mardi 13 mars 2018

Beethoven, une vie en sonates pour piano

Ludwig van Beethoven (1770-1827. Photo : (c) Beethoven Museum, Vienne

Le cursus beethovenien des trente-deux sonates pour piano est, avec celui des dix-sept quatuors à cordes, la part de la création du « Maître de Bonn » qui exprime le plus les arcanes de son art. Le piano est à la fois le confident du compositeur et le support par excellence de sa quête d’inouï. Ludwig van  Beethoven (1770-1827) a en effet permis à travers lui à l’écriture pianistique de franchir une étape décisive, anticipant jusqu’aux préoccupations des compositeurs d’aujourd’hui face au clavier. S’il a ouvert l’ère du piano romantique, il anticipe aussi sur le XXe siècle, ouvrant la voie par des acquisitions constantes à travers l’évolution continue de son style et de sa propre personnalité. Il soumet la virtuosité aux exigences de l’évolution du discours, et sa conception du piano est quasi symphonique, l’orchestre entier semblant y bruire. Telles des pages d’un journal intime, les trente-deux sonates tracent dans la carrière de Beethoven une immense trajectoire ininterrompue qui court de 1796 à 1822. On y distingue trois grandes étapes, classées pompeusement par Liszt « l’adolescent, l’homme, le dieu ». Ainsi, bien que chacune représente une entité en soi, peut-on repérer quinze sonates dans la première période allant de 1796 à 1802, onze dans la deuxième, qui couvre douze années, de 1802 à 1814, et six dans la troisième. Beethoven, est un monde en soi dans lequel il est possible de s’immerger à satiété. Sont retenues ici à titre d’exemples trois sonates permettant présenter l’évolution du style de Beethoven.

L'un des pianos de Beethoven. Photo : (c) Stephen Husarik

Jusqu’à l’aube de la deuxième vague de ses sonates pour piano, Beethoven, conformément à la tradition classique, regroupe de temps à autre plusieurs sonates sous un même numéro d’opus. Mais, à la différence de ses contemporains, s’il réunit ses pièces c’est pour présenter divers aspects d’une même quête, comme autant de volets d’une seule partition se déployant en plusieurs sections. Mais, après l’opus 31, totalement maître de son art, il renonce définitivement à ces regroupements et condense l’expression de son expérience intime dans une seule œuvre. Ainsi, les innovations formelles, les changements de structure des sonates sont dictés non par un désir de nouveauté, mais par un compromis entre les exigences esthétiques et les nécessités de l’inspiration.

Ludwig van Beethoven en 1796. 

C’est à vingt-cinq ans que Beethoven écrit les deux volumes d’œuvres qu’il considère comme ses premiers véritables opus, les trois Trios op. 1 et les trois Sonates op. 2, deux cahiers où prédomine le piano, le confident par excellence pour le compositeur qui s’était déjà imposé de Prague à Berlin comme un improvisateur incomparable. Le premier recueil de sonates est entièrement dédié à Joseph Haydn, « docteur en musique », ce qui atteste de la déférence de l’élève et du maître, mais n’induit aucune concession à ses conceptions esthétiques. Joué devant son dédicataire au cours d’une soirée chez le prince Lichnowski, le recueil heurte le vieux maître par les tendances du disciple dont il pressent qu’« il sacrifiera la forme à l’expression » et à qui il conseille de « s’instruire encore ». Ce « sacrifice » ne sera jamais vraiment avéré puisque, si l’expression est vigoureusement présente, ce ne sera jamais aux dépens de la forme, que Beethoven peut justement transcender parce qu’il en a la parfaite maîtrise.

Ludwig van Beethoven, Sonate op. 2 n° 1, Allegro

Ainsi, dès la première sonate Opus 2 n° 1 écrite en 1794-1795 et publiée à Vienne en mars 1796 avec ses deux sœurs toutes trois « pour clavecin ou pianoforte », le ton de Beethoven est au tragique. Il impose ainsi immédiatement l’aspect sombre de sa personnalité déjà exprimée dans le Trio op. 1 n° 3, écrit dans la tonalité douloureuse d’ut mineur. Ici, la tonalité de fa mineur, qui sera celle de l’Appassionata, instille le sentiment terrifiant du Fatum ou Destin, qui s’affirme déjà, avec ces quatre accords martelés que Beethoven n’identifiera comme tel que plus tard. Volonté tendue et doute s’affrontent. L’on y perçoit aussi la vigueur de la jeunesse, avec le premier thème au ton juvénile qui rappelle Mozart. Au combat du mouvement initial succède la longue méditation de l’Adagio, prolongement d’un quatuor à cordes écrit vers 1785. L’expression est plus mélancolique que douloureuse, adoucie par la fraîcheur d’un sentiment exempt des orages de la passion. De forme classique avec trio, le menuet, au ton sarcastique et désenchanté, semble évoquer les derniers feux de l’insouciance d’une aristocratie qui sera bientôt jetée au bas de son piédestal. Le Prestissimo final exploite toutes les capacités virtuoses et expressives du pianoforte. Orage, révolte, fièvre, passion animent ce morceau jusqu’à la violence. Toutes les forces refoulées se déchaînent dans un langage qui n’a pas encore les moyens techniques pour traduire leur puissance, mais qui laisse pressentir la sonate dite Tempête. Interrompant soudain cette bourrasque, un chant s’élève enfin, tendre et mélancolique. Les derniers feux de la sonate, avec ses gerbes de triolets, confirment le caractère sombre, rageusement désespéré.

Ludwig van Beethoven en 1802.

Les trois Sonates op. 31 constituent le dernier recueil de plusieurs sonates pour piano réuni par Beethoven. Ces pages sont le fruit de la relation du compositeur avec Giulietta Guicciardi qui allait susciter une véritable révolution dans la vie de Beethoven, et qui, associée à la découverte de la surdité qui ne saura aller qu’en empirant, allait engendrer le fameux « Testament d’Heiligenstadt » écrit le 6 octobre 1802. Le cumul de ces deux tragédies conduira le compositeur au bord du suicide. Les premiers volets du triptyque ont été composés quasi simultanément, et il semblerait que l’opus 31 n° 2 ait été conçu avant le n° 1. Les deux premières sonates ont été publiées en même temps chez l’éditeur zurichois Naegeli en 1803. Elles ne seront dédiées à la comtesse Von Brown que lors de leur troisième édition, à Vienne, chez Cappi, en 1805, accompagnées cette fois par la troisième sonate. Mais ce n’est qu’avec l’édition Simrock, à Bonn et à Paris, que le triptyque reçut le numéro d’opus 31. La deuxième sonate est celle qui reflète le plus l’état d’esprit de Beethoven en cette douloureuse période. C’est ici aussi que s’applique pour la première fois la confidence du compositeur à Krumpholz : « A présent je veux marcher dans des chemins nouveaux. »

Ludwig van Beethoven, Sonate op. 31 n° 2 "la Tempête", deuxième mouvement

L’opus 31 date de 1801/1802, période de crise au cours de laquelle Beethoven sombre dans la certitude du malheur, craignant de ne plus pouvoir communiquer. C’est le cri tragique de La Tempête annoncé dès l’opus 2/1, mais qui, ici, atteste du tournant crucial dans l’existence mouvementée de Beethoven, qui choisit finalement de braver le destin, de prendre un nouveau départ, ce dont témoigne tout particulièrement cette deuxième sonate de l’opus 31.

William Turner (v. 1775-1851), La Tempête (1803-1804)

Rarement Beethoven se confie aussi évidemment et personnellement que dans le Largo, Allegro qui constitue le mouvement initial de la partition, avec ces vingt mesures d’introduction, cet accord brisé, ce discours agité, l’envol de l’immense aria dramatique et majestueuse. L’interruption puis le retour de la figure rythmique originelle renforcent l’aspect théâtral du morceau. Beethoven aurait recommandé à son propos à son ami Schindler : « Lisez La Tempête de Shakespeare ». L’Adagio déploie une cantilène ornée, illusoire repos menacé par l’invasion incessante des battements d’octaves en triolets. Cette méditation dramatique marque le tournant de l’expressivité et du langage du compositeur qui gagnent en densité et rendent plus intimes encore les liens qui relient ce qu’il faut exprimer à leurs moyens d’expression. Dans ce mouvement, Beethoven introduit le récitatif libre au sein de la forme sonate, ainsi que les indications de pédale destinées à suggérer la tendre confidence. Le finale Allegretto se fonde sur une cellule de quatre notes en doubles-croches qui se présentent tel un perpetuum mobile de quelque quatre cents mesures qui aurait été inspiré par le galop d’un cheval qui passait régulièrement sous la fenêtre de la chambre du compositeur à Heiligenstadt. Cette chevauchée fantastique d’une monture cauchemardesque notée au début de l’été 1802 annonce celles de Schubert, Mendelssohn et Schumann. Ce finale témoigne de la réaction qui a permis à Beethoven de surmonter son désespoir, alors que la sonate entière est célébrée pour son caractère dramatique, et elle est tenue de ce fait pour l’expression du génie de Beethoven.

Ludwig van Beethoven vers 1821

Dans ses trois dernières sonates, op. 109, 110 et 111, les cadres classiques éclatent, la texture polyphonique est plus complexe, le développement plus ample, l’émotion plus tendue et douloureuse. Véritable Himalaya, la Sonate op. 110, esquissée en même temps que celle qui la précède, a été écrite deux ans plus tard, en 1821, et achevée le jour de Noël. Elle sera publiée en août 1822 par Schlesinger à la fois à Berlin et à Paris. Destinée dans un premier temps à Antonia Brentano, dédicataire des futures Variations Diabelli, elle parut finalement sans dédicace. Ce qui pourrait s’expliquer par le fait que cet opus 110 est clairement une confession parmi les plus intimes du compositeur. Cette œuvre contient toutes les caractéristiques du dernier Beethoven, une extrême liberté de forme, d’amples développements, l’usage de procédés cycliques, les thèmes naissant d’un unique motif initial, l’emploi délibéré du récitatif dramatique et de parties fuguées. 

Ludwig van Beethoven, manuscrit du deuxième mouvement de la Sonate op. 110

Ses trois mouvements, Moderato cantabile molto espressivo, Allegro molto, Adagio ma non troppo – Allegro ma non troppo (Fuga), doivent être joués sans interruption, même s’il semble qu’un arrêt puisse être marqué entre l’allegro et l’adagio. Le thème initial du premier mouvement est en deux parties exposées dans un dépouillement d’une extrême mélancolie. Le finale est d’une longueur inaccoutumée et sa structure particulièrement complexe. Il se décompose en effet en plusieurs parties, les éléments principaux étant un Adagio et une Fugue. On peut toutefois y discerner une succession ModeratoScherzoAdagioAllegro, telle la structure générale d’une vaste forme sonate. Le tout constitue un immense poème symphonique avant la lettre dont toutes les parties sont solidaires, structure qui allait faire florès. Cette sonate explore en outre un univers sonore inédit par l’exploitation systématique des résonances du piano.

Bruno Serrou

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