samedi 28 avril 2018

Louis Andriessen, entretien avec le compositeur hollandais (1995)


Louis Andriessen (né en 1939). Photo : (c) Francesca Patella

Compositeur hollandais, né à Utrecht le 6 juin 1939, fils, neveu et petit-fils de compositeurs, Louis Andriessen reste peu connu en France. Le 10 mars 1995, sa musique faisait sa première apparition dans une salle de concert française, grâce à l’Ensemble Intercontemporain qui donnait De Staat, œuvre des années 1970 inspirée de La République de Platon écrite par un musicien encore engagé dans la protestation politique. Le label Nonesuch publiait au même moment De Stijl, partition dans la généalogie de Steve Reich. Je profitais de ce double événement pour le rencontrer une première fois.

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Photo : DR

Bruno Serrou : Vous êtes francophile. Pourtant, au moment de votre naissance, voilà cinquante-cinq ans [NDR : en 1995], vos confrères hollandais étaient plutôt sous influence germanique.
Louis Andriessen : L’ascendance allemande en Hollande est moins forte au XX° siècle qu’au XIX°. En revanche, après la Seconde Guerre mondiale, l’influence américaine en Hollande a été très forte. Mon père était contre la culture romantique germanique. Ce qui n’était pas seulement dû au fait que nous soyons catholiques dans un pays à majorité protestante. Il appréciait l’élégance française dans la musique. Il est l’auteur d’un ouvrage sur César Franck, il a pris le thé avec Albert Roussel, il parlait d’Ernest Chausson, recevait Igor Stravinski... Son frère, autre compositeur important en Hollande, est de la génération Francis Poulenc, Darius Milhaud. En fait, mon père a exercé une sorte de dictature sur la musique batave : chef d’orchestre, tout le monde faisait ce qu’il voulait. .

B.S. : De ce fait, votre père a-t-il eu quelque influence sur vos débuts de compositeur ?
L.A. : J’étais l’un des premiers compositeurs sériels de Hollande. Le successeur de mon père, directeur du Conservatoire de La Haye, était une sorte de René Leibowitz hollandais, le premier à y promouvoir la Seconde École de Vienne. Jusqu’en 1963, j’écrivais de la musique sérielle. En 1958, mon frère est revenu des Etats-Unis avec un stock de disques de jazz. Cette musique, pour moi, a rapidement compté davantage que celle d’Arnold Schönberg. Anton Webern était à part. La première de mes œuvres que j’ai gardée est un Rondo pour piano. Il a été édité dans un collectif de pièces pour piano en 1954. J’avais quatorze ans.

Louis Andriessen entouré de Paul McCartney (à gauche) et de Luciano Berio (à droite). Photo : DR

B.S. : Qu’est-ce qui vous a incité à vous rendre en Italie et à travailler avec Luciano Berio ?
L.A. : En 1961-1962, trois grands noms régnaient sur la musique nouvelle : Pierre Boulez, Karlheinz Stockhausen, Luciano Berio. Boulez enseignait à Bâle. L’un de mes amis était déjà son élève. Travaillant à Cologne, Stockhausen était trop près de chez moi. Finalement, mon éducation latine m’a poussé à opter pour Milan. Luciano [Berio] n’avait guère d’expérience de pédagogue à l’époque. Tout en jouant beaucoup aux cartes avec lui, j’ai rencontré l’écrivain Umberto Ecco, avec qui j’ai parlé politique, émancipation de la femme... Nous avons cependant bien avancé sur le plan technique, grâce aux analyses de Berio. Mais ce que je retiens surtout de cette époque, c’est la culture générale que j’ai pu acquérir, et le fait d’avoir travaillé avec l’épouse de Berio, la cantatrice Cathy Berberian, dont j’ai été l’accompagnateur. Un peu plus tard, j’arrangeais quatre petites chansons dans différents styles : style Fauré, style Ravel, style Purcell. Notre génération avait alors tendance à se focaliser sur la citation, le collage d’œuvres d’origines diverses dont l’une des apothéoses devait être la Sinfonia  de Berio. A La Haye, j’avais acheté un disque du groupe 66, que j’ai fait écouter à Luciano en lui disant : « Ce sont les chanteurs dont nous avons besoin ». C’était en 1964, à Berlin, où une bourse américaine avait conduit Luciano et où je le suivais. Peu après, je décidais de rentrer en Hollande.

B.S. : C’est alors que vous avez découvert les Etats-Unis, grâce à votre frère. Qu’est-ce que ce séjour vous a amené ?
L.A. : George Gershwin, Leonard Bernstein, Nat King Cole, Charlie Parker... Nous avions connu le jazz à la Libération, deux programmes de la radio hollandaise lui étaient consacrés. Mon père était un homme très progressiste, qui nous laissait toute latitude d’écouter ce que nous voulions, notamment le tout nouveau be-bop.

B.S : Vous sentez-vous particulièrement marqué par les Etats-Unis ?
L.A. : Je ne pense pas que ma musique ait été particulièrement marquée par l’Amérique. Lorsque l’on écoute par exemple De Staat, il n’y a pas la moindre trace de jazz. Seule particularité par rapport aux compositeurs européens de l’époque, une écriture qui n’a que peu à voir avec la complexité moderniste de Schönberg. Il y a aussi l’influence du gamelan, d’Edgar Varèse, de temps en temps, de Stravinski aussi.

Un proche de Louis Andriessen, le clarinettiste compositeur de jazz américain Evan Ziporyn 

B.S. : De quel Stravinski s’agit-il ?
L.A. : Il n’y en a qu’un... j’ai écrit un livre avec un ami sur Stravinski, L’horloge apollinienne, où je dis que faire la différence entre les périodes de Stravinski diminue l’intérêt, la connaissance de sa musique. On a toujours eu la même attitude face à la musique, un comportement « classique ». La musique est considérée comme un objet. Certains de ses éléments permettent de concevoir des pièces plus plastiques qu’expressives, comme l’ont fait Henry Purcell, Wolfgang Amadeus Mozart, Jean-Sébastien Bach... Cela diverge complètement de la ligne romantique allemande, essentiellement expressionniste. Dans De Staat, ce qui est peut-être américain, c’est la mesure répétitive. Mais la thématique politique est fondamentalement européenne. Il ne se trouve pas de compositeur américain qui ose penser utiliser des textes aussi lourds que ceux de Platon. J’utilise des extraits de La République  dans lesquels Platon se demande ce que la musique a à faire avec l’État. La cité de Platon totalitaire, mais le totalitarisme n’a pas d’exclusive.

B.S. : Comment vous situez-vous par rapports aux différents courants contemporains ?
L.A. : Une anecdote : je donne chaque année des cours à l’Université de Yale. Un jour, durant une discussion, est venue la question suivante : Andriessen est-il moderniste ou postmoderniste ?... Voilà deux ans, j’assistais à un concert à Vancouver. Dans un magasin, j’étais appelé « le compositeur post-moderne ». C’est ridicule ! Le sens du terme post-moderne est complexe... Les post-modernes ont l’ambition d’être plus modernes que les modernistes. C’est anecdotique. En fait, je me sens bien avec les compositeurs qui, dans l’histoire, ont toujours été ouverts sur leur environnement, qui utilisent ce dont ils ont besoin pour exprimer leur propre personnalité. Dans la musique, il y a toujours eu continuité historique. Elle avance certes grâce à la polémique avec le passé. Mais, si l’on apprécie ma musique aux États-Unis, c’est peut-être en raison d’une combinaison de l’avant-garde américaine, notamment les répétitifs, que je rejette désormais - De Staat  a déjà vingt ans ! -, avec un chromatisme européen. Mes pièces sont beaucoup plus chromatiques que celles des Américains.

Photo : DR

B.S. : Ne pensez-vous pas que, après une certaine dictature tonale, l’arrivée de la dictature postsérielle, qui s’imposait aux dépends de la précédente, la nouvelle génération s’affirme au fond tout aussi excessive que les précédentes, rejetant catégoriquement l’avant-garde qu’elle juge désormais académique ? Ne pensez-vous pas que chaque école, chaque style, chaque philosophie s’enrichissent les unes les autres et permettent ensemble d’avancer ?
L.A. : Au fond, l’important est de savoir que dans tous les mouvements il y a de bons et de mauvais compositeurs. Dans l’histoire, il est facile de dénombrer les pièces qui sont vraiment au cœur des choses. Compositeur, l’on est obligé de renouveler la musique. Parfois, nous donnons le sentiment que tout est plus simple qu’avant. Mais les choses finissent par évoluer différemment. Un exemple : après le maniérisme de Carlo Gesualdo, qui confine au génie, la tonalité est apparue plus simple, notamment avec le premier opéra écrit en ré mineur. Ainsi, de temps en temps, il apparaît des paliers qui permettent de respirer, à la manière des cages d’escalier.

B.S. : La « nouvelle musique » est-elle pour vous davantage une question de vocabulaire qu’un mode de pensée ?
L.A. : Une langue, puisqu’elle possède vocabulaire, matériau, mots, phrases, technique... C’est aussi un nouveau comportement. Ce qui choque le plus les modernistes est que la musique est beaucoup plus terrienne, physique, concrète, naturelle. Que je me sois développé sur cette voie n’a que peu à faire avec l’américanisme. Il s’agit en fait davantage d’une intuition naturelle en réaction contre l’expressionnisme allemand. Ce qui ne veut pas dire que ma musique n’est pas passionnée. Il s’y trouve au contraire une grande expressivité, beaucoup d’émotion, de passion, comme chez Bach.

Louis Andriessen avec Mariss Jansons en répétition au Concertgebouw d'Amesterdam. Photo : DR

B.S. : Ne trouvez-vous pas que le jazz s’est un peu assoupi, aujourd’hui ?
L.A. : Pas tant que cela. Du moins pas en Hollande. A Amsterdam, beaucoup de musiciens improvisent. Le free jazz devient presque aussi moderniste que l’avant-garde musicale. Des compositeurs écrivent pour des groupes de jazz. Nous vivons aussi une réelle renaissance du be-bop, des formes authentiques du jazz. Ces deux tendances se battent un peu l’une contre l’autre.

B.S : Le théâtre compte aussi beaucoup pour vous…
L.A. : J’ai toujours écrit pour le théâtre. A quatorze ans, j’écrivais pour une pièce de marionnettes. J’ai constamment travaillé pour la danse, le théâtre dramatique.  Je pense que la musique se déploie pleinement quand elle est entourée des autres modes d’expression, d’un environnement culturel : l’église, le théâtre, la danse. Le concert est une invention de la bourgeoisie allemande, c’est pourquoi ce concept ne peut être bien [rires]. J’ai cessé d’écrire pour grand orchestre en 1968. En Hollande, ma génération a changé les habitudes des musiciens. De nombreux ensembles, y compris d’improvisation et de jazz, se consacrent à la musique nouvelle. Une vingtaine à Amsterdam. Petits et grands. Ils sont mes amis, et aiment jouer ma musique. Si je décide d’écrire de grandes pièces pour cinquante musiciens, par exemple pour l’Opéra, avec Peter Greenaway, dans Rosa créé en novembre dernier [1994], je  mets deux orchestres ensembles.

B.S. : Dans vos œuvres, vous utilisez guitares électriques, synthétiseurs. Que pensez-vous de l’immixtion des instruments rock au sein de l’orchestre classique ? La rock music est-elle importante pour vous ?
L.A. : Elle l’est, en effet... Je pense avoir personnellement contribué au développement de la guitare basse. En Hollande, il y a d’excellents bassistes. J’en suis heureux. On peut dire que j’ai beaucoup aidé à l’émancipation des instruments rock. En France, vous avez des saxophonistes formés dans vos conservatoires, mais leur tort, à mon avis, est leur articulation fondamentalement différente de celle dont j’ai besoin, parce qu’ils sont loin de l’influence des musiciens de jazz afro-américains. Maintenant, en Hollande, dans les conservatoires, on étudie le saxophone et les gens sont parfaitement capables de jouer à la fois dans cet esprit et dans le style français.

Rosa, la mort d'un compositeur de Louis Andriessen et Peter Greenaway. Photo : DR

B.S. : Vous travaillez beaucoup avec  le cinéaste Peter Greenaway.
L.A. : Pas au cinéma. Je suis un peu méfiant vis à vis du cinéma. Je n’aime pas le son des films et des salles. Je n’apprécie pas davantage le disque. Ce que j’aime, ce sont les musiciens qui jouent live. L’aspect physique du jeu, surtout si l’œuvre est difficile, est très important. Dans les groupes que j’ai fondés dans les années 1970, j’étais pianiste, mais il n’y avait pas de chef. Maintenant, s’il y en a, ce sont toujours les musiciens qui décident. A Amsterdam, je suis entouré d’improvisateurs incroyables. Nul besoin d’écrire ! C’est moi qui ai poussé Peter Greenaway vers le théâtre. J’ai appris à l’Opéra de Hollande qu’il avait l’intention de mettre des opéras en scène. Lorsque je reçus en Angleterre la commande d’un film vidéo consacré à Mozart, c’est Greenaway qui en était le réalisateur. Je lui demandais alors s’il serait intéressé par un opéra. Nous avons parlé de divers sujets, avant d’aboutir sur Rosa. Il s’agit de l’histoire d’un compositeur qui servira de fil conducteur d’une série d’ouvrages lyriques. C’est Greenaway qui en a eu l’idée du sujet. Notre héros est un compositeur d’avant-garde qui devient spécialiste de la musique de westerns [NDR : à l’instar d’Ennio Morricone].

B.S. : Vous qui êtes francophile, pourquoi ne venez-vous pas plus souvent en France ?
L.A. : Cette question est pour un peu pénible. Je pense que la cause principale est le règne du modernisme, c’est-à-dire la ligne Wagner, Schönberg, Boulez. Tandis qu’ailleurs, par exemple en Hollande, au Canada, en Pologne, il est clair qu’il y a autre chose à faire maintenant. Aux États-Unis, j’enseigne à l’université de Princeton, et l’université Columbia vient de me proposer un poste. Que souhaiter de plus ? Etre joué par l’Ensemble Intercontemporain m’honore et me surprend à la fois. Depuis vingt ans, je ne suis plus répétitif. Rosa, créé à Amsterdam, dure cent minutes et se fonde sur un leitmotiv de quatre notes. Pour moi, il s’agissait de faire l’expérience de l’accessibilité tout en composant une œuvre longue.

                                                                                                                                              Recueilli par Bruno Serrou
                                                                                                                                               Paris, le 9 mars 1995


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