège, le sport. En chimie, vous avez moins de la moyenne, vous devez aussi redoubler le piano, le solfège, tout. Même si au piano, vous êtes le meilleur. C’était pourtant un lycée musical, ne l’oublions pas. C’est aberrant ! Ce qui fait que tout le monde essaye juste de s’en sortir, c’est-à-dire d’avoir la moyenne. Et je dois dire sans fausse modestie qu’au piano j’étais assez fort, à l’époque, et que je prenais très mal cette situation. Ma sœur, qui a seize mois de plus que moi, était dans la classe au-dessus de la mienne. Curieusement, elle s’est mieux adaptée. Elle a rencontré beaucoup moins de difficultés que moi. Après, il y a eu aussi les problèmes de mentalité. C’est-à-dire que j’avais l'habitude de côtoyer des copains français, à l’école. Sept ans d’école, tout ce que l’on partage tous les jours, du lundi au vendredi, d’humour, d’amitié, de complicité, toutes ces choses qui, du jour au lendemain, deviennent différentes. Et la perte de contact avec ces amis d’enfance, même si nous nous envoyions des lettres de temps en temps. En Pologne, je me suis retrouvé dans un environnement où les gens buvaient dès l’âge de quinze ans, fumaient comme des pompiers. La Pologne était d’une brutalité incroyable, à côté de la France. Pourtant, elle me maquait profondément quand j’étais en France. Surtout à Strasbourg les deux dernières années, tandis que je développais un patriotisme qui me conduisait à vouloir à tout prix voir ne serait-ce qu’une photo de Varsovie. Je tenais absolument à retourner dans mon pays. La déchirure a été d’autant plus affreuse à mon retour.

Bruno Serrou : Le fait de jouer Frédéric Chopin vous permettait-il de vous rapprocher de votre pays natal ?

Piotr Anderszewski : En fait, mon rapport à Chopin est compliqué. Parce qu’il est très national, très Polonais, et en même temps, heureusement, il n’est pas compris que des seuls Polonais. Il est certes aussi un peu d’origine française, mais sa musique est très polonaise. Quand on l’écoute, l’on se dit que d’évidence Gabriel Fauré ne vient pas de là. L’âme slave est en effet très présente dans la musique de Chopin. Comme chez Schubert, il s’y trouve une nostalgie mêlée de gaieté et de tristesse, un humour et une douleur caractéristiques. Mais l’humour de Chopin diffère de celui de Schubert. C’est plutôt l’ironie. Malheureusement, en Pologne, Chopin est infligé à tout le monde. Il n’est pourtant pas fait pour le tout venant. Sa musique ne supporte ni l’excès, ni la vulgarité. Il faut donc avoir de profondes affinités avec elle. En Pologne, vous pouvez n’être que « chopiniste », ce que je n’ai jamais pu être

Bruno Serrou : Vous avez fait le Conservatoire de Varsovie, puis vous vous êtes rendu en Californie…

Piotr Anderszewski : J’ai passé mon baccalauréat à Varsovie. Cela s’est très bien passé, et je suis entré à la très grande Académie Chopin, où je suis resté un an, puis j’ai obtenu une bourse pour intégrer une prestigieuse université californienne. Les Etats-Unis étaient un rêve, une sorte de mythe dans la Pologne communiste de la fin des années 1980, d’où il était difficile de sortir. Pourtant, je ne suis resté que dix-huit mois aux Etats-Unis, parce que je me suis enfui, tant je trouvais cela ignoble.

Bruno Serrou : Quoi, la Californie du Sud, ignoble ?!

Piotr Anderszewski : J’étais très heureux, à Los Angeles. Mais l’enseignement ne me convenait pas. Les maîtres sont dénués de tout sens des responsabilités à l’égard de leurs élèves, qui doivent cheminer seuls, sans cadres ni tuteurs. Ce système de master classes où le professeur est plus important que l’élève, après un an et demi j’ai renoncé à ma bourse, et quand je suis revenu en Pologne, tout le monde pensait que j’étais devenu complètement fou. C’était encore l’époque communiste, en Pologne, et se rendre aux Etats-Unis tenait du domaine du rêve, obtenir une bourse payée par l’Université de Californie du Sud, qui est extrêmement chère et qui bénéficie du renom de professeurs très fameux tenait de l’utopie. Mon maître était John Hairy. Entrer dans sa classe était très difficile. Quand je suis revenu des Etats-Unis, un copain m’a pris à part et m’a demandé : « Qu’as-tu fait, là-bas ? Tu as fait une connerie, ou quoi ? Ils t’ont viré ? » D’autres ont cru que je n’étais pas assez bon. Pourtant, l’année de mon retour en Pologne a été la meilleure de toutes celles de mon apprentissage. Peut-être plus ou moins par dépit, ayant pris ma décision à l’encontre de mes intérêts. C’était peut-être ma première décision vraiment personnelle, en dépit de mon entourage, de renoncer à cette Californie rêvée et de revenir dans cette Varsovie grise, sans charme, continuellement sous la pluie, et d’y travailler mon piano. Mon professeur polonais n’était pas génial, mais il a maintenu un bon niveau, à raison d’un cours chaque mercredi. C’est alors que j’ai fait d’énormes progrès.

Bruno Serrou : Vous avez travaillé assidûment ?

Piotr Anderszewski : Oui. N’ayant pris qu’un congé du Conservatoire le temps de mon séjour californien, j’ai pu y retourner sans attendre. Au terme de l’année à Varsovie, ma carrière a commencé. Le Concours de Leeds m’a ouvert les portes.

Bruno Serrou : Vous ne vous êtes pas présenté au Concours Chopin ?

Piotr Anderszewski : Je ne le souhaitais pas. J’y ai pensé, mais je trouve dommage à cet âge-là de se limiter à Chopin. Je l’adore, mais j’ai trop d’amour pour Bach, pour Mozart, pour Beethoven.

Bruno Serrou : Est-il important pour un jeune pianiste d’être lauréat d’un concours international ?

Piotr Anderszewski : Tout dépend de la façon dont on l’approche. C’est important dans la mesure où il incite au travail. Il confronte au stress. Ce qui est une façon d’apprendre. On est aussi confronté à la façon dont les autres jouent. C’est intéressant.

Piotr Anderszewski. Photo : DR

Bruno Serrou Un échec ne risque-t-il pas de nuire au moral ?

Piotr Anderszewski : C’est pourquoi je dis que concourir peut avoir du bon. Ce qui sous-entend aussi que l’expérience peut être négative. C’est très personnel. Il faut savoir pourquoi on s’y présente. Si c’est en se disant « j’y vais parce que je suis le meilleur devant le clavier », c’est fichu, à mon avis. Lorsque je me suis présenté au Concours de Leeds grâce auquel tout a commencé pour moi, j’étais convaincu que je n’allais rien avoir. C’était mon tout premier concours, et il restera le seul. En fait, j’y suis allé « pour voir ». Je n’ai d’ailleurs pas gagné, mais c’est là que tout a commencé. J’ai été disqualifié, après être sorti de scène à la troisième épreuve. J’ai d’abord joué les Variations Diabelli, puis il y avait les Variations op. 27 d’Anton Webern. Je suis toujours très autocritique, et, à l’époque, c’était maladif. J’ai pensé que je jouais tellement mal que j’en ai conclu que ce n’était pas la peine de continuer, et qu’il valait mieux arrêter le carnage et m’en aller dignement plutôt que de continuer. Donc, avant d’achever les Variations de Webern, je me suis interrompu. Je pensais surtout que mes Diabelli avaient été catastrophiques. Or, je ne sais pourquoi, elles ont constitué une telle impression que tout le monde a dit « Ah, mais c’est lui qui aurait dû gagner ». Je me suis enfui notamment parce que je ne voulais pas participer au Concours Chopin. Car, malheureusement, en Pologne, Chopin est prescrit à tout le monde. Pourtant, il n’est pas fait pour le premier venu. Sa musique ne supporte ni l’approximation, ni l’excès, ni la vulgarité. Il faut donc avoir de grandes affinités avec elle. En Pologne, un pianiste peut n’être que « chopiniste », ce qui n’est pas mon cas…

Bruno Serrou : Ce sens extrême de l’autocritique peut donc s’avérer extrêmement dangereux. Vous en méfiez-vous, aujourd’hui ?

Piotr Anderszewski : C’est très dangereux, mais il ne se contrôle pas toujours. On peut le travailler, mais si sincèrement vous pensez que ce que vous faites est très mauvais, comment pouvez-vous vous convaincre du contraire et vous dire « non, ce que je fais est bien » ? J’apprends graduellement à ne plus trop le faire. Je pense souvent que ce comportement est grave. Je me contrôle, et je ne sors pas au milieu d’un concert. A la fin, les gens viennent vous voir en vous disant « Ah, j’ai été tellement ému »… Là, vous les croyez un peu, et c’est le début de la folie…

Bruno Serrou : Quand les critiques vous félicitent tandis que vous ne vous êtes pas trouvé au mieux, vous vous posez-vous des questions sur leur clairvoyance !

Piotr Anderszewski : Je ris, oui. On ne sait plus qui croire, finalement. 

Bruno Serrou : Et quand le doute s’instaure, que se passe-t-il en vous ?

Piotr Anderszewski : Il faut apprendre à respecter l’opinion des autres. Cela m’a demandé des années, et je ne suis pas encore au bout de cette entreprise. Cela m’a demandé beaucoup travail sur moi avant d’accepter que le public qui n’a pas remis le morceau sur le métier pendant six mois dans tous ses détails et qui ne l’a pas analysé d’aussi près que moi a une autre perception de l’œuvre, pas forcément bonne ou mauvaise, et que, si j’accepte de me produire en public, je joue pour lui, pas pour moi. Pour sa satisfaction, pas pour la mienne, et je crois de moins en moins aux artistes qui disent « je joue pour moi ». Si  tel est le cas, on ne se produit pas en concert, on reste chez soi et on joue pour soi. Mais sur scène, on joue pour un public. Si l’on y prend plaisir et que l’on joue en même temps pour soi, tant mieux, c’est formidable. Cela arrive, heureusement. Ce qui m’agace au Royaume-Uni, par exemple, est que, après les concerts, les gens demandent « Did you enjoy ? » Me demander ça, à moi ?! Qu’est-ce que cette question ? Cela ne les regarde pas ! C’est privé ! Bien sûr que je fais de mon mieux, que je ne vais pas saboter mon concert, et que je vais prendre tout le plaisir dont je suis capable considérant les conditions, mon état, celui du piano, celui de l’acoustique, ma perception de l’œuvre au moment où je la joue alors qu’elle a été programmée un an et demi auparavant… Une telle question est vraiment déplacée.

Bruno Serrou : Que pensez-vous d’actions comme celles de Martha Argerich et, surtout, d’Arturo Benedetti Michelangeli, qui, mécontent d’un piano ou de l’acoustique d’une salle, renonçait à son concert prétextant ne pas vouloir se produire afin de ne pas mécontenter le public ?

Piotr Anderszewski : Chaque musicien réagit différemment en pareilles circonstances. Tout dépend de vos raisons de le faire. Je n’étais pas dans la tête de Michelangeli, et je ne connais pas quelles étaient ses raisons véritables. Je ne sais si c’était un respect démesuré ou un mépris énorme, ou les deux à la fois. Il était un pianiste de génie qui tenait à l’être assidûment. En même temps, comme tout le monde, il n’était pas toujours génial. Chaque fois que j’ai eu des histoires, et Dieu sait si un mauvais piano peut déstabiliser, je dois dire que, souvent, sur les pires pianos, j’ai réalisé mes meilleurs concerts. Et, souvent aussi, les conditions idéales sont toutes réunies, et le concert n’est pas bon. Je me méfie donc de la matière. L’important est ce que l’on porte en soi.

Bruno Serrou : Vous intéressez-vous à la facture et à la technique instrumentale ? Par exemple, tout comme Georges Pludermacher avec la quatrième pédale ?

Piotr Anderszewski : La facture instrumentale m’ennuie. Je dirai même qu’elle me gêne. J’aimerais que l’instrument ne soit pas même là. Le système idéal serait de m’asseoir sur scène et, sans jouer, transmettre en silence mes idées musicales. La pure transmission, sans aucun moyen mécanique ni technique.

Bruno Serrou : Mais le son est physique !

Piotr Anderszewski : Oui, le paradoxe est qu’en même temps je suis très attaché au son. Je ne pense pas faire partie des musiciens qui ne sont pas attachés à l’instrument. Ce qui, chez moi, est un peu paradoxal est que, pour moi, tout vient du son.

Bruno Serrou : La musique est aussi la vibration du corps. C’est charnel. Il faut donc des graves, des médiums, des aigus...

Piotr Anderszewski : La musique idéale est celle que j’entends dans ma tête, et, souvent, un instrument, qu’il soit bon ou mauvais, la dénature. Je ne dirais pas que cela constitue un obstacle, mais c’est aussi le seul médium qui permette de transmettre une pensée musicale, quel que soit d’ailleurs l’instrument.

Bruno Serrou : Etes-vous un boulimique de partitions, à l’instar d’un Sviatoslav Richter, où travaillez-vous très graduellement le répertoire ?

Piotr Anderszewski : J’apprends assez lentement. De plus en plus, en fait. J’aime entrer dans l’œuvre mesure par mesure, dans un trait. J’ai finalement assez peu de compositeurs à mon répertoire.

Bruno Serrou : Pour chacun, essayez-vous d’embrasser tout ce qu’il a fait ?

Piotr Anderszewski : Je ne suis pas un adepte des intégrales. Le seul compositeur que je serais tenté de jouer d’un bout à l’autre, est Johann Sebastian Bach.

Piotr Anderszewski. Photo : DR

Bruno Serrou : Malgré le fait que, Glenn Gould excepté, les clavecinistes se le soient désormais accaparé ? A l’exception notable de Murray Perahia ? Pour les musiciens de votre génération, la question du clavecin est-elle réglée, et pouvez-vous retourner sans vous poser de questions sur l’instrument le mieux adapté à Bach ?

Piotr Anderszewski : Aucun problème pour moi de jouer Bach au piano. J’en ai même fait au clavecin, instrument que j’ai étudié pendant un an. J’adore le clavecin. Pour moi, ce n’est pas piano vs clavecin, mais je trouve que la musique de Bach est tellement forte, les idées dont elle est porteuse sont si puissantes et universelles que je ne vois pas en quoi un piano moderne pourrait affaiblir la communication de ces idées.

Bruno Serrou : Etes-vous prêt à jouer Bach indifféremment sur les deux instruments ?

Piotr Anderszewski : Non, parce que le clavecin est un instrument très difficile, et qu’il me faudrait donc l’étudier profondément. Le jour où je pourrai disposer d’un plus grand appartement, j’aurai sûrement un clavecin chez moi. J’adore le son de cet instrument. Mais de là à donner des concerts sur un clavecin, assurément pas. Il restera du domaine privé.

Bruno Serrou : Cette connaissance du clavecin ne vous est-elle pas utile dans l’interprétation de Bach ?

Piotr Anderszewski : Oui, cela se pourrait… Mais, pour moi, Bach n’est pas lié à un instrument. On sait que ses concertos pour violon ont été transcrits pour clavier, et vice-versa. L’instrument chez Bach n’a pas tellement d’importance. L’Art de la fugue est l’exemple type. Mais tout n’est pas aussi tranché. Il se trouve, malgré tout, des fragments dans ses compositions où l’on sent le clavecin. Surtout si l’on prend la seconde partie du Clavierübung avec le Concerto italien et l’Ouverture dans le style français. On y sent le clavecin. Et là, je pense que cela m’aide de savoir quel son j’aurais pu obtenir avec un clavecin, ce qui me conduit à essayer d’approcher le piano plus ou moins de la même façon. Mais en même temps il ne faut pas tenter de jouer du piano comme un clavecin. Il convient de faire la part des choses.

Bruno Serrou : Ce que faisait Gould dans Bach constitue-t-il un modèle ?

Piotr Anderszewski : Oui. J’ai été très marqué par Glenn Gould. L’envergure du génie est telle qu’il est difficile de ne pas être marqué par sa conception et d’en faire abstraction. Mais heureusement, quand j’ai commencé à jouer sérieusement Bach au piano, en 1998, j’écoutais de moins en moins de disques, et Gould appartenait déjà au passé, pour moi. Je ne l’écoutais plus. Je n’ai donc pas eu la tentation de l’imiter. Curieusement, pendant deux ou trois ans, j’ai arrêté de jouer Bach, et je mesure maintenant combien il m’a manqué.

Bruno Serrou : Dans votre répertoire, il y a Bach, Chopin. Tout vous intéresse-t-il chez le second ?

Piotr Anderszewski : J’aime les Mazurkas, moins les Nocturnes. J’en ai joué, mais je ne les ai pas compris… pour le moment (1). Les Mazurkas, en revanche, sont ce qu’il y a de plus intime chez lui. Là est le Chopin le plus authentique. Elles sont la quintessence de son génie. Pas toutes, bien sûr, je n’aime pas les intégrales, comme je vous l’ai précisé. Il y en a de plus réussies que d’autres, bien sûr. Non pas de plus réussies, mais que j’aime davantage, ou moins, mais mes préférences changent. Et les Ballades, bien sûr.

Bruno Serrou : Puisque nous évoquons Chopin, vous qui êtes Polonais, que pensez-vous d’un pianiste comme Arthur Rubinstein ? Représente-t-il encore quelque chose en Pologne ?

Piotr Anderszewski : Je n’ai jamais été attiré par Rubinstein. Je trouve sa personnalité sympathique, mais jamais son jeu m’a procuré beaucoup d’émotion.

Bruno Serrou : Vous venez de publier un CD entièrement consacré à Karol Szymanowski (2). Il est le deuxième grand compositeur polonais dans la chronologie de l’histoire de la musique. Pourtant, curieusement, il y relativement peu de temps qu’il est reconnu sur le plan international. Toutefois, Szymanowski a beaucoup plus voyagé que Chopin, puisqu’il est allé jusqu’en Afrique du Nord. Il est à la fois plus introverti et plus extraverti. Où situez-vous ce compositeur ?

Piotr Anderszewski : C’est le dernier grand compositeur du XXe siècle qui reste à découvrir encore. Il l’est par l’originalité de son langage, son extraordinaire sophistication harmonique. Je ne connais pas un compositeur qui, dans le système tonal, soit allé aussi loin que lui, et qui soit arrivé à déformer ledit système tonal tout en y restant.

Bruno Serrou : Leoš  Janáček  n’était-il pas allé dans ce sens ?

Piotr Anderszewski : Ce sont deux antipodes. J’adore Janáček, mais c’est un paysan, un rustre, avec ses rythmes bizarres, ses éléments répétitifs… Szymanowski est extraordinairement sophistiqué, raffiné. On ne peut dire cela de Janáček. Ce n’est pas une critique, au contraire. Szymanowski est peut-être trop raffiné, parfois. C’est-à-dire que son raffinement est tel qu’il faut vraiment entrer dans la partition et la travailler en profondeur pour se rendre compte de ce qui s’y passe. Il est souvent peut-être pas assez rustre, justement. En même temps, il a un sens de la structure absolument incroyable. Il ne faut pas oublier que son style est quand même assez germanique, c’est-à-dire que son éducation, son fonds est allemand. Chez lui, ce sont les grandes formes, la sonate, la fugue, la symphonie, le concerto. Il est très ancré dans cette culture germano-autrichienne.

Bruno Serrou : Chopin serait-il plus « français » ?

Piotr Anderszewski : Non. Chopin est aussi « germanique » que peut l’être Szymanowki, puisque les deux compositeurs qu’il vénère sont Bach et Mozart. Ce n’est pas la même période. Avec Szymanowski, on parle de la fin du XIXe siècle et du début du XXe, on parle de Richard Wagner, de Richard Strauss, de Max Reger...

Bruno Serrou : Un peu comme le premier Béla Bartók.

Piotr Anderszewski : Bartók a trouvé son propre langage à travers le folklore. Il lui est resté fidèle toute sa vie. Szymanowski a changé davantage. Il est passé, au moment où il a conçu peut-être ses plus grands chefs-d’œuvre, dans le cours de la Première Guerre mondiale, par cette phase orientalisante et extrêmement raffinée, justement, le Premier Concerto pour violon, la Troisième Sonate pour piano, les Masques, les Mythes, et Le Roi Roger qu’il a commencé à cette époque-là. Après, à la fin de sa vie, il s’est tourné un peu plus vers une culture populaire, que je trouve moins personnelle.

Piotr Anderszewski. Photo : DR

Bruno Serrou : Serait-il moins authentique que Bartók ?

Piotr Anderszewski : Je ne dis pas cela. Lorsque vous écoutez le Stabat Mater de Szymanowski, c’est absolument génial. Ce que je veux dire est que les compositeurs qui sont entrés dans le folklore et qui l’ont utilisé à leurs fins artistiques, il y a eu Bartók, Janáček, mais ce qu’il y a eu chez Szymanowski dans cette période de la Première Guerre mondiale, ne se trouve chez personne. C’est en cela que je veux dire qu’il reste lui-même, il constitue une sorte d’explosion de quelque chose de très personnel, qui n’existe chez nul autre. Pour moi, c’est la quintessence de son art.

Bruno Serrou : Quelles sont les particularités de l’écriture pianistique de Szymanowski ? Connaît-il bien l’instrument ?

Piotr Anderszewski : Oui, ce qui est très curieux est que, à travers le peu d’enregistrements qu’il a laissés, il s’avère un pianiste très médiocre, tandis que son écriture pour le piano est fantastique. C’est-à-dire que la façon dont Szymanowski fait sonner le piano, je ne connais pas d’autre compositeur que le fasse sonner de façon aussi ample, orchestrale, grandiose. Et c’est très bien écrit pour le piano. C’est très chargé, très difficile à déchiffrer, impossible à jouer à la première lecture. Comme Debussy, il utilise plusieurs portées, mais dans chacune il y a trois fois plus de notes que chez son aîné français. Et plus de bémols, plus de dièses, plus de tout. Il y a trop.

Bruno Serrou : Est-ce surchargé ?

Piotr Anderszewski : Oui et non. C’est-à-dire que tout est très précisément indiqué. Mais il faut faire la part des choses. Pour être un bon interprète de Szymanowski, il est nécessaire d’avoir un très fort sens de la hiérarchie. Qu’est-ce qui est le plus important, qu’est-ce qui l’est moins ?… Si l’on joue tout, l’on n’entend plus rien. C’est en cela que son œuvre est difficile. Il faut trouver cette ligne principale qui nous mène de part en part de l’œuvre. La ligne est souvent très courbe. On a fréquemment l’impression chez certains compositeurs qu’il peut se passer énormément de choses, mais la ligne principale est claire. Tandis que chez Szymanowski, c’est très incurvé. Là est la difficulté, et c’est peut-être aussi l’une des raisons pour lesquelles Szymanowski est si mal compris et si peu joué, parce que sa musique ne se donne pas de façon évidente.

Bruno Serrou : Et vous-même, avez-vous travaillé longuement l’œuvre de Szymanowski avant d’envisager de l’enregistrer ?

Piotr Anderszewski : Oui. La première fois que j’ai programmé la musique de Szymanowski, c’est avec les Métopes op. 29. Je n’y comprenais rien. Je l’ai fait un peu contre moi, comme un défi. Et je le maudissais, les premiers mois. « Qu’as-tu à faire de ça ? », me demandais-je… Et ce n’est qu’après plusieurs mois que j’ai fini par découvrir cette fameuse ligne, et je me suis rendu compte de l’extraordinaire logique de cette musique. Ce moment a été fantastique. Quand on trouve la clef, c’est une énorme satisfaction, on a presque l’impression d’être le co-auteur de l’œuvre. Parce qu’il faut d’abord trouver ce qu’il convient d’interpréter, et une fois la solution trouvée on a le sentiment de quasi composer ce que l’on joue.

Bruno Serrou : Les œuvres que vous avez choisies sont-elles celles que vous jugez les plus représentatives, celles avec lesquelles vous avez le plus d’affinités ou trouvez-vous que tout le piano de Szymanowski est important ?

Piotr Anderszewski : Les œuvres de jeunesse m’intéressent moins, mais après les Mazurkas sont fantastiques, ainsi que d’autres partitions. Je ne sais pas si je poursuivrais mon travail sur le piano de Szymanowski (3), mais je pense que les pièces que j’ai enregistrées sont le summum de son œuvre pour piano.

Bruno Serrou : Vous avez fait de la musique de chambre, en travaillant notamment avec votre sœur et avec Viktoria Mullova, avec qui vous avez enregistré. Ce répertoire vous tient-il à cœur, où avez-vous trop à faire avec la musique soliste ?

Piotr Anderszewski : Pour l’instant, j’ai tellement envie d’apprendre en tant que soliste, qu’il me faut faire des choix, me donner des priorités. Mais jouer avec quelqu’un, être à son écoute, est important, même si cela dépend de la personne avec qui je joue.

Bruno Serrou : La musique de chambre permet l’écoute, le partage, tandis que le concerto est très souvent une mise en avant du piano.

Piotr Anderszewski : C’est précisément ce qui me gêne dans le concerto. D’ailleurs, j’aime de moins en moins l’idée du concerto. Oui, musique de chambre ou concertante, cela n’a rien à voir. Avoir un vrai partenaire musical avec qui partager des choses et beaucoup répéter, est bien plus fécond que le concerto, où l’orchestre est préparé en amont, on a deux répétitions ensemble, et c’est terminé. C’est si court, que l’on ne travaille pas vraiment.

Bruno Serrou : Avez-vous des velléités de direction d’orchestre ?

Piotr Anderszewski : J’essaye de diriger depuis le piano, pour donner un peu d’unité aux œuvres concertantes en répétant vraiment avec l’orchestre, ce qui n’est pas toujours évident. Ne serait-ce que pour des raisons purement techniques qui font que diriger et jouer du piano en même temps est très difficile. Il faut en ce cas beaucoup de répétitions et travailler avec un orchestre qui a l’habitude de jouer sans chef. Ce n’est qu’à cette condition que cela a du sens. Je ne pourrais pas le faire avec orchestre qui a besoin d’un chef.

Bruno Serrou : Le concerto ne vous passionne donc pas vraiment…

Piotr Anderszewski : Je m’y sens toujours un peu gêné. Etre là, seul, et être accompagné par tous ces musiciens, je ne m’y sens pas bien. Si j’étais employé par l’orchestre, je l’admettrais, mais dans le concerto il y a la notion de « je suis le soliste » que je n’ai jamais appréciée. J’aime beaucoup être le soliste, mais seul, vraiment. Quand on est seul sur scène et que l’on prend la responsabilité de la soirée, on peut construire quelque chose. Tandis que le concerto, il y a une œuvre avant, on fait le concerto, on termine, ensuite il y a une autre œuvre, généralement une symphonie… J’ai l’impression  d’être un employé.

Bruno Serrou : Pourquoi avez-vous choisi de vivre en France plutôt que de retourner en Pologne ou de vous installer en Angleterre, par exemple ?

Piotr Anderszewski : J’ai vécu en Angleterre plusieurs années. Mes meilleurs amis s’y trouvent, et c’est en Angleterre que j’ai commencé à jouer en public. J’ai un certain sentiment pour ce pays, mais je ne supportais pas la qualité de vie. Je suis venu à Paris parce que je connaissais la langue, et pour ne pas être trop loin de Londres. Je ne connaissais plus personne à Paris. Je pense toujours que c’est transitoire, mais je n’arrive pas à bouger. C’est donc que je ne m’y trouve pas trop mal.

Bruno Serrou : N’avez-vous pas été tenté par la Russie ?

Piotr Anderszewski : Polonais et Russes sont des Slaves, et même si nous n’avons pas la même religion, je pense que les deux peuples s’entendent assez bien. Je ne peux pas dire que les Polonais n’aiment pas les Russes. Ils ont eu une détestation du communisme et des Soviétiques. Quand j’étais enfant, on parlait ouvertement contre les Russes, l’anticommunisme était officiel. C’est-à-dire qu’il y avait d’un côté le pouvoir qui contrôlait tout et qui était vendu au Kremlin, et le peuple était le peuple. On allait ouvertement dans les églises. Regardez Szymanowski, entre la Russie et la Pologne il y a toujours eu cet énorme terrain vague que sont l’Ukraine et la Biélorussie, enfin toutes ces terres où les frontières ont changé en deux cents ans je ne sais pas combien de fois. Tout s’entremêlait. Et Szymanowski, qui est de culture polonaise et qui porte un nom polonais, le domaine où il est né et où il a grandi, à Tymoszówka dans le district de Kiev, se situe en Ukraine, et se trouve aujourd’hui à un millier de kilomètres de la frontière orientale de la Pologne. Parmi ses meilleurs amis, beaucoup de Russes, dont Heinrich Neuhaus, et il allait souvent à Saint-Pétersbourg. Il parlait couramment le russe.

Bruno Serrou : Pourquoi n’avez-vous pas décidé de vivre à votre tour à Moscou ou à Saint-Pétersbourg ?

Piotr Anderszewski : J’ai été tenté par Moscou, mais j’y ai renoncé. C’était après mon retour des Etats-Unis. Je n’avais pas très envie de rentrer à Varsovie, et je me suis dit que je devais me rendre à Moscou. Mais cela ne s’est pas fait…

Recueilli par Bruno Serrou

Paris, lundi 9 mai 2005

1) Piotr Anderszewski a consacré en 2003 un CD monographique à Frédéric Chopin réunissant les Mazurkas opp. 59 et 63 et Op. 69/4, les Ballades opp. 47 et 52 et les Polonaises opp. 44 et 55 (Warner Classics/Virgin)

2) Karol Szymanowski, Masques op. 64, Sonate n° 3 op. 36 et Métopes op. 29 (Warner Classics/Virgin) publié en 2005

3) Anderszewski continue d’explorer l’univers de Karol Szymanowski, comme l’atteste son dernier CD à ce jour : https://brunoserrou.blogspot.com/2024/02/cd-poete-du-piano-piotr-anderszewski.html