lundi 29 juin 2015

Maria Stuarda de Donizetti : quand le bel canto s’impose dans une dramaturgie désinvolte de Leiser et Caurier

Paris, Théâtre des Champs-Elysées, mardi 23 juin 2015

Gaetano Donizetti (1797-1848), Maria Stuarda. Francesco Demuro (Roberto Dudley), Carmen Giannattasio (Elizabeth), Aleksandra Kurzak (Marie Stuart). Photo : (c) Vincent Pontet

Cinquantième des soixante-cinq opéras de Gaetano Donizetti (1797-1848), deuxième volet de la trilogie dite des « reines anglaises », placé entre Anna Bolena (1830) et Roberto Devereux (1837), Maria Stuarda (1835), même s’il n’est pas le plus inspiré, est l’un des plus représentatifs de l’art du bel canto du compositeur italien. Ses deux grands moments se situent au second tableau du premier acte, dans la confrontation entre les deux reines, l’Anglaise anglicane Elisabeth d’Angleterre et l’Ecossaise catholique Marie Stuart, et, dans le tableau final, celui des derniers instants de l’héroïne alors qu’elle s’apprête à mourir la tête tranchée par la hache d’un bourreau à la suite d’un funeste décret vengeur signé par Elisabeth Tudor.

Gaetano Donizetti (1797-1848), Maria Stuarda. Carmen Giannattasio (Elizabeth), Carlo Colombara (Talbot). Photo : (c) Vincent Pontet

Adaptée du drame Maria Stuart (1800) de Friedrich von Schiller (1759-1805) par un certain Giuseppe Bardari alors âgé de 17 ans, l’action de l’opéra de Donizetti qui se déroule en 1587 est plus défavorable à Elizabeth Ière que l’original, la pièce se terminant sur les remords de la reine Tudor tandis que l’opéra se termine sur le pardon de la reine d’Ecosse pour sa meurtrière. Composé pour l’Opéra de Naples, où il devait être créé à l’automne 1834, l’ouvrage s’attira les foudres de la censure napolitaine, qui, inquiète des révolutions qui agitaient alors l’Europe, prit ombrage du tableau où Marie Stuart traite Elisabeth Ière de bâtarde, tandis qu’à la fin de l’opéra est exécutée la reine d’Ecosse, ancêtre de la reine de Naples, Maria-Cristina, épouse du roi Ferdinando de Savoie. En outre, la générale fut le cadre d’un pugilat entre les deux prime donne, qui en vinrent aux mains dans la scène de confrontation entre les deux reines, l’une d’elles devant être évacuée après s’être évanouie. Il sera finalement donné en octobre 1834 sous le titre Buondelmonte. Donizetti doit attendre le 30 décembre 1835 pour voir son opéra présenté sur la scène de la Scala de Milan sous son titre original, avec la fameuse Maria Malibran dans le rôle-titre. L’accueil est pourtant mitigé, en raison notamment de défaillances de la diva le soir de la première, tandis que la censure intervient une fois encore pour interdire l’opéra après la sixième représentation.

Gaetano Donizetti (1797-1848), Maria StuardaCarmen Giannattasio (Elizabeth), Francesco Demuro (Roberto Dudley), Aleksandra Kurzak (Marie Stuart), Carlo Colombara (Talbot). Photo : (c) Vincent Pontet

Pour cet opéra assez rare sur les scènes lyriques françaises, le Théâtre des Champs-Elysées s’est associé au Royal Opera House Covent Garden de Londres, au Gran Teatre del Liceu de Barcelone et à l’Opéra National de Pologne pour une production nouvelle confiée au binôme franco-belge Moshe Leiser / Patrice Caurier, qui, convenons-en sans attendre, nous avait habitués à beaucoup mieux… Peut-être eux-mêmes conscients de leur défaillance, ils ont préféré s’abstenir de leur présence à Paris, confiant l’adaptation de leur travail à la scène parisienne à l’un de leurs collaborateurs, le Marseillais Gilles Rico. Commençant en flash-back par la scène de la décolation par un bourreau pourvu d'une hache, mélangeant costumes contemporains (hommes, choristes) et robes Renaissance (reines, confidentes), dans un décor à peine digne du mobilier Ikea (la prison), tandis que la direction d’acteur est réduite aux acquêts. Malgré le relâchement de cette mise en scène, mais avivée par la conviction et l’ardeur du chef italien Daniele Callegari, la distribution donne à l’ouvrage de Donizetti toute son authenticité musicale et psychologique. 

Gaetano Donizetti (1797-1848), Maria StuardaAleksandra Kurzak (Marie Stuart). Photo : (c) Vincent Pontet

Après un premier acte sans conviction, Aleksandra Kurzak entre peu à peu dans son personnage pour camper finalement une Marie Stuart touchante à la voix toute en nuances, souple et polychrome, ce qui lui permet d’offrir un acte final bouleversant. Soprano solide et ample, Carmen Giannattasio brosse une Elizabeth ferme et déterminée, tout en laissant transparaître sa fragilité intérieure. Autour de deux héroïnes, Francesco Demuro est un Robert Dudley bien chantant, Carlo Colombara un honorable Talbot, tandis que Christian Helmer s’impose en Cecil et Sophie Pondjiclis brille en Anna Kennedy.

Bruno Serrou

jeudi 25 juin 2015

Toulouse, Turandot en cheffe d’entreprise refoulée et perruque blonde

Toulouse, Théâtre du Capitole, vendredi 19 juin 2015

Giacomo Puccini (1858-1924), Turandot. Alfred Kim (Calaf), Elisabete Matos (Turandot). Photo : (c) Patrice Nin

Ultime opéra de Giacomo Puccini (1858-1924), qui n’a pu parvenir au terme de sa genèse la mort l’emportant avant qu’il entreprenne le duo final entre la princesse Turandot et son soupirant Calaf, Turandot est l’un des chefs-d’œuvre de l’opéra du XXe siècle. Loin de l’esprit tréteaux de l’opéra que Ferruccio Busoni (1866-1924) adapta lui aussi de Carlo Gozzi, en 1917, celui de Puccini est un drame violent qui plonge dans l’exotisme d’une Chine médiévale réputée particulièrement sanguinaire.

Giacomo Puccini (1858-1924), Turandot. Paul Kaufmann (Pong), Alfred Kim (Calaf), Gezim Myshketa (Ping), Gregory Bonfatti (Pang). Photo : (c) Patrice Nin

La  plongée trash de Calixto Bieito dans l’enfer d’une usine chinoise jure avec la conception du chef d’orchestre Stefan Solyom qui offre une interprétation en tout point réussie. Ce qu’en offre à voir le metteur en scène catalan dans cette coproduction du Capitole de Toulouse et des Opéras de Nuremberg et de Belfast annihile tout imaginaire. Bieito entend de toute évidence décontenancer le chaland. Or, à trop vouloir rompre avec les intentions du compositeur et de ses librettistes, il sombre plus encore dans le poncif, et prête davantage à sourire qu’à choquer le spectateur qui en a trop vu de semblables par ailleurs. 

Giacomo Puccini (1858-1924), Turandot. Elisabete Matos (Turandot). Photo : (c) Patrice Nin

Quant aux autres, ils ne peuvent que déplorer leur incompréhension : « Je n’avais pas vu Turandot depuis longtemps, et je ne me souvenais plus précisément de l’action, avouait consternée une femme à une amie à l’issue de la première. Je n’ai strictement rien compris. » Se déroulant au milieu de racks de stockage de cartons de poupées, cette production fait de Turandot, coiffée d’une perruque blonde façon cheffe de parti d’extrême droite française mais que l’on découvrira chauve durant une crise de rage, une harpie PDG d’une usine pékinoise travaillant pour l’Occident qui maltraite aussi bien ses ouvriers que son propre père Altoum, vieillard en phase terminale d’une maladie incurable qui rampe continuellement en couche-culotte souillée, tandis que Calaf est un syndicaliste rebelle à la tyrannie de sa patronne dont il tombe amoureux, que les ministres Ping, Pang, Pong sont des gardes chiourmes sans humour et que Liù pleure sur des poupées avant de se donner la mort. 

Giacomo Puccini (1858-1924), Turandot. Dong-Hwan Lee (un Mandarin), Eri Nakamura (Liu), Alfred Kim (Calaf). Photo : (c) Patrice Nin

Cette conception inutilement iconoclaste n’a que l’avantage d’offrir une continuité musicale, parce que sans entracte, et une seule bonne idée, le précipité d’une minute entre le dernier tableau, de la main de Puccini, et le finale, réalisé par Franco Alfano...

Giacomo Puccini (1858-1924), TurandotElisabete Matos (Turandot), Alfred Kim (Calaf). Photo : (c) Patrice Nin

Mais tout n’est pas de la même veine, heureusement. Car, de la fosse émane sans faillir l’essence-même de Turandot. Cela grâce au jeune compositeur chef suédois Stefan Solyom, dont l’énergie et l’engagement exaltent avec sagacité les subtilités et les grandes envolées de la partition, suivi avec maestria par un Orchestre du Capitole aux sonorités de braise. Abstraction faite de la Turandot criarde de la soprano portugaise Elisabete Matos, la distribution convainc, sous la houlette du ténor coréen Alfred Kim, Calaf sûr et ardent, de la soprano japonaise Eri Nakamura, Liù étincelante, de la basse coréenne In Sung Sim en Timur, et, surtout, du chœur du Théâtre du Capitole, puissant et homogène.

Bruno Serrou

D'après mon compte-rendu paru dans le quotidien La Croix daté samedi 27/dimanche 28 juin 2015

mercredi 24 juin 2015

Une Dame de pique de Tchaïkovski scéniquement esthétisante et d’une tension musicale extrême

Strasbourg, Opéra du Rhin, mardi 16 juin 2015

Piotr I. Tchaïkovski (1840-1893, la Dame de PiqueMisha Didyk (Hermann), Tatiana Monogarova (Lisa). Photo : (c) Clara Beck

Avec Eugène Onéguine, autre opéra inspiré de Pouchkine, tout comme le moins couru Mazeppa, la Dame de Pique est l’opéra le plus célèbre de Tchaïkovski. Créé en 1890, ce dernier ouvrage fourmille de particularités de l’écriture du compositeur russe, avec son ouverture aux tensions dignes de ses deux dernières symphonies et l’hommage à la grâce de Mozart et aux Lumières françaises via la grande aria nostalgique venue du Richard Cœur de Lion de Grétry chantée par la vieille Comtesse alors qu’elle se souvient de sa splendeur du temps ou les modes venaient de France et de la cour de Louis XV qu’elle fréquentait dans sa jeunesse alors que tout ce qui était russe n’était que prosaïsme au sein de la Cour impériale de Saint-Pétersbourg. 

Piotr I. Tchaïkovski (1840-1893, la Dame de PiqueMisha Didyk (Hermann), Tatiana Monogarova (Lisa). Photo : (c) Clara Beck

Dans cet opéra, où le fantastique et le surnaturel côtoient les passions, celles de l’amour et celles du jeu, la porte est grande ouverte aux excès de toute sorte, et il est facile de focaliser une mise en scène sur la psychanalyse et la folie. Si, dans la nouvelle production venue de Zurich présentée par l’Opéra du Rhin, Robert Carsen évoque bel et bien la folie, le metteur en scène canadien n’insiste pas sur l’aspect psychanalytique, quoiqu’enfermé entre des murs tarotés qui se resserrent ou vont s’élargissant selon les sentiments évoqués - le moment le plus saisssant est le deuxième tableau de l’acte 3, moment où Lisa tourne en rond à la périphérie d’un rai de lumière sous l’emprise du doute -, sa conception s’avérant respectueuse d’un livret pris peut-être un peu trop au pied de la lettre. 

Piotr I. Tchaïkovski (1840-1893, la Dame de PiqueMalgorzata Walewska (la Comtesse). Photo : (c) Clara Beck

C’est depuis la fosse que le drame dans toute sa force. Le chef slovène Marko Letonja, qui nous avait enthousiasmés en plusieurs occasions dans ce même théâtre (la Walkyrie en 2008, le Crépuscule des dieux en 2011, le Son lointain en 2012, le Vaisseau fantôme en 2014) donne de la partition une lecture noire aux tensions parfois exacerbées. L’extrême présence qu’il offre aux basses donne un relief saisissant à cette œuvre qu’il tire vers l’atmosphère tragiquement tendue des Cinquième et Sixième symphonies « Pathétique ». Sous sa direction, l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg s’avère toujours plus homogène, virtuose et étincelant, répondant aux sollicitations extrêmement contrastées de son directeur musical avec une précision et une vigueur à laquelle la formation ne nous avait pas toujours habitués. 

Piotr I. Tchaïkovski (1840-1893, la Dame de Pique. Misha Didyk (Hermann). Photo : (c) Clara Beck

Sur le plateau, pas moindre faille, y compris parmi les plus petits rôles. Misha Didyk, qui a gagné en maturité vocale depuis son Trouvère de Bruxelles en 2012, est un Hermann halluciné, Tatiana Monogarova une Lisa captivante, autant par sa vocalité que par son engagement théâtral, Malgorzata Walewska, loin des cantatrices vocalement en ruine à qui ce rôle est trop souvent dévolu, est une émouvante Comtesse, tandis qu’Eve-Maud Hubeaux (Pauline) fond le séduisant alliage de sa voix dans celui de Monogarova dans leur duo du deuxième tableau du premier acte. Les sept rôles secondaires sont tout aussi bien tenus, à l’instar du Chœur de l’Opéra du Rhin, impressionnant.

Bruno Serrou

L’original de ce compte-rendu est paru dans le quotidien La Croix du vendredi 19 juin 2015

lundi 22 juin 2015

Pierre Boulez et l'Opéra

Pierre Boulez entouré de Rolf Liebremann et de Patrice Chéreau. Photo : DR

Le texte ci-dessous a été écrit pour la plaquette de la remise des prix de l'Académie du Disque lyrique au Théâtre du Châtelet mercredi 24 juin 2015, qui rendait hommage à Pierre Boulez à travers sa discographie lyrique et son oeuvre vocale réunies en coffrets par ses trois éditeurs, Sony Classical ex-CBS, Erato/Warner et DG.

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Compositeur, chef d’orchestre, penseur, pédagogue, essayiste, organisateur, administrateur - avant et après l’Ircam et l’Ensemble Intercontemporain, il a travaillé sur deux réformes de l’Opéra de Paris qui n’aboutiront pas, à l’instar de la fameuse salle modulable de l’Opéra-Bastille qui devait servir de lieu expérimental pour une nouvelle approche de la création lyrique -, homme universel doué d’une intelligence aiguë et pragmatique, passionné de littérature, de poésie, de peinture, Pierre Boulez est l’un des artistes les plus marquants et les plus influents de notre temps. Né à Montbrison (Loire) voilà 90 ans le 26 mars 1925, il porte très haut les couleurs de la France artistique et musicale dans le monde, autant comme compositeur qu’en tant que chef d’orchestre. Il a en effet dirigé les fameux « big five » nord-américains, de l’Orchestre de Cleveland, que lui confia George Szell en 1967, au Philharmonique de New York, dont il a été dix ans le directeur musical après le départ de Leonard Bernstein, en passant par les Orchestres Symphonique de Chicago, dont il est l’invité privilégié, et Philharmonique de Los Angeles. En Europe, il a été le patron de l’Orchestre Symphonique de la BBC, et il est très souvent invité par les Orchestres Philharmonique de Berlin et de Vienne et de la Staatskapelle de Berlin, ainsi que des Orchestres National de France et de Paris.

Pierre Boulez et Jean-Louis Barrault en 1959, Théâtre de l'Odéon. Photo : (c) Lipnitzki / Roger Viollet

Côté opéra, s’il n’a lui-même jamais composé pour la scène lyrique qu’il a longtemps vouée aux gémonies avant d’espérer collaborer avec de grands écrivains comme Samuel Beckett, Jean Genet, Bernard-Marie Koltès et Heiner Müller, Boulez s’est plu à travailler avec les grands noms de la mise en scène, à commencer par Wieland Wagner avec qui il collabora une première fois dans Wozzeck de Berg à Hambourg, avant que ce petit-fils de Richard Wagner l’appelle une première fois en 1966 à Bayreuth pour diriger Parsifal à la suite du décès de Hans Knapperbusch au mois d’octobre de l’année précédente. Il dirigera ce même Parsifal jusqu’en 1970. Avec Wieland Wagner, il avait également prévu une nouvelle production de Salomé… Mais la mort prématurée de ce dernier en octobre 1966 stoppa net leurs nombreux projets communs. Début 1967, il dirige à Osaka son unique Tristan et Isolde, dans la célèbre mise en scène de Wieland Wagner. 

Pierre Boulez et Wieland Wagner travaillant sur la partition de Parsifal de Richard Wagner à Bayreuth en 1966. Photo : DR

Mais le décès du metteur en scène en octobre 1966 met un terme à cette première période lyrique. En 1976, Wolfgang Wagner le rappelle à Bayreuth pour diriger le Ring du centenaire. C’est lui qui recommande à Bayreuth pour l’occasion le jeune Patrice Chéreau. A eux deux, avec cette production en constante évolution jusqu’à son ultime reprise de l’été 1980, ils vont révolutionner la scène lyrique mondiale jusqu’à aujourd’hui. En 1979, Rolf Liebermann offre aux deux hommes la création à l’Opéra de Paris de l’intégrale en trois actes de Lulu d’Alban Berg, qui avait laissé à sa mort l’acte final incomplet. C’est d’ailleurs avec le chef-d’œuvre du même Berg, Wozzeck, que Boulez avait fait ses débuts en 1963 dans une fosse d’orchestre, tandis que son protecteur Jean-Louis Barrault faisait lui aussi dans cette même production ses premiers pas dans la mise en scène lyrique, à l’Opéra de Paris sur l’invitation de Georges Auric, son directeur d’alors, qui les appellera de nouveau en 1966 pour une reprise de cette production. Il retrouvera Patrice Chéreau en 2007 dans De la maison des morts de Janacek qui se révèlera être son ultime spectacle lyrique. 

Pélléas et Mélidande de Claude Debussy dans la production de l'Opéra de Cardiff dirigée par Pierre Boiulez et mise en scène par Peter Stein. Photo : DR

Auparavant, il dirige Pelléas et Mélisande au Covent Garden de Londres en 1969, ouvrage qu’il retrouve en 1992 avec la complicité de Peter Stein dans une production donnée à Cardiff et à Paris, Théâtre du Châtelet, où il avait dirigé Huit chants pour un roi fou de Peter Maxwell Davies en 1984. En 1995, il dirige Moïse et Aron de Schönberg à Amsterdam avec de nouveau Peter Stein, le Château de Barbe-Bleue de Bartók mis en scène par Pina Bausch au Festival d’Aix-en-Provence 1998 qui lui offre également le triptyque Pierrot lunaire de Schönberg / Tréteaux de Maître Pierre de Falla / Renard de Stravinski mis en scène par Klaus Michael Gruber en 2006. En 2004 et 2005, Boulez fait ses dernières apparitions dans la fosse mystique de Bayreuth dans Parsifal dans une mise en scène malheureusement trash de Christoph Schlingensief.

De la maison des morts de Leos Janacek dans la production du Festival d'Aix-en-Provence dirigée par Pierre Boulez et mise en scène par Patrice Chéreau. Photo : (c) Festival d'Aix-en-Provence

Dans sa propre création, la voix, qu’elle soit pour soliste(s) et ensemble ou pour chœur avec ou sans ensemble instrumental, occupe une place capitale, avec des œuvres comme Visage nuptial, le Soleil des eaux, le Marteau sans maître, Pli selon pli, Über das, über ein verschwinden et Cummings ist der Dichter, mais elle est toujours traitée tel un instrument de musique comme un autre, le compositeur s’arrangeant toujours pour que le texte se fasse musique au risque d’être inintelligible, malgré un choix drastique de poètes, puisqu’il s’agit rien moins que de Stéphane Mallarmé, René Char ou EE Cummings.

Toutes ces œuvres et la majorité de ces productions lyriques ont été heureusement sauvegardées par le disque, certaines par le DVD, par les labels Sony, DG et Erato. Ces trois éditeurs ont réuni leurs enregistrements en trois gros coffrets à l’occasion du quatre-vingt-dixième anniversaire de Pierre Boulez, l’un des chefs d’orchestres les plus enregistrés de l’histoire du disque.

Bruno Serrou

jeudi 18 juin 2015

Retravaillé par son auteur, Michaël Levinas, l’opéra "la Métamorphose" s’impose définitivement Théâtre de l’Athénée avec Le Balcon

Paris, Festival Manifeste de l’Ircam, Théâtre de l’Athénée, mercredi 17 juin 2015

Michael Levinas (né en 1947), la Métamorphose. Production Le Balcon/Ircam. Photo : (c) Meng Phu - Le Balcon

Créé avec succès le 7 mars 2011 à l’Opéra de Lille (1), son commanditaire, la Métamorphose est, après la Conférence des oiseaux en 1985, Go-gol en 1996 et Les Nègres en 2004, le quatrième opéra de Michaël Levinas. La musique de cette Métamorphose est si sombre, qu’elle ne fait aucune concession à la lumière. Tant et si bien que cet opéra en un acte de soixante-dix minutes au sujet grave, avec cet homme victime d’une métamorphose en hideux cancrelat qu’il découvre à son réveil et que sa famille qu’il aime profondément et pour laquelle il a tout sacrifié abandonne et laisse mourir avec dégout, est d’un tragique accablant. Les huit chanteurs (contre-ténor, soprano, trois barytons, deux mezzo-sopranos, basse)  et l’ensemble de quinze instrumentistes (violon, alto, violoncelle, deux contrebasses, flûte, cor, trompette, trombone, claviers Midi, piano, guitare électrique, deux percussionnistes, harpe), sont enrichis d’une partie électronique dense et raffinée réalisée à l’Ircam par Benoît Meudic.

Michael Levinas (né en 1947), la Métamorphose. Production Le Balcon/Ircam. Photo : (c) Meng Phu - Le Balcon

Six mois après la belle réussite de la création du Petit Prince d’après Antoine de Saint-Exupéry, à Lille (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2014/12/avec-le-petit-prince-michael-levinas.html), Michaël Levinas fait de nouveau l’actualité avec une nouvelle production de la Métamorphose, ouvrage qu’il a adapté de la nouvelle éponyme de Franz Kafka. Le compositeur a retravaillé sa partition avec la participation de ses interprètes dans la perspective de cette nouvelle production présentée au Théâtre de l’Athénée dans le cadre du Festival ManiFeste de l’Ircam (2), l’œuvre apparaît plus dense, variée et moins systématique, l’usage qui apparaissait excessif à la création du glissando descendant étant moins prégnant. 

Michael Levinas (né en 1947), la Métamorphose. Production Le Balcon/Ircam. Photo : (c) Meng Phu - Le Balcon

Toujours précédée du prologue Je, tu, il, jeu de phonèmes finement mis en scène, l’éclairage se focalisant pour cette reprise sur les seules lèvres rouges des quatre protagonistes, la première partie de la Métamorphose ménage toujours la surprise, tandis que le dernier quart d’heure est d’une grande intensité. Divisé en cinq madrigaux séparés par deux ritournelles, une psalmodie, deux chants d’amour, un chant de mort, une musique « du mille-pattes », un préambule et conclu sur un postlude, ce grand nocturne de soixante-dix minutes découle de la même préoccupation de Levinas dans son premier opéra, La Conférence des Oiseaux, la dimension animale du monde instrumental. Quant à la voix, celle du personnage central victime de la métamorphose, le représentant de commerce Gregor Samsa, elle se veut ni totalement humaine ni parfaitement animale, ce qui est rendu possible par l’appoint particulièrement soigné de l’électronique sur la voix de sopraniste, « un accord par note, chaque accord étant arpégé, et chaque note de l’arpège sculptée selon sa courbe propre. Ombres et retards, vie intérieure de la voix comme polyphonie » (Michaël Levinas).

Michael Levinas (né en 1947). Photo : (c) Ircam

Cette nouvelle production est placée sous l’égide de l’équipe Le Balcon, ensemble qui met un terme (provisoire ? définitif ?) à sa résidence Théâtre de l’Athénée, qui ferme ses portes plus d’un an en raison de travaux de rénovation et de mise en conformité aux normes de sécurité, alors que cette association de compositeurs, musiciens, ingénieurs du son et informaticiens se trouve en ce moment dans une mauvaise passe financière qui l’incite à formuler un appel aux dons (3). « Créée à Lille, la Métamorphose est entièrement repris pour cette nouvelle production dont nous maîtrisons les tenants et aboutissants, me disait Maxime Pascal lors d’une interview en février dernier. Nous produisons, et coproduisions avec l’Ircam, mais nous sommes leaders du spectacle, et si l’électronique a bien été réalisée à l’Ircam, nous reprenons aussi cette partie, et reconcevons le dispositif de diffusion en lien avec l’idée que nous nous faisons de l’œuvre. Du coup, tous les aspects artistiques, musique, mise-en-scène, électronique, son, sont conçus par le même noyau. »

Michael Levinas (né en 1947), la Métamorphose. Production Le Balcon/Ircam. Photo : (c) Meng Phu - Le Balcon

Pour le rôle central de ce opéra, Michael Levinas avait fait appel dès la conception de son opéra à l’un de ses fidèles interprètes, Fabrice di Falco. Pour cette reprise, la voix du contre-ténor est confinée à l’informatique, tandis que le rôle est tenu sur scène par l’excellent Rodrigo Ferreira, à qui le vidéaste Benoît Simon fait faire par projections interposées d’incroyables acrobaties. A ses côtés, tous les rôles sont parfaitement tenus par de jeunes chanteurs, qui se fondent avec naturel dans l’efficiente direction d’acteur de Violeta Zamudio, à commencer par Elise Chauvin, sœur de Gregor, Camille Merckx, leur mère, Vincent Vantyghem, leur père, mais aussi Sydney Fierro, Florent Baffi, Virgile Ancely et Anne-Emmanuelle Davy. Dirigé avec allant et onirisme par Maxime Pascal, Le Balcon, qui joue sur un praticable monté en fond de scène dissimulé par un léger rideau, est clair et homogène, ménageant de chaudes sonorités, moins sombres que celles de l’Ensemble Ictus qui donna la création de l’œuvre à Lille, mais tout aussi rutilantes.

Bruno Serrou

1) La captation de cette création est disponible en CD chez Aeon (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2012/05/cd-indispensable-temoignage-de-la.html), enregistrement qui a été récompensé d’un Grand-Prix de l’Académie du Disque lyrique en 2012

2) Cette production sera reprise le 25 septembre prochain par le Festival Musica de Strasbourg Cité de la musique et de la danse, et le 4 décembre 2015 à Colombes (L’Avant-Seine)



lundi 15 juin 2015

Philippe Hurel, la liberté à 60 ans

Philippe Hurel (né en 1955). Photo : (c) Ircam

« Le son de l’orchestre, cela reste magique ! » Pour ses 60 ans qu’il célèbrera le 24 juillet, Philippe Hurel a parachevé un grand cycle symphonique d’une heure, Tour à Tour, dont le volet central pour orchestre et électronique a été créé début juin dans le cadre du Festival ManiFeste de l’Ircam (1), qui lui consacre un second concert le 20 juin (2). « Je me suis laissé tenter par la composition d’une œuvre longue pour voir ce dont je suis capable sur la grande forme orchestrale tandis que je terminais l’opéra les Pigeons d’argile (3) » 

Après cet opéra, projet épuisant, nerveusement, physiquement, moralement, écrire pour l’orchestre, qui plus est avec électronique, est apparu à Philippe Hurel plus difficile encore « parce que l’œuvre n’est pas sous-tendue par un texte ». Cette grande page d’orchestre en trois parties occupe l’esprit du compositeur depuis 2007. 

Pourtant, Hurel s’est imposé par son sens de la miniature au service d’œuvres pour ensembles et chambristes raffinées écrites avec minutie mais toujours portées par un élan, une spontanéité qui reflètent sa personnalité généreuse, parfois excessive. « Quand Hurel venait dans ma classe au Conservatoire de Paris, se souvient pourtant son maître Ivo Malec, il était pâle, et il tremblait de tout son être. Je n’ai jamais su pourquoi. » 

Très vite, il se rapproche du mouvement spectral en vogue à l’époque auprès des jeunes compositeurs en rupture avec l’avant-garde sérielle, suivant les cours de Tristan Murail « presque en cachette ». Son attrait pour les musiques populaires marque également son style, immédiatement identifiable par sa pulsation, son énergie, son impulsivité toute en pertinence. « J’aime ouvrir mes écoutilles sur autre chose que la musique "savante". Entre mes compositions, la programmation de mon Ensemble Court-Circuit que j’ai créé en 1992, mon travail de pédagogue, d’abord à l’Ircam puis au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Lyon où j’enseigne depuis deux ans, j’entends m’aérer en écoutant des musiques qui n’ont rien à voir avec ce que je fais. » 

Joué depuis 1986 par l’Ensemble Intercontemporain, dirigé par Pierre Boulez, Esa-Pekka Salonen, Kent Nagano, Péter Eötvös qui l’ont imposé jusqu’aux Etats-Unis, Philippe Hurel est aujourd’hui un compositeur qui compte. « Soixante ans est l’âge qu’avaient Pierre Boulez et Ivo Malec quand je suis arrivé à Paris. Ils étaient mes modèles. Je me sens désormais plus libre esthétiquement, plus indépendant de l’opinion des gens, moins angoissé par l’avenir. Je ne crains plus d’être joué et jugé à Paris. Je sais aussi qu’il me reste peu de temps pour réaliser mes projets. Il me faut donc être plus sélectif et n’accepter que ce que j’ai envie de faire. Notamment un nouvel opéra… »

Bruno Serrou

1) Jusqu’au 2/07, réservations : 01.44.78.12.40, manifeste2015.ircam.fr.
2) Centre Pompidou le 20/06. 
3) Créé avec succès au Capitole de Toulouse le 15/04/2014, cet opéra fait l’objet d’un DVD à paraître en septembre chez Opus Arte

Article paru dans le quotidien La Croix daté lundi 15 juin 2015. Page 20, rubrique Culture et La Croix Internet http://m.la-croix.com/Culture/Musique/Philippe-Hurel-un-musicien-toujours-aussi-libre-de-ses-choix-2015-06-15-1323644?artn=1323644&artc=1&sctn=8666

vendredi 12 juin 2015

Répons de Pierre Boulez fait son entrée à la Philharmonie de Paris,salle qui s’avère moins adaptée à ses particularités que laPhilharmonie 2

Paris, Festival ManiFeste de l’Ircam, Philharmonie, jeudi 11 juin 2015

Pierre Boulez, Répons à la Philharmonie. Photo : (c) Luc Hossepied

La dernière fois que le public parisien a pu entendre Répons de Pierre Boulez remonte au 15 avril 2010. C’était à la Cité de la Musique. Le compositeur assistait ce soir-là depuis la salle à l’exécution de sa partition par son Ensemble Intercontemporain, pour lequel il a conçu cette somptueuse partition au tournant des années 1980 à l’Ircam dont elle est devenue l’un des symboles. Il a dirigé chacune des évolutions de cette « Work in progress » dont il disait n’être parvenu qu’à la moitié de sa durée prévue, le plan initial envisageant un développement global de quatre vingt dix minutes. En 2010, Susanna Mälkki était au pupitre. L’œuvre est entrée hier soir dans l’enceinte de la nouvelle Philharmonie (1) un peu plus de deux mois après qu'elle ait célébré les 90 ans de son concepteur avec notamment une exposition de premier ordre (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2015/03/remarquable-retrospective-pierre-boulez.html) réalisée par Sarah Barbedette.

Pierre Boulez (né en 1925). Photo : (c) Ensemble Intercontemporain

La genèse de Répons a commencé en 1979, avec l’arrivée dans les murs de l’Ircam de la fameuse 4X, premier ordinateur conçu pour la musique avec transformation du son en temps réel. Ceux qui, comme moi, ont assisté aux premières exécutions de cette œuvre que son auteur laissera finalement en état genèse, se souviennent du gigantisme de ce premier ordinateur, que les équipes de l’Ircam déplaçaient dans un énorme camion et qui demandait des heures de montage, tandis qu’aujourd’hui, un simple ordinateur portable suffit… Répons est le fruit d’une commande du Südwestfunk de Baden-Baden pour le Festival de Donaueschingen, où il a été créé le 18 octobre 1981 sous la direction du compositeur à la tête de l'Ensemble Intercontemporain. L’œuvre est dédiée à Alfred Schlee, longtemps directeur des Editions Universal de Vienne, pour son quatre-vingtième anniversaire, et contient un hommage au mécène Paul Sacher, dont les lettres du nom forment une partie du matériau sonore. Le titre fait référence au répons de la musique religieuse médiévale dont le compositeur reprend l’idée de prolifération à partir d’un élément simple, et de dialogue entre jeu individuel, les six instruments solistes (deux pianos, harpe, xylophone, vibraphone, cymbalum) répartis au-dessus du public et autour de l’ensemble et spatialisés par l’informatique en temps réel par le biais de six haut-parleurs, et jeu collectif, l’ensemble instrumental (deux flûtes, deux hautbois, deux clarinettes et clarinette basse, deux bassons, deux cors, deux trompettes, deux trombones, un tuba, trois violons, deux altos, deux violoncelles, contrebasse), uniquement acoustique. Deux autres états de la partition ont suivi, une version élargie, créée à Londres en 1982, et une « deuxième version », créée à Turin en 1984. Répons restera inachevé, un inachèvement relatif cependant, car lorsqu’on lui parlait de sa partition, Boulez évoquait la forme de la spirale, à la fois close et achevée, et toujours en évolution…

Pierre Boulez, Répons. Plan manuscrit de la disposition du chef, de l'ensemble, des six solistes et du public. Photo : DR

Afin de permettre au public une écoute depuis deux places différentes, les sensations d’écoute étant distinctes selon l’endroit où l’auditeur est placé dans la salle, l’œuvre est souvent donnée deux fois dans un même concert. Ce qui n’a pas été le cas hier et qui est regrettable. Car, le dispositif scénique, dû à la géométrie de la nouvelle salle, s’est avéré frustrant. En effet, ce que j’ai appréhendé sitôt installé à la place qui m’avait été attribuée s’est bel et bien réalisé. Assis sept rangs à l’extérieur du cercle des six instruments solistes - derrière le second piano couvercle ouvert étouffant la dispersion du son vers l’arrière, à cour, et le vibraphone, à jardin, je me suis retrouvé à écouter Répons en stéréophonie et non pas en tétraphonie, comme le spécifie pourtant la partition, les « six solistes [devant] entour[er] le public ». 


Pierre Boulez, Répons à la Philharmonie.  Les deux pianistes et, au centre à l'étage, le cymbaliste, et une partie de l'ensemble. Photo : (c) Bruno Serrou

Comme un quart de l’auditoire réuni hier, il m’a fallu écouter Répons « à plat », comme muni d’un excellent casque sur une chaîne stéréo hi-fi tout aussi excellente, ce qui a bien évidemment atténué les reliefs, à l’exception des sons passant dans le haut-parleur installé en fond d’orchestre quatre rangs derrière moi. Je regrette d’autant plus ce désagrément que l’acoustique de la Philharmonie est si remarquable que les vingt-quatre musiciens de l’Ensemble Intercontemporain situés sur le plateau n’ont jamais sonné de façon aussi flatteuse depuis que j’écoute cette œuvre, c’est-à-dire une bonne douzaine de fois en tous lieux depuis sa première exécution parisienne au Théâtre de Bobigny à l’automne 1980. 


Pierre Boulez, Répons à la Philharmonie. Les deux percussionnistes et la harpiste à l'étage au centre, et une partie de l'ensemble. Photo : (c) Bruno Serrou

Si bien que je me suis mis à regretter le dispositif de la Philharmonie 2, ex-Cité de la Musique, dont l’acoustique est beaucoup plus froide est moins flatteuse que celle de la Philharmonie, mais dont la topographie permet de disposer bel et bien les six solistes autour du public.

Pierre Boulez, Répons à la Philharmonie. Photo : (c) Luc Hossepied

Les musiciens de l’Ensemble Intercontemporain jouent cette musique avec un plaisir et une aisance évidents, semblant jouir des résonances sublimes de l’écriture boulézienne mais écrasées à mes oreilles au point de former un monolithe en raison d’une spatialisation aplanie des instruments à clavier et de la virtuosité lumineuse des instruments acoustiques aux sonorités magnifiées par l’acoustique chaude et limpide de la Philharmonie et qui exaltent une sensualité inouïe sous la direction souple, claire et généreuse de Matthias Pintscher, qui s’avère en osmose totale avec la musique scintillante et lumineuse de son grand aîné, fondateur de l’ensemble dont il est désormais le directeur musical, et, comme lui, compositeur chef d’orchestre.

Matthias Pintscher. Photo : (c) Ensemble Intercontemprain

Plutôt qu’une première exécution de Répons, le Festival ManiFeste et l’Ensemble Intercontemporain ont préféré cette fois mettre en regard deux œuvres de deux cadets de Pierre Boulez, une pièce pour percussion du Suisse Michaël Jarrell (né en 1958) et une page d’orchestre de l’Allemand Helmut Lachenmann (né en 1935). La façon dont sonne la percussion soliste dans la salle de la Philharmonie est incroyable. Dans Assonance VII (1992) de Jarrell donné en présence du compositeur, Victor Hanna a suscité une symphonie de couleurs et un nuancier phénoménaux, du plus subtil pianississimo au plus puissant des fortississimi, tirant de la riche diversité de son instrumentarium (peaux, claviers, gongs, tam-tams, cymbales de toutes tailles) un feu d’artifice de sons et de timbres d’une sensualité pénétrant le corps et titillant l’ouïe de l’auditeur. Matthias Pintscher et l’Ensemble Intercontemporain ont ensuite offert une interprétation jubilatoire de l’extraordinaire Mouvement (- vor der Erstarrung) (Mouvement (- avant solidification)) pour ensemble (1982-1984) de Lachenmann, que l’EIC a créé le 12 novembre 1984 sous la direction de son directeur musical d’alors, le compositeur chef d’orchestre Péter Eötvös. La précision des attaques dans le souffle et les bruits blancs au début (construction) et à la fin (déconstruction) de l’œuvre, l’onirisme, l’élan, l’homogénéité des seize musiciens de l’EIC (flûte/piccolo, flûte en sol/piccolo, clarinette en si bémol, clarinette en si bémol/clarinette basse, clarinette basse, deux trompettes, trois percussionnistes, klingelspiel ou « piano-grenouille », deux altos, deux violoncelles, contrebasse) ont fait de cette extraordinaire partition un classique du XXe siècle. En outre, ces deux premières pièces ont été supérieurement valorisées par l’acoustique de cette superbe salle dont l’aménagement intérieur est désormais quasi achevé.

Bruno Serrou

1) L’Ensemble Intercontemporain et Matthias Pintscher reprennent Répons le 14 juin à Gashouder dans le cadre du Festival de Hollande, et le 15 août au Festival de Salzbourg. Par ailleurs, François-Xavier Roth dirige Répons au Festival de Radio France et de Montpellier Languedoc Roussillon le 22 juillet à la tête du SWR-SO de Baden-Baden und Freiburg, ainsi qu’Ulrich Pöhl à Utrecht le 8 décembre avec l’Ensemble Insomnio. 

mardi 9 juin 2015

Le Pelléas et Mélisande de Debussy décoiffant de Christophe Honoré à l’Opéra de Lyon

Lyon, Opéra National de Lyon, lundi 8 juin 2015

Claude Debussy (1862-1918), Pelléas et Mélisande. Hélène Guilmette (Mélisande), Bernard Richter (Pelléas). Photo : (c) JLouis Fernandez / Opéra de Lyon

Pour sa dernière production de la saison 2014-2015, l’Opéra de Lyon n’a pas choisi la facilité en présentant l’ouvrage qui a ouvert l’opéra français à la modernité, Pelléas et Mélisande de Claude Debussy. Partition qui a marqué des générations entières de compositeurs qui, jusqu’à aujourd’hui, éprouvent d’énormes difficultés pour échapper à ce modèle incontournable, tandis que le grand public reste encore frileux à l’écoute de cet ouvrage qui leur semble impénétrable, au point que les salles, cent-treize ans après sa création, ont toujours tendance à se vider au fil des entractes… Ce qui a encore été le cas le soir de la première de cette nouvelle production lyonnaise, à en juger des sièges restés vides à la reprise du spectacle à l’issue de l’unique entracte programmé.

Claude Debussy (1862-1918), Pelléas et Mélisande. Vincent Le Texier (Golaud), Hélène Guilmette (Mélisande). Photo : (c) JLouis Fernandez / Opéra de Lyon

L’Opéra de Lyon, où la dernière apparition de Pelléas et Mélisande remonte à 2004 dans une réalisation de Peter Stein, a aggravé son cas en faisant appel à un metteur en scène venu du cinéma qui n’a pas craint de bousculer la traditionnelle approche symboliste de l’œuvre, en ne respectant pas la volonté de Mélisande dans son avertissement à Golaud « ne me touchez pas, ne me touchez pas, ou je me jette à l’eau », au risque de passer pour iconoclaste. Si certaines de ses conceptions respectent le livret, qu’il situe de nos jours, il en est beaucoup d’autres qui sont en contradiction avec le texte de Maeterlinck, ne craignant pas d’aller à son encontre. Ainsi, Christophe Honoré, dont l’approche actualisée de Dialogues des Carmélites de Poulenc en ce même théâtre en octobre 2013 avait convaincu, dépeint-il un Pelléas bisexuel partageant en songe Mélisande avec son ami mourant qui l’appelle à le rejoindre pour une ultime rencontre. Pas de mer, dont les parfums emplissent la partition ; pas d’été, évoqué sous la neige ; pas de longs cheveux, qui apparaissent sous la forme d’une perruque blonde coupée au carré - Mélisande adopte plusieurs coiffures et postiches de toutes longueurs et de toutes couleurs - ; pas de château, mais des murs nus et décrépis ; pas de tour, qui n’est qu’un muret ; pas de nouveau-né mais une fillette de huit ou neuf ans, comme si l’acte final se déroulait une dizaine d’années après la mort de Pelléas ; pas de chambre mortuaire, l’agonie de Mélisande se passe dans une Jaguar plantée au milieu de la forêt... 

Claude Debussy (1862-1918), Pelléas et Mélisande. Hélène Guilmette (Mélisande). Photo : (c) JLouis Fernandez / Opéra de Lyon

La vision qu’a le metteur en scène du chef-d’œuvre de l’opéra français est particulièrement noire. Tous les personnages sont dotés d’une face sombre et, chez certains, singulièrement violente. Jamais Arkel, vieillard décharné, boiteux et bossu, n’est apparu si dur et cruel, Yniold aussi… ignoble, et qui va jusqu’à piéger sciemment le couple dans un enclos où il ne peut échapper à la vindicte de son père Golaud, qu’il va même chercher pour qu’il prenne les amants sur le fait. Golaud et Arkel sont d’une extrême brutalité, incapables de self control, traitant durement tous ceux qui leur sont inférieurs, y compris le généreux et juvénile Pelléas et, surtout, la fragile Mélisande, traitée - ou plutôt maltraitée - telle une fille de joie par Golaud et son grand-père Arkel.

Claude Debussy (1862-1918), Pelléas et Mélisande. Hélène Guilmette (Mélisande), Vincent Le Texier (Golaud), Jean Vendassi (le chauffeur, le médecin). Photo : (c) JLouis Fernandez / Opéra de Lyon

A l’instar des films noirs, le cinéaste transforme le château royal d’Allemonde en une usine désaffectée et un grand dépôt qui pourraient servir à d’obscurs trafics mafieux. Les changements à vue des éléments des décors d’Alban Ho Van sont hélas beaucoup trop bruyants et perturbent fortement l’écoute des interludes que l’on eut pourtant apprécié goûter sans tant Kazushi Ono en exalte les beautés sonores et la densité expressive. Parmi lesdits éléments de décors, une Jaguar XJ40 des années 1980 avec chauffeur immatriculée dans l'Yonne présente dès le début du spectacle, Golaud étant parti avec à la chasse et derrière laquelle Mélisande est tapie avant que le chasseur de cuir vêtu la découvre tandis qu'il s'apprête à y monter, dépité de se retrouver sans gibier. Au quatrième acte, Golaud y piègera Pelléas, qui avait auparavant troussé Mélisande sur le capot-moteur, en tentant de le détourner de son épouse en lui offrant une prostituée, longue scène projetée sur grand écran pendant un interlude à rideau ouvert. A trop vouloir l’enfer, le metteur en scène rend l’œuvre plus théâtrale et concrète que de coutume.

Claude Debussy (1862-1918), Pelléas et Mélisande. Hélène Guilmette (Mélisande), Bernard Richter (Pelléas). Photo : (c) JLouis Fernandez / Opéra de Lyon

Tournant complètement le dos au statisme de Robert Wilson ou au symbolisme de Peter Stein, il fait des personnages des véritables êtres de chair et de sang qu’il plonge dans un univers des plus noirs. Alors que dans le texte l’attitude des héros laisse à penser que l’acte de chair n’a jamais été consommé entre Pelléas et Mélisande, qui ne se déclarent leur amour que quelques instants avant que Golaud les surprenne et tue Pelléas, l’on voit dans la conception d’Honoré Mélisande tenter de séduire sciemment Pelléas dans la scène de la grotte, puis passer à l’acte dans le hangar tandis qu’Yniold laisse croire à son arrière-grand-père qu’il est Mélisande en se couvrant la tête de l’une des nombreuses perruques de sa belle-mère... L’acte le plus réussi est le quatrième, tendu, tragique et formidablement évocateur, avec cette rue grise ou les deux héros expriment pour la première et dernière fois leur amour sous les réverbères, physiquement loin l’un de l’autre mais si intimement proches, tandis que la vidéo de Michael Salerno les montre en gros plan dans les mêmes attitudes, mais désynchronisés par rapport à la scène - l’on regrette que de petites caméras discrètement plantées n’aient pas retransmis ces mêmes images en direct -, une tension qui suscite l’adhésion du spectateur qui entre en empathie avec chacun, les amants autant que le bourreau.

Claude Debussy (1862-1918), Pelléas et Mélisande. La "scène de la grotte". Bernard Richter (Pelléas), Hélène Guilmette (Mélisande). Photo : (c) JLouis Fernandez / Opéra de Lyon

La distribution est menée par les titulaires des deux rôles titres. Déjà entendu à Garnier en Belmonte de l’Enlèvement au Sérail de Mozart en octobre dernier (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2014/10/perfectible-retour-de-lenlevement-au.html), Bernard Richter, voix plus assurée encore et timbre solaire, campe un superbe Pelléas, Hélène Guilmette est une Mélisande incandescente à la voix lumineuse et sûre. Dans le rôle qu’il a le plus incarné à la scène (notamment à l’Opéra de Paris dans la mise en scène de Robert Wilson - voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2012/03/philippe-jordan-excelle-le-dernier-soir.html), Vincent Le Texier est un Golaud halluciné et éperdu, comme possédé, d’une vérité brûlante qui fait oublier une voix qui laisse percer une légère fatigue. Jérôme Varnier, Arkel, est plus usé, ne contrôlant pas toujours une voix dont le volume, le nuancier et les hauteurs ne sont pas toujours maîtrisés. Sylvie Brunet-Grupposo convainc par son timbre de braise qui lui permet de camper une Geneviève particulièrement émouvante. Yniold est tenu par un élève de la Maîtrise de l’Opéra de Lyon, Léo Caniard, voix fragile et pas toujours juste mais préférable à une voix de femme car plus authentique, d’autant plus que ce jeune garçon prend un évident plaisir à jouer la comédie.

Claude Debussy (1862-1918), Pelléas et Mélisande. Photo : (c) JLouis Fernandez / Opéra de Lyon

Le travail de Kazushi Ono dans la fosse est remarquable. Sa direction met en relief les finesses infinies de la partition tout en s’avérant dramatique et sensuelle à souhait, tirant la partition non plus vers le symbolisme mais vers le naturalisme tout en évitant judicieusement le vérisme vers lequel aurait pu le tirer le metteur en scène. L’orchestre de l’Opéra de Lyon est d’une totale cohésion, répondant à la moindre sollicitation de son directeur musical, et ses sonorités sont à la fois fruitées et oniriques.

Bruno Serrou

jeudi 4 juin 2015

Le Requiem de Bernd Aloïs Zimmermann a ouvert en fanfare le Festival ManiFeste de l’Ircam 2015

Paris, Festival ManiFeste de l’Ircam, Philharmonie 1, lundi 2 juin 2015


C’est une œuvre immense, autant par sa durée, ses moyens colossaux, sa richesse plurielle, sa complexité due notamment à la superposition constante de différentes strates musicales et temporelles selon le concept de sphéricité du temps enchevêtrant passé, présent et avenir, que par sa volonté d’embrasser le monde à travers tout un siècle, le XXe, qui a connu les plus grands bouleversements que l’Humanité ait eu à affronter, qui a ouvert l’édition 2015 du Festival ManiFeste de l’Ircam, le Requiem für einen jungen Dichter (Requiem pour un jeune poète) de Bernd Aloïs Zimmermann (1918-1970). Il aura fallu vingt ans pour que cette partition monumentale connaisse sa seconde exécution parisienne, la dernière remontant au 21 septembre 1995, dans le cadre du Festival d’Automne, au Théâtre du Châtelet, dirigé par Michaël Gielen à la tête de l’Orchestre Symphonique de la Radio de Baden-Baden (Südwestfunk), et des Chœurs de la Radio de Cologne, de Stuttgart, du Festival d’Edimbourg et de la Radio slovaque, équipe qui venait de l’enregistrer pour le label Sony Classical.

Bernd Aloïs Zimmermann (1918-1970). Photo : DR

Envisagé dès 1955, ce Lingual, terme inventé par le compositeur expressément pour cette œuvre qui combine l’oratorio chanté et le parler radiophonique fondé sur l’utilisation abondante de procédés de montage et de collage et mobilisant toutes les ressources de l’électronique et de la bande magnétique préenregistrée, a nécessité deux ans de genèse, entre 1967 et le 17 août 1969, avant d’être créé le 11 décembre suivant à la Rheinhalle de Düsseldorf sous la direction de Michaël Gielen, qui avait déjà dirigé la création de l’opéra Die Soldaten à Cologne quatre ans plus tôt. Cette grande partition requiert la participation de deux récitants, une soprano, un baryton, trois chœurs spatialisés, diverses sources électroniques et un orchestre de soixante-dix musiciens richement pourvu en bois (avec saxophones), cuivres (avec tuba Wagner), percussion et claviers (piano, orgue, accordéon) mais aux cordes réduites aux seuls violoncelles et contrebasses, effectif auquel il convient d’ajouter un quintette de jazz.  

Le titre de ce « Lingual pour récitants, soprano et basse solos, trois chœurs, sons électroniques, orchestre, jazz-combo, orgue, d’après des textes de différents poètes, rapports et reportages » ne se réfère pas à un poète particulier, mais à un jeune poète imaginaire qui, à l’instar du compositeur, a traversé le XXe siècle, de 1918 à 1969, et dont la pensée se trouve synthétisée dans le choix des textes et de leurs auteurs parmi lesquels James Joyce, Ezra Pound, Hans Henny Jahnn, avec une présence toute particulière de deux russes, Serge Essénine et Vladimir Maïakovski, et d’un allemand, Konrad Bayer, trois poètes qui se sont suicidés, comme le fera Zimmermann le 10 août 1970, sous le poids du conflit entre sa foi chrétienne profonde et les horreurs et souffrances de son siècle. L’œuvre s’achève sur une longue citation de Bayer précédée d’échos des manifestations de Mai 1968 à Paris et du Printemps de Prague emporté par un cri désespéré hurlé à pleins poumons par les trois chœurs, Dona nobis pacem ! 


L’assemblage de chants et de récitatifs sur quarante-sept textes exprimés en huit langues - grec ancien (Eschyle, le Kyrie) et moderne (Andreas Papandréou), latin (la liturgie des morts qui se présente dans un ordre bouleversé - Postcommunion, Oraison, Lecture au début avec néanmoins un fragment de l’Introït, les textes religieux tirés de l’Ecclésiaste et d’un discours de Jean XXIII), anglais (Joyce, Ezra Pound, Neville Chamberlain, Winston Churchill), allemand (Ludwig Wittgenstein - qui notamment cite saint Augustin dans sa définition du temps annonçant celle de Zimmermann -, Kurt Schwitters, Bayer, Jahnn, Friedrich von Schiller, la loi fondamentale de la République Fédérale d’Allemagne, Mao Tse Toung, Adolph Hitler, Imre Nagy, Joachim von Ribbentrop, Joseph Goebbels, Otto-Ernst Remer, Joseph Staline, Roland Freisler, communiqué militaire), hongrois (Sándor Weöres - « il y a un passage en hongrois dont je lui avais parlé, raconte Péter Eötvös. C’est un poème de Sándor Weöres, dob és tánc (tambour et danse). Il est purement rythmique, donc sans signification particulière. » -, Imre Nagy), russe (Maïakovski, Staline), tchèque (Alexander Dubcek) et français (Albert Camus, manifestations), l’ampleur des moyens mis en œuvre et la dissémination du geste expriment la sphéricité d’un monde qui piétine, d’où la joie s’est retirée, étouffé par le péché, la faute et le malheur, promis à l’effondrement, à l’enlisement et à la mort (1). Côté musical, les citations sont nombreuses, Ludwig van Beethoven (les notes introductives du finale de la Neuvième, Richard Wagner (Mort d’Isolde), Olivier Messiaen (l’Ascension), Darius Milhaud (la Création du monde), Bernd-Aloïs Zimmermann lui-même (Symphonie en un mouvement), les Beatles (Hey Jude), le jazz band qui renvoie à Miles Davis et Herbie Hancock, tandis que les voix politiques ne peuvent que susciter le silence musical, ce qui, à l’issue du concert de mardi, a conduit d’aucuns qui ne s’y étaient point préparés, à relever des longueurs qui n’en sont absolument pas, car il s’agit pour Zimmermann de ne pas renoncer à leur continuité discursive et à leur spécificité sonore documentaire, renonçant pour ce faire à la moindre tentative de retouche. 

Bien que jouée en continu, la partition est divisée en quatre sections - Prologue, Requiem I (réservé pour l’essentiel aux récitants et aux sons enregistrés qui forment un kaléidoscope effroyable de dix-sept séquences différentes mélangeant sons sinusoïdaux, bruits concrets (enregistrements de foules de manifestants, de vents et de marées, de bruits de bottes, d’artillerie, de chars d’assaut et d’avions de chasse) et textes parlés souvent inintelligibles amalgamant passé et présent et qui deviennent musique), Requiem II, Dona nobis pacem. La plus longue section (vingt-huit minutes), Requiem II, est elle-même scindée en cinq parties (Ricercar où intervient le quintette de jazz, Rapprensentazione où les chœurs reviennent au premier plan tandis que les deux chanteurs solistes s’expriment pour la première fois et que l’orchestre affirme enfin sa pleine puissance, Elegia pour soprano, accordéon et quintette de jazz, Tratto, interlude purement instrumental dominé par les deux pianos, les cuivres, l’orgue, l’accordéon et les scansions de timbales, et Lamento, qui se fonde sur le poème de Maïakovski écrit à la mémoire d’Essénine exposé d’abord par le baryton puis par le chœur d’hommes dont le terrible cri d’angoisse est violemment interrompu par un coup de marteau). L’œuvre, qui se termine sèchement sur l’hallucinant hurlement désespéré du « Dona nobis pacem ! » con tutta la forza, est strictement minutée à soixante-cinq minutes en raison de la bande préenregistrée.

Michel Tabachnik. Photo : (c) Jean-Baptiste Millot

De ce maelstrom sonore et conceptuel, Michel Tabachnik, dont la stature rectiligne a dégagé une énergie communicative malgré une gestique un peu raide qui empêcha l’œuvre de respirer pleinement, a su faire ressortir clairement l’infinité des composants grâce à un lieu parfaitement adapté aux ambitions de l’œuvre, la Philharmonie permettant davantage que le Châtelet une ample spatialisation grâce à ses vastes proportions qui autorisent la dissémination des effectifs choraux aux quatre coins de la salle, immédiatement derrière l’orchestre, derrière le public et au milieu de ce dernier à cours et à jardin, pour le double chœur d’hommes, ainsi que les haut-parleurs, dont la répartition parfaitement équilibrée a laissé nettement distinguer les diverses sources et leurs origines géographiques dans la salle. Les deux chanteurs solistes, la soprano Marisol Montalvo et le baryton Leigh Melrose, ont donné de leur voix somptueuse une interprétation d’une solidité confondante à l’instar des deux récitants, Peter Schröder et Nico Holonics, formant avec les trois chœurs français supérieurement préparés - les Cris de Paris de Geoffroy Jourdain, le Chœur de Chambre Les Eléments de Joël Suhubiette et le Chœur de l’Armée française d’Aurore Tillac - une entité sonore d’une force et d’un éclat somptueux, tandis que les élèves du Département Jazz et Musiques improvisées (Pascal Mabit, saxophone, Timothée Quost, cornet à pistons, Nicolas Fox, percussion, Tom Georgel, piano, Victor Aubert, basse) se sont avérés à la hauteur de leur tâche, sans rien avoir à envier à leurs aînés de l’Orchestre Symphonique de la Radio de Stuttgart (SWR), exceptionnel de cohésion, de rigueur et de timbres.

Photo : (c) Bruno Serrou

En ouverture de programme, l’Orchestre de la SWR a donné toute sa mesure dans le prélude pour grand orchestre Photoptosis, dernière page pour orchestre seul de Zimmermann composée en 1968 parallèlement à son Requiem, et qui a été créée le 14 février 1969 à Gelsenkirschen par l’orchestre de cette ville dirigé par Lubomir Romanski. A l’instar de son Requiem, le compositeur allemand insère des citations, néanmoins plus courtes, de la Symphonie n° 9 de Beethoven, mais aussi du Concerto brandebourgeois n° 1 de Bach, de Casse-Noisette de Tchaïkovski, du Veni Creator grégorien, du Poème de l’Extase de Scriabine et du prélude de Parsifal de Wagner. Une œuvre monolithique en trois phases dont les textures extraordinairement serrées imperceptiblement mobiles instillent une impression de mouvement figé d’où émerge à l’issue d’un immense crescendo l’explosion de lumière « con tutta la forza » que le titre grec suggère.

Et dire qu’un certain nombre de mes confrères, parmi les plus âgés, se sont aventurés sitôt la soirée terminée à affirmer que ces deux œuvres ont « terriblement vieilli »... Pour ma part, j’ose espérer ne pas avoir à attendre à nouveau vingt ans pour avoir le bonheur de revivre un tel choc émotionnel, physique et auditif.

Bruno Serrou

1) apm.ircam.fr