lundi 20 octobre 2014

L’Orchestre de Paris se donne à la Russie de Guennadi Rojdestvenski et Viktoria Postnikova

Paris, Salle Pleyel, mercredi 15 octobre 2014

Guennadi Rojdestvenski. Photo : DR

A 83 ans, Guennadi Rojdestvenski est le dernier grand chef d’orchestre vivant à pouvoir s’enorgueillir d’avoir compté parmi les proches de Dimitri Chostakovitch. Régulièrement invité par l’Orchestre de Paris, il y dirigeait la semaine dernière l’ultime partition symphonique de son compatriote, la Symphonie n° 15 en la majeur op. 141, poursuivant ainsi un cycle dont les premiers jalons ont été posés en juin et octobre 2012, avec de mémorables Dixième (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2012/06/sans-repetitions-remplacant-au-pied.html) et Quatrième (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2012/10/guennadi-rojdestvenski-retrouvait.html).

Rojdestvenski est en effet l’un des rares héritiers directs de la tradition de l’interprétation de l’œuvre de son aîné. Il est également celui qui, en 1974, réhabilita dans ce qui était encore l’URSS le premier des deux opéras de Chostakovitch, Le Nez, ouvrage dans lequel depuis sa création quarante ans plus tôt le régime soviétique ne voyait qu’une anthologie formaliste d’expériences musicales (1). Rojdestvenski est par ailleurs l’auteur de l’arrangement sous forme de suite de la musique du film la Nouvelle Babylone, autre œuvre de Chostakovitch vivement critiquée au moment de sa création en 1928, suite que l’arrangeur créa en 1976. Deux documentaires de Bruno Monsaingeon (2), qui était présent au concert de mercredi, consacrés à Rojdestvenski content les relations du chef avec le compositeur et la dictature stalinienne.

Guennadi Rojdestvenski et Dimitri Chostakovitch. Photo : DR

Créée le 8 janvier 1972 à Moscou sous la direction du fils du compositeur, Maxime Chostakovitch, la Quinzième Symphonie de Dimitri Chostakovitch est une rétrospective douloureuse de la vie de son auteur. Les premier et dernier mouvements citent l’ouverture de Guillaume Tell de Rossini et le leitmotiv du Destin de la Tétralogie de Wagner, tandis que des thèmes de douze sons abondent, à l’instar de la Symphonie n° 14 pour soprano, basse et orchestre de chambre op. 135 de 1969. S’ouvrant sur un appel au contour enfantin de glockenspiel et de flûte solo, le mouvement initial est d’une gaieté feinte qui conduit à une marche funèbre, dont le choral grave et solennel qui l’ouvre est un squelette du motif du Destin du Ring, tandis que cet Adagio est parcouru de solos qui permettent à divers pupitres de briller, du violoncelle au tuba, en passant par le violon, le trombone, le célesta, la contrebasse, le vibraphone, les timbales, enfin les bassons, qui introduisent sans pause le scherzo (Allegretto) à l’ironie acide lancé par la clarinette et jouant avec le motif personnel de Dimitri Chostakovitch dans la transcription allemande, DSCH (ré (D) mi bémol (Es), do (C), si (H)). A l’instar de la Symphonie n° 6 « Pathétique » de Tchaïkovski et, surtout, de la Symphonie n° 9 de Mahler à laquelle pensait expressément Chostakovitch, mais aussi de sa propre Symphonie n° 4 en ut mineur op. 43, sans doute l’œuvre la plus chère au cœur du compositeur russe, la Symphonie n° 15 se conclut sur un long Adagio. Ce dernier est introduit par les citations menaçantes du motif du Ring de Wagner aux cuivres qui sont bientôt suivies par celui de l’ « invasion » de la Symphonie n° 7 « Leningrad », tandis que les ultimes mesures ont la gravité d’un adieu à la vie, qui renvoie à la Quatrième Symphonie, avant de s’achever par un retour de la caisse claire qui conclut le cycle des symphonies de Chostakovitch dans une sérénité aux élans enfantins qui donne à cette Quinzième un tour cyclique en renvoyant au climat de l’introduction de son mouvement initial.

Dirigeant toujours l’air de ne pas y toucher, économe en gestes, précis et larges, soutenant l’orchestre en donnant les départs et les indications d’intonations de façon ferme et rassurante tout en laissant par un savant dosage la bride sur le cou à des musiciens dont le jeu et le style coulent ainsi avec une aisance naturelle, Rojdestvenski donne de cette symphonie une interprétation de feu, ménageant des contrastes éblouissants, depuis des piannississimi d’une minéralité inouïe jusqu’à des fortississimi apocalyptiques, donnant à l’œuvre des soubresauts impressionnants, tandis que les ultimes mesures trahissent un désespoir incommensurable d’où émerge soudain le sublime rais de lumière du célesta, qui reste dans les oreilles de l’auditeur qui a eu la chance d’assister à cette magnifique exécution, où tous les chefs de pupitres et les tutti, notamment cuivres et timbales des sonneries wagnériennes, ont eu à tour de rôle le bonheur de participer.

Viktoria Postnikova (à sa gauche, Guennadi Rojdestvenski en tourneur de pages). Photo : DR

La soirée avait commencé sur deux œuvres rares du répertoire russe du XXe siècle. La première a été le Fragment de l’Apocalypse op. 66 d’Anatoli Liadov (1855-1914). Créé en 1912 à Saint-Pétersbourg sous la direction de Siloti, cette courte pièce puise son inspiration dans les trois premiers versets du Chapitre X de l’Apocalypse de saint Jean. A l’origine, le compositeur était de donner naissance à une œuvre de grande envergure, mais à l’instar de l’ensemble de sa création, il ne parvint pas à développer son propos et dut se contenter des huit minutes restantes qui se présentent comme une succession de montagnes russes alternant vallons puissants et plaines lisses qui donnent au compositeur l’occasion de démontrer ses dons d’orchestrateur, avec un effectif instrumental imposant, et son aptitude à inventer des thèmes de qualité, celui de l’Ange étant confié aux cuivres, un second aux bois et aux cordes qui adopte la forme de choral orthodoxe, avant que la percussion prenne le dessus dans la dernière partie. Là aussi, l’Orchestre de Paris a pu briller de tous ses feux, avant la partie concertante, infiniment moins convaincante. Ce qui s’est avéré regrettable, compte tenu de l’extrême qualité de la soliste, Viktoria Postnikova, l’épouse de Guennadi Rojdestvenski. 

Œuvre d’un académisme consternant, le Concerto n° 1 pour piano et orchestre en fa mineur op. 92 d’Alexandre Glazounov (1865-1936) est d’une platitude qui élève Rachmaninov au rang de génie, tant cette partition d’une longueur monotone (les trente minutes paraissant une éternité) égrène les arpèges et les mélodies d’une banalité atterrante, y compris dans le second mouvement pourtant centré sur un thème censément varié neuf fois avant de conclure sur une fresque sonore écrasante. Il est indubitable que Viktoria Postnikova, avec le soutien de son mari au poste du chef, a donné de ces pages interminables minutes la quintessence de ce qu’il est possible d’en tirer, et qu’il doit être impossible de faire mieux, tout en suscitant des regrets dans le fait de ne pas avoir pu entendre le couple dans un concerto plus passionnant. Jouant avec une facilité confondante, la pianiste russe a réussi à maintenir en haleine un auditoire qui l’a ovationnée, et à qui elle a offert en bis une charmante berceuse intitulée Tabatière à musique d’Anatoli Liadov, donnant ainsi un tour cyclique à la première partie du programme.

Bruno Serrou

1) Le témoignage de cette « résurrection » à l’Opéra  de Chambre de Moscou est heureusement préservé par le remarquable enregistrement qui fut longtemps le seul disponible au disque de ce remarquable ouvrage (1CD Melodya et en DVD chez VAI). L’intégrale de ses symphonies et concertos pour violon (avec David Oïstrakh) de Chostakovitch avec l’Orchestre Symphonique du ministère de la Culture d’URSS est également disponible chez Melodya. D’autres enregistrements sont proposés par divers label, notamment BBC Legends

2) « Notes interdites » (1 DVD Ideale Audience International)

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