mercredi 29 octobre 2014

Somptueuse intégrale de "Des Knaben Wunderhorn" de Gustav Mahler interprétée live et sur une toile de cinéma par Dietrich Henschel, éblouissant

Stavanger (Norvège), Stavanger Konserthus, Fartein Valen. Jeudi 23 octobre 2014

Stavanger, le Konserthus vu du port. Photo : (c) Bruno Serrou

« Au début était le paradis. Puis il y eut une pomme. Ensuite, il a fait froid. Alors que l’Amour pouvait être inventé, survint la guerre, qui prit l’Amour aux gens et les gens à l’Amour pour que les gens puissent être renvoyés au paradis »…

Gustav Mahler (1860-1911), à la fin des années 1890. Photo : DR

Le cycle poétique Des Knaben Wunderhorn (Du cor merveilleux de l’enfant) est la source de la création de Gustav Mahler. Né à Kaliště, village de la région de Vysočina aux confins de la Bohême et de la Moravie,  ayant grandi à Jihlava (Iglau), en Moravie, aux abords d’une caserne de l’armée autrichienne, Gustav Mahler a dès sa naissance été bercé par le folklore bohémien et la musique militaire, qu’il a très tôt intégrés dans sa propre création. Trois de ses neuf symphonies, vingt et un de ses quarante lieder se puisent dans ce recueil de cinq cents chansons populaires allemandes découvert par le compositeur en 1888. Publiés entre 1805 et 1808, ces textes ont été collectés par deux des premiers représentants du romantisme de Heidelberg, le Berlinois Joachim von Arnim (1781-1831) et le Rhénan Clemens Brentano (1778-1842). Il s’agit en fait de poèmes tombés dans le domaine public et transformés par la tradition orale, de la comptine à la légende, de la fable au conte fantastique, de la saynète à la ballade où le monde de l’enfance côtoie la mort et traverse la tragique réalité de la guerre.

Stavanger, la façade d'entrée du Konserthus. Photo : (c) Bruno Serrou

Elevé dans la misère, ayant perdu jeune une partie de sa fratrie, Mahler ne pouvait que s’identifier à l’univers de garnison et de vie sévère où les enfants meurent en bas âge. Très tôt, il se plongeait dans ces « véritables blocs de pierre à partir desquels chacun peut sculpter sa propre statue » (Mahler), coupant les textes, en réunissant plusieurs pour n’en faire qu’un, modifiant leur dessein pour mettre l’accent sur l’aspect dramatique de cet univers qu’il a mis en relief en introduisant des éléments comiques. En fait, à travers la diversité de ces textes, le compositeur ne cherche qu’à se livrer lui-même. Les premiers lieder sur le Wunderhorn sont composés pour voix et piano entre 1888 et 1891. Au nombre de neuf, ils sont intégrés au second livre des Lieder und Gesänge aus der Jugendzeit (Lieder et chansons de jeunesse) lors de leur publication en 1892, le sixième, Ablösung im Sommer (Relève en été, qui évoque un coucou en jouant de l’onomatopée kukuk, sera repris dans le troisième mouvement de la Symphonie n° 3 en ré mineur, « Ce que me content les animaux de la forêt », mais défait de la voix. Le second recueil est constitué de dix lieder pour voix avec accompagnement d’orchestre composés entre 1892 et 1899, année de sa publication. Le cinquième lied, Das himmlische Leben (La vie céleste), constitue le finale de la Symphonie n° 4 en sol majeur, le septième, Des Antonius von Padua Fischpredigt (Du sermon de saint Antoine de Padoue) constitue dans sa version muette le Scherzo de la Symphonie n° 2 en ut mineur « Résurrection », comme le neuvième, Urlicht (Lumière originelle), qui, confié à la voix de contralto, prélude douloureusement au finale de cette même symphonie, tandis que le dixième, Es sungen drei Engel (Trois anges chantaient), forme le cinquième mouvement (« Ce que me content les cloches du matin ») de la Symphonie n° 3 en ré mineur confié à la contralto solo et au chœur de femmes et d’enfants. Enfin, deux ultimes lieder puisés dans le Wunderhorn, Revelge (Réveil) et Der Tambourg’sell (Le petit tambour), seront publiés en 1905 avec les cinq Rückert Lieder.

Gustav Mahler, Wunderhorn. De gauche à droite : Detlev Glanert, Christian Vasquez, Clara Pons, Dietrich Henschel. Photo : (c) Emile Ashley

A partir de ces vingt-quatre lieder, le baryton allemand Dietrich Henschel, avec le soutient du palais de concerts De Doelen de Rotterdam producteur exécutif et initiateur du projet, a conçu un monodrame de quatre vingt dix minutes mêlant concert live se présentant sous forme de monologue avec orchestre et film de fiction muet réalisé par la réalisatrice belgo-catalane Clara Pons (1). Deux ans et demi de travail ont été nécessaires aux deux artistes, le baryton et la réalisatrice, de la conception à la réalisation du film, ce dernier étant tourné à la frontière franco-belge dans le secteur de la Ligne Maginot, dans les environs de Montmédy. Suivant un ordre fixé en fonction du scénario élaboré par Henschel et Pons qui part du paradis avec Das himmlische Leben pour y retourner en concluant sur Urlicht, après avoir traversé l’enfer terrestre, l’action débute sur l’expulsion prématurée d’Adam et Eve de l’Eden, expulsion qui est cycliquement répétée sur la terre, éradiquant progressivement toute lueur d’espoir et de bonheur. Ce parcours est sans échappatoire, une inexorable spirale qui ne s’avère pas immédiatement empli d’embuches. Le protagoniste central du film (qui est aussi le chanteur soliste) attend son exécution dans une cellule qui se présente comme une intuition de l’enfer. Dans une séquence de tendres et douces-amères rêveries, son passé tourne dans sa tête - ses espoirs, ses rêves, son amour, ses peurs, ses joies et ses souffrances. Il revit sa vie depuis le début - le voyage part démarre au paradis - jusqu’à sa fin au carrefour où un petit ange se tient tel une vigile. Le thème central de ce concert audio-visuel est la guerre, dont l’Homme est à la fois le responsable et la victime. « Nous avons conçu notre spectacle dans la perspective du centenaire de la Première Guerre mondiale, dit Dietrich Henschel. C’est pourquoi les protagonistes, le petit garçon (Elias Fret), la femme (Vera Streicher) et les deux soldats (Sébastien Dutrieux et moi-même), ainsi que les personnages qui ne font que passer, portent des vêtements du début du XXe siècle, et armements, habitations et mobilier sont ceux du début du premier conflit mondial. » Le temps s’écoule sur les quatre saisons. « Nous avons eu la chance de bénéficier durant le tournage de conditions qui ont réuni deux saisons à la fois, l’automne et l’hiver, le printemps et l’été », se félicite Clara Pons.

Gustav Mahler, Wunderhorn. Dietrich Henschel, Christian Vasquez et le Stavanger Symphony Orchestra. Photo : (c) Emile Ashley

Pour ce Wunderhorn, il a été nécessaire de donner tous les lieder dans les mêmes conditions. Choisissant l’orchestre, d’essence plus mahlérienne que le piano, il a été fait appel à un compositeur allemand, Detlev Glanert (né en 1960), pour orchestrer les lieder de jeunesse selon le même instrumentarium que les lieder entièrement instrumentés par Mahler. Considérant l’ampleur du projet, ses initiateurs ont dû réunir plusieurs producteurs pour assurer une tournée, qui les conduira de Norvège à la Grande-Bretagne, en passant par l’Allemagne, la Belgique, la France, la Hollande, le Luxembourg et la Suisse, tout en restant ouverts à d’autres institutions. A ce jour, sept coproducteurs participent à la réalisation du spectacle, le palais des concerts De Doelen de Rotterdam, le Théâtre de la Monnaie de Bruxelles, l’Orchestre de Chambre de Genève, la Tonhalle de Düsseldorf, l’Orchestre de Picardie, le Stavanger Symphonieorkest, le BBC Symphony Orchestra de Londres, avec la participation de l’Orchestre de la Résidence de La Haye.

Gustav Mahler, Wunderhorn. De gauche à droite : Dietrich Henschel, Christian Vasquez et le Stavanger Symphony Orchestra. Photo : (c) Emile Ashley

Donnée dans la plus grande des deux salles de mille neuf cents places chacune, celle en bois blond à la forme de boîte à chaussure agrémentée d’un orgue de soixante-six jeu encastré dans le mur au fond du plateau caché pour les besoins du film par un immense écran format cinémascope, du Konserthus de Stavanger, quatrième ville de Norvège avec un bassin de cent quarante et un mille habitants et capitale du pétrole norvégien. Dans cet extraordinaire édifice inauguré en 2011 conçu pour recevoir concerts, ballets et opéras, la première de Wunderhorn a constitué selon les dires des concepteurs du spectacle une répétition générale en vue de la tournée européenne qui doit commencer en mars prochain.

Gustav Mahler, Wunderhorn. Première partie. Photo : (c) Bruno Serrou

C’est sur un paysage champêtre, un arbre en bourgeons planté au cœur d’une prairie grasse et pentue d’où émerge une roche symbolisant le paradis et le pommier d’Adam et Eve, que commence ce cycle du Wunderhorn, tandis qu’au bas de l’écran sont disposés les musiciens du Stavanger Symphony Orchestra (SSO) dirigés par leur directeur musical, le Vénézuélien Christian Vasquez, issu de la même école initiée par José Antonio Abreu que Gustavo Dudamel, et que Dietrich Henschel se tient debout pour chanter le premier lied, Das himmlische Leben. Mais dès le deuxième des Wunderhorn Lieder, Verlor’ne Müh’ (deuxième des quinze lieder du cycle avec orchestre), le baryton s’assoit, effaçant ainsi sa silhouette pour laisser à l’image le soin d’évoquer l’esprit plutôt que la lettre des prochaines étapes du cheminement tragique du héros-soldat. Trois lieder de jeunesse de Mahler se présentent alors, Ich ging mit Lust durch einen grünen Wald (J’allais avec entrain à travers une verte forêt) suivi de Starke Einbilddungskraft (Puissante imagination) et de Aus! Aus! (C’est fini !) orchestrés par Detlev Glanert, dont le travail sonne trop opaque et monolithique en regard de la transparence, des rebonds et du pointillisme de l’orchestration de Mahler, particulièrement des cordes, trop touffues et aux textures trop sombres. Ce qui apparaît plus prégnant encore lorsque survient Revelge, pénultième Wunderhorn Lied que Mahler composa en 1899 et publia quatre ans plus tard avec les Rückert Lieder auquel s’enchaîne l’ultime Der Tambourg’sell (1901), puis Rheinlegendchen (Petite légende du Rhin, 1893), avant un autre lied de jeunesse dans la version Glanert, Selbstgefühl (Conscience de soi-même), orchestré trop épais et touffu, avec un tapis de cordes trop uniforme. Wer hat dies Liedlein erdacht? (Qui a inventé cette petite chanson ?, 1892) permet de retrouver la main créative de Mahler, avant Scheiden und Meiden (Séparation et fuite) où Glanert trouve enfin l’ingéniosité de son aîné réfrénée par des soli comme plaqués dans l’éther de la mélodie de timbre dont s’inspirera Arnold Schönberg. La première partie du spectacle se termine sur Der Schildwache Nachtlied (Le chant nocturne de la sentinelle, 1892), lied orchestré par Mahler dans lequel Henschel brosse un intime dialogue avec ses propres souvenirs des lascifs moments partagés avec une jeune fille.

Gustav Mahler, Wunderhorn. Seconde partie. Photo : (c) Bruno Serrou

La seconde partie de Wunderhorn s’ouvre sur le même paysage de prairie qu’au début du spectacle, cette fois couvert de neige parcourue de pas s’en allant vers l’horizon où s’étend un bois, tandis que l’arbre du paradis a perdu son feuillage sous un ciel blafard. Henschel et l’orchestre se lancent dans le douloureux voyage du soldat emporté dans la guerre avec Das irdische Leben (La vie terrestre, 1892-1893), scène dramatique à trois personnages au tour de conte cruel énoncé par un narrateur où un enfant affamé réclame du pain à sa mère, qui lui demande d’attendre avant de lui tendre enfin le pain qu’elle a préparé, mais il est trop tard, l’enfant étant mort dans l’intervalle. Les instruments se raréfient dans le cours du développement, mais le mouvement ne ralentit pas, à l’instar de la vie, qui continue, inexorable. Du coup, le contraste saisit entre les deux orchestres, celui de Mahler, squelettique et inquiétant, et celui de Glanert, garni et monochrome, dans Um schlimme Kinder artig zu machen (Pour rendre les enfants obéissants), où il est questions d’un père Noël distribuant des jouets aux enfants disciplinés et passant son chemin lorsqu’il se présente devant une maison d’enfants insoumis. Se présente alors le célèbre Des Antonius zu Padua Fischpredigt (1893) que Mahler a intégré à sa Deuxième Symphonie (Scherzo) où il est question du saint prêchant au bord du fleuve d’où les poissons viennent l’écouter en nombre, tandis que le mouvement perpétuel court sans cesse des clarinettes aux violons en passant par les divers pupitres de l’orchestre pour revenir à la première clarinette, étant à la fois le fleuve, le discours du prédicateur et le reflet des poissons. Difficile pour Glanert de se distinguer de cette extraordinaire orchestration de son modèle dans Ablösung im Sommer (Relève en été), où le coucou, qui meurt, s’efface pour être relayé par le rossignol. Suit le suffoquant Lied des Verfolgten im Turm (Chanson du prisonnier dans la tour, 1898-1899) composé sur une figure militaire où un homme privé de liberté rencontre une femme libre qui n’est qu’illusion, et qui inspire à Mahler un lied juxtaposant deux monologues dans des tonalités mineures pour le prisonnier, habité par l’idée fixe que les pensées sont libres, et majeures pour celle qui l’appelle à l’extérieur. Suivent trois lieder orchestrés par Glanert, Nicht wiedersehen! (Ne pas se revoir !), où la bien-aimée meurt de chagrin, Es sungen drei Engel tiré du finale de la Quatrième Symphonie mais que le compositeur allemand a synthétisé, et Zu Strassburg auf der Schanz (Sur les remparts de Strasbourg) où Mahler retrouve l’environnement de sa jeunesse, avec cet enfant enrôlé de force dans l’armée à qui l’on demande de se conduire en homme avant que la mort le fauche. Les quatre derniers lieder sont entièrement de la main de Mahler, cheminant de Trost im Unglück (Consolation dans le malheur, 1892) à la lumière rédemptrice d’Urlicht (Deuxième Symphonie) que l’on se surprend d’entendre chanté par un baryton, mais qu’Henschel transcende par une bouleversante humanité, en passant par Wo die schönen Trompeten blasen (Où soufflent les jolies trompettes, 1898-1899) où la figure du militaire devient le symbole singulièrement tragique de la destinée humaine dont la mort est la finalité assumée, et par Lob des hohen Verstandes (Eloge de la haute compétence, 1896), où l’on retrouve le coucou et le rossignol discourant sur un ton satirique afin de se départager sur la beauté de leur chant.

Gustav Mahler (1860-1911), Wunderhorn. Dietrich Henschel, Christian Velasquez et le Stavanger Symphony Orchestra. Photo : (c) Emile Ashley

Il convient de saluer la formidable performance de Dietrich Henschel, qui chante tous les lieder par cœur, sans jamais flancher malgré une fatigue due à un coup de froid attrapé dans la fraîcheur humide des soirées de Stavanger, s’immergeant dans la diversité des climats de chacun des volets du cycle, qu’il fait sien à la façon de saynètes jusqu’au plus secret du verbe, comme s’il était à la fois le soldat, l’enfant, la femme et, surtout, Gustav Mahler en personne. Le mot, chez lui, sonne de façon authentique, trouvant une résonance profondément humaine jusque dans la plus infime variation d’intensité, ne révélant aucune baisse d’acuité, la locution claire et le sens du mot étant continument d’une prégnante acuité. L’image, toujours bien léchée, et les personnages du film, tous séduisants et bien dans leurs rôles - Dietrich Henschel s’impose par sa présence et sa plastique d’acteur, n’hésitant pas à se montrer dans son humaine nudité -, dérange parfois l’écoute, détournant l’oreille au profit de l’œil, plus prompt à répondre aux sollicitations que l’ouïe, tandis que l’esprit se laisse volontiers porter à décrypter le non-dit, aidé par la musique de Mahler, d’une beauté inouïe. Cette dernière a été fort bien servie par le Stavanger Symphony Orchestra, qui n’a montré que d’infimes et passagères faiblesses, principalement côté cuivres, dirigé de façon nuancée et convaincue, sans baisse de tension, par Christian Vasquez.

Bruno Serrou

1) Wunderhorn sera présenté à Bruxelles (Flagey) le 13 mars 2015, Amiens le 9 avril, Compiègne le 11 avril, Londres (Barbican) le 15 avril, Rotterdam (De Doelen) le 23 avril et La Haye le 24 avril. D’autres villes sont en prospection. 

mardi 28 octobre 2014

Perfectible retour de "l’Enlèvement au sérail" de Mozart à l’Opéra de Paris, après trente ans d’absence

Paris, Opéra national de Paris-Palais Garnier. Lundi 27 octobre 2014


Singspiel en trois actes sur un livret de Gottlieb Stephanie le Jeune d’après une pièce de Christoph Friedrich Bretzner, Die Entführung aus dem Serail (l’Enlèvement au sérail) KV. 384 est justement considéré comme le deuxième des grands ouvrages scéniques de Wolfgang Amadeus Mozart, après Idomeneo, re di Creta KV. 366 créé dix-huit mois plus tôt au Théâtre de la Cour de Munich. Créé avec succès au Burgtheater de Vienne le 16 juillet 1782, cet ouvrage écrit sur un texte allemand à la suite d’une commande de l’empereur Joseph II établit la réputation de Mozart à Vienne après son départ de Salzbourg. L'opéra répond à un souhait de l’empereur qui voulait faire du Burgtheater un théâtre d’opéra allemand, et qui, en commandant une partition originale à un compositeur autrichien, donnait ainsi dans cette salle la première œuvre qui ne fut pas une traduction d’œuvres étrangères. Mozart, qui voulait éblouir à la fois l’empereur et le public viennois pour assurer son avenir de musicien indépendant, signe ici le premier grand chef-d’œuvre de l’opéra allemand.

Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), Die Entführung aus dem Serail. Erin Morley (Konstanze). Photo : (c) Agathe Poupeney / Opéra national de Paris

S’agissant d’un singspiel, équivalent allemand de l’opéra-comique français, l’action se déploie essentiellement pendant les dialogues parlés, et la musique ne comporte pas de récitatifs accompagnés et se subdivise en vingt et un numéros comptant airs et ensembles. Mozart fonde sa musique sur l’exotisme de l’empire ottoman récemment défait militairement par l’Autriche aux portes de Vienne. On y trouve de la musique turque avec triangle, cymbales et grand tambour, à l'imitation des fanfares des janissaires utilisées pour stimuler la soldatesque turque. Comme beaucoup de comédies de l’époque, quantité d’éléments sont empruntés à la commedia dell’arte. Les personnages de l’opéra montrent quelques stéréotypes turcs, surtout Osmin, le sinistre gardien du sérail du Pacha Selim qui profère ses menaces de sa profonde voix de basse. Le thème principal est pourtant la clémence, thème qui sera repris par Mozart dans son ultime opéra, la Clémence de Titus, en 1791. L’on y trouve aussi Così fan tutte à travers le doute des hommes quant à la fidélité de leurs promises… Rappelons que le Pacha ne s’exprime que par la parole, et que le rôle est de ce fait tenu par un comédien. L’opéra conte les aventures suscitées par la tentative du noble espagnol Belmonte aidé de son serviteur Pedrillo d’enlever sa fiancée Constance - qui porte le prénom de Constance Weber que Mozart allait bientôt épouser -, capturée en haute mer par des pirates et vendue au Pacha Selim qui la retient prisonnière dans son sérails sous la surveillance d’Osmin, son intendant, en compagnie de sa servante Blonde, fiancée de Pedrillo. Alors que les deux couples d’amants se croient perdus, la tentative d’évasion étant découverte par le sanguin Osmin, la clémence de Selim les libère de façon inattendue.

Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), Die Entführung aus dem Serail. Lars Woldt (Osmin), Anna Prohaska (Blonde). Photo : (c) Agathe Poupeney / Opéra national de Paris

Voilà trente ans que cet ouvrage n’avait pas connu de production nouvelle à l’Opéra de Paris. Massimo Bogianckino, son directeur général d'alors, l'avait confié à Giorgio Strehler en partenariat avec la Scala de Milan, et le projet Bastille n’en était qu’à ses prémices. Après une reprise la saison suivante, l’ouvrage disparut pour ne retrouver le même Palais Garnier après vingt-neuf ans de purgatoire. Il faut dire qu’il est délicat de trouver le juste équilibre dans cette partition entre théâtre et musique, comédie et drame.

Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), Die Entführung aus dem Serail. Erin Morley (Konstanze), Anna Prohaska (Blonde). Photo : (c) Agathe Poupeney / Opéra national de Paris

Pour sa première mise en scène lyrique, la comédienne metteur en scène Zabou Breitman, fille du réalisateur du célèbre feuilleton de télévision des années 1960, Thierry la Fronde, réalise un quasi sans faute, avec une direction d’acteur réglée au cordeau. Les héros occidentaux sont des jeunes gens cherchant l'aventure dans le désert, dont ils entendent garder le souvenir grâce à un appareil photo. Trois d'entre eux ayant été capturés et vendus dans un sérail, les autres cherchent à pénétrer vêtus en costumes coloniaux dans ce lieu pour libérer leurs amis devenus esclaves et revêtus pour les femmes de vêtements aguichants et sans voiles. Le spectateur est pris à témoin, avant-même le début de chacun des deux actes, le petit peuple de soldats, eunuques, danseuses, musiciens, femmes de chambre s'animant à rideau ouvert avant même l'arrivée du chef dans la fosse d'orchestre. 

Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), Die Entführung aus dem Serail. Bernard Richter (Belmonte), Erin Morley (Konstanze). Photo : (c) Agathe Poupeney / Opéra national de Paris

Certes, l’on eut aimé des éclairages moins sombres et monochromes à tendance violacée que ceux d’André Diot sur le décor baroquisant et onirique au carton-pâte paisiblement rythmé par une mer nonchalante conçu par le scénographe acteur genevois Jean-Marc Stehlé (1941-2013), disparu le 9 août 2013, auteur entre autres des décors du Barbier de Séville de Rossini mis en scène par Coline Serreau à Bastille, plus chaudement mis en lumière par Geneviève Soubirou, mais l’atmosphère alanguie de l’Orient est patente, et les espaces ménagés permettent à l’action de se déployer continûment avec naturel. Ainsi, comme dans une bande dessinée, une foule de figurants anime la moindre alcôve ménagée par la scénographie, apparaissant et disparaissant comme par enchantement. Un petit monde aux multiples facettes anime en effet ce sérail, depuis un anachorète somnolant qui finira par sortir de sa torpeur pour aider les fuyards, à des danseuses du ventre en passant par des musiciens de l’Orchestre de l’Opéra jouant sur le plateau, à cour un groupe de percussionnistes enturbannés se partageant une chicha et s'adonnant à une partie d'échecs, et à jardin un quatuor à cordes avec flûte vêtu de noir, et des eunuques armés participant à l’action par leurs mimiques plus parlantes que les longs dialogues des protagonistes qui traînent en longueur et ralentissent terriblement l’action, à l’exception du pacha Selim, seul authentique acteur-chanteur du plateau. Plus contestable, la sonorisation de la scène, avec craquettements de grillon, chants d’oiseaux, hululements de chouettes, qui perturbe plus ou moins l’écoute.

Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), Die Entführung aus dem Serail. Au centre, Erin Morley (Konstanze), Jürgen Maurer (Selim). Photo : (c) Agathe Poupeney / Opéra national de Paris

Jeune, la première des deux distributions (1) réunies cette saison par l’Opéra de Paris est séduisante, les femmes sont engageantes, leurs promis sont charmants et ardents, mais les voix manquent de charisme. Erin Morley, timbre épicé et ligne de chant d’une réelle flexibilité, a pourtant du mal à assurer les célestes vocalises qui caractérisent le rôle de Konstanze, dont elle possède prestance et élégance. Anna Prohaska a l’abattage de Blonde, mais la voix est blafarde, tout comme son promis Pedrillo tenu par Paul Schweinester, qui rencontre des difficultés pour surmonter un aigu serré qui lui reste en outre dans la gorge. En revanche, malgré un haut du spectre vocal peu assuré, le Belmonte de Bernard Richter est solide et d’une réelle musicalité. L’Osmin de Lars Woldt convainc par sa vocalité enjôleuse dont l’envergure surprend, son timbre de basse chantante en lieu et place de la basse profonde attendue mais capable de descendre dans l’extrême grave avec une aisance insoupçonnée. Jürgen Maurer impose son talent de comédien en campant un Selim discret, en faisant néanmoins un peu trop dans ses cris de colère, mais ne surchargeant jamais le trait.

Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), Die Entführung aus dem Serail. Anna Prohaska (Blonde). Photo : (c) Agathe Poupeney / Opéra national de Paris

Dans la fosse, Philippe Jordan prend son temps, comme pour se délecter des splendeurs sonores d’un orchestre onctueux, loin des sonorités aigres des formations baroques de plus en plus systématiquement utilisées dans cet ouvrage mais préjudiciables à la sensualité délectable de l’écriture mozartienne, notamment du côté des cordes, somptueuses hier soir. La vision hédoniste du chef suisse ralentit le déploiement de la partition et l’action, qui perdent ainsi en dynamique et en contrastes, ce qui met parfois en danger un certain nombre de pupitres, comme la trompette.

Bruno Serrou

1) Une seconde distribution est annoncée pour la reprise du spectacle en janvier et février 2015

mardi 21 octobre 2014

Bertrand Chamayou enlumine le concert d’ouverture de saison de l’Orchestre Régional Avignon Provence vaillamment dirigé par Samuel Jean

Avignon, Opéra Grand Avignon, vendredi 17 octobre 2014

Avignon, façade de l'Opéra. Photo : (c) Bruno Serrou

Entre Paris et Avignon, la Russie était à la fête, la semaine passée. En effet, au lendemain des deux concerts de l’Orchestre de Paris Salle Pleyel sous la direction de Guennadi Rojdestvenski et en soliste la pianiste Viktoria Postnikova dans un programme Liadov/Glazounov/Chostakovitch (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2014/10/lorchestre-de-paris-se-donne-la-russie.html), l’Orchestre Régional Avignon Provence proposait sous la direction de son Premier chef invité, Samuel Jean, et la participation du pianiste Bertrand Chamayou un concert Scriabine/Rachmaninov/Tchaïkovski.

Samuel Jean et l'Orchestre Régional Avignon Provence. Photo : (c) Orchestre Régional Avignon Provence

Il s’agissait pour l’ORAP du concert d’ouverture de la saison 2014-2015 qui aura réuni la foule des grands soirs dans l’enceinte de l’Opéra Grand Avignon, dont les mille deux cents fauteuils étaient chauffés à blanc par une chaleur accablante suscitée par un soleil d’été indien qui aura écrasé toute la Provence en cette belle journée de mi-octobre. Dans une acoustique particulièrement sèche, du moins l’orchestre sur le plateau et non dans la fosse où il se produit également régulièrement, cette formation au format « Mannheim » (quarante-trois musiciens) deux fois centenaire - fondé en 1814, il est l’un des plus anciens orchestres français en activité -, a attesté de sa volonté de démontrer ses qualités intrinsèques, enrichi pour cette première soirée de la saison d’une douzaine de musiciens complémentaires appelés en renfort pour un programme symphonique nécessitant habituellement plus de quatre-vingt instrumentistes. Ce sont les effectifs des cordes qui ont le plus souffert de leur nombre limité à trente-deux musiciens au lieu de soixante, particulièrement les basses, avec seulement six altos, six violoncelles et trois contrebasses, alors que bois et cuivres avaient la quantité requise. Tant et si bien que le déséquilibre a été patent, même si les pupitres d’archets ont démontré engagement et vaillance, et les instrumentistes à vent se sont avérés à leur écoute et à la recherche constante du juste équilibre. Les pupitres solistes ont démontré leurs aptitudes, particulièrement le premier cor, mais aussi bois, cuivres et timbales solistes.

Samuel Jean et l'Orchestre Régional Avignon Provence dans Rêverie d'Alexandre Scriabine. Photo : (c) Orchestre Régional Avignon Provence

Après la brève mais chaleureuse Rêverie op. 24 composée par un Alexandre Scriabine de 26 ans dont les textures soyeuses ont été soigneusement mises en exergue par Samuel Jean malgré un tapis de cordes trop peu étoffé, l’Orchestre Régional Avignon Provence a dialogué avec vigilance avec le piano ample et charnel de Bertrand Chamayou, qui se produisait pour la première fois avec la formation avignonnaise et son Premier chef invité, qui plus est dans une œuvre qu’il n’a guère eu encore l’occasion de jouer en public, le virtuose Concerto pour piano et orchestre n° 2 en ut mineur op. 18 de Serge Rachmaninov. Dès les sonneries de cloches graves égrenées au tout début par le piano seul en une série d’accords profonds allant crescendo, le public a eu le souffle coupé qui allait le maintenir en apnée près de trente-cinq minutes de rang. Jouant avec un naturel et une retenue confondante qui disent combien le jeune pianiste « en a sous le pied », comme disent les fans de course automobile, 

Bertrand Chamayou, Samuel Jean et l'Orchestre Régional Avignon Provence. Photo : (c) Orchestre Régional Avignon Provence

Bertrand Chamayou s’est engagé avec une joie non feinte dans cette œuvre populaire mais pleine de sève, véritable juge de paix qu’il a interprété avec raffinement, donnant davantage dans l’onirisme que dans le panache, ne se faisant jamais excessif, dans le pathos comme dans la virtuosité, instillant presque un tour classique à une œuvre qui incite trop souvent à la surcharge. Cette approche a été facilitée par les textures ténues de l’orchestre avignonnais, le soliste n’ayant de ce fait pas à chercher à s’imposer comme il aurait pu devoir le faire avec une phalange plus fournie. « En tant que jeune pianiste, je me dois de me produire avec les orchestres en devenir, convient Bertrand Chamayou. J’ai retrouvé ici des amis du conservatoire de Toulouse, de jeunes musiciens qui en veulent et qui s’impliquent totalement dans leur travail avec l’orchestre. Dans le cours des répétitions s’est développée une collusion dans le mouvement lent entre clarinette et flûte solos et moi. Je leur avais suggéré d’être plus solistes en les incitant à chanter comme si nous faisions de la musique de chambre. » Il s’est de fait avéré que Bertrand Chamayou a bel et bien obtenu ce qu’il voulait, avec la complicité de Samuel Jean, qui a brillamment sollicité la virtuosité de ses pupitres solistes qui n’ont pas failli bien qu’ils aient été poussés jusque dans leur retranchement.

Bertrand Chamayou. Photo : DR

Pour répondre aux sollicitations du public avignonnais, Bertrand Chamayou a donné deux longs bis, le lied Aus dem Wasser zu singen D. 774 de Franz Schubert arrangé pour piano seul par Franz Liszt, et la petite Kupelwieser Waltz tendrement mélancolique du même Schubert dont il n'existe aucune trace mais que Richard Strauss prétendait avoir sauvegardé de mémoire transmise par on ne sait qui... 

Samuel Jean et l'Orchestre Régional Avignon Provence. Photo : (c) Orchestre Régional Avignon Provence

Autre œuvre célèbre mais encore plus emplie de pathos que le concerto de Rachmaninov, la Symphonie n° 5 en mi mineur op. 64 de Piotr Ilyitch Tchaïkovski. Là, davantage que dans la première partie du programme, la minceur de l’effectif des cordes s’est avérée prégnante. Pourtant, les déséquilibres entre cordes et instruments à vent ont été diligemment contenus par Samuel Jean, qui a fait le maximum pour que les cuivres n’écrasent pas les autres pupitres tout en ne retenant pas trop leur souffle. Donnant à l’œuvre une pulsation dynamique et conquérante, tout en ménageant le caractère autobiographique et désespéré de cette symphonie « du destin » au ton de douloureuse confession qui en fait une œuvre programmatique, le jeune chef français a révélé de réelles affinités avec Tchaïkovski, dont il a allégé l’emphase sans pour autant se faire analytique ni excessivement distancié. La sécheresse de l’acoustique de l’Opéra Grand Avignon n’a pas arrangé les textures trop étriquées des cordes, et surtout du côté des basses, qui n’ont pas obtenu la rondeur et l’onctuosité nécessaire pour suggérer la profondeur abyssale du fatum dépeint par Tchaïkovski, cela dès l’introduction où les cordes s’expriment dans leur registre grave. Il convient néanmoins de saluer la solidité des pupitres solistes, de la violon solo super soliste Cordelia Palm à la timbalière Marie-Françoise Antonini, en passant par le cor solo Eric Sombret, qui a notamment exposé vaillamment la longue mélodie au noble pathétique de l’Andante, dialoguant dextrement avec le hautbois de Frédérique Costantini, auquel la clarinette mélancolique de Didier Breuque et le basson chaleureux d’Arnaud Coic n’ont rien eu à envier, tandis que trompettes et trombones ont rehaussé l’orchestre de leur éclat fortement coloré.

L'un des enregistrements de la collection de l'Orchestre Régional Avignon Provence consacrée à Sacha Guitry chez Actes Sud. Photo : DR

Ainsi, il apparaît évident que l’Orchestre Régional Avignon Provence a fait des progrès colossaux depuis les années où je l’entendais l’été venu dans le cadre du Centre Acanthes à l’époque où ce dernier était organisé dans l’enceinte de la Chartreuse de Villeneuve-lez-Avignon où il se produisait sur l’invitation de Claude Samuel dans un répertoire exclusivement contemporain dirigé le plus souvent par Sylvio Gualda. Le travail conjointement mené par Philippe Grison, son directeur général et artistique, et Samuel Jean, son premier chef invité, portent de toute évidence leurs fruits. Ce que les mélomanes épris de découvertes peuvent d’ailleurs vérifier eux-mêmes, à défaut de se rendre en Région PACA, en se procurant (ou en écoutant) des enregistrements comme Docteur Miracle de Georges Bizet et l’Amour masqué de Sacha Guitry/André Messager (Actes Sud), Peter Pan d’Olivier Penard (Le Sablier), en attendant la parution en mai 2015 chez Naïve d’un disque réunissant des pages concertantes pour harpe et orchestre de Théodore Dubois, Gabriel Fauré, Gabriel Pierné, Henriette Renié et Camille Saint-Saëns, avec le harpiste Emmanuel Ceysson.

Bruno Serrou


lundi 20 octobre 2014

L’Orchestre de Paris se donne à la Russie de Guennadi Rojdestvenski et Viktoria Postnikova

Paris, Salle Pleyel, mercredi 15 octobre 2014

Guennadi Rojdestvenski. Photo : DR

A 83 ans, Guennadi Rojdestvenski est le dernier grand chef d’orchestre vivant à pouvoir s’enorgueillir d’avoir compté parmi les proches de Dimitri Chostakovitch. Régulièrement invité par l’Orchestre de Paris, il y dirigeait la semaine dernière l’ultime partition symphonique de son compatriote, la Symphonie n° 15 en la majeur op. 141, poursuivant ainsi un cycle dont les premiers jalons ont été posés en juin et octobre 2012, avec de mémorables Dixième (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2012/06/sans-repetitions-remplacant-au-pied.html) et Quatrième (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2012/10/guennadi-rojdestvenski-retrouvait.html).

Rojdestvenski est en effet l’un des rares héritiers directs de la tradition de l’interprétation de l’œuvre de son aîné. Il est également celui qui, en 1974, réhabilita dans ce qui était encore l’URSS le premier des deux opéras de Chostakovitch, Le Nez, ouvrage dans lequel depuis sa création quarante ans plus tôt le régime soviétique ne voyait qu’une anthologie formaliste d’expériences musicales (1). Rojdestvenski est par ailleurs l’auteur de l’arrangement sous forme de suite de la musique du film la Nouvelle Babylone, autre œuvre de Chostakovitch vivement critiquée au moment de sa création en 1928, suite que l’arrangeur créa en 1976. Deux documentaires de Bruno Monsaingeon (2), qui était présent au concert de mercredi, consacrés à Rojdestvenski content les relations du chef avec le compositeur et la dictature stalinienne.

Guennadi Rojdestvenski et Dimitri Chostakovitch. Photo : DR

Créée le 8 janvier 1972 à Moscou sous la direction du fils du compositeur, Maxime Chostakovitch, la Quinzième Symphonie de Dimitri Chostakovitch est une rétrospective douloureuse de la vie de son auteur. Les premier et dernier mouvements citent l’ouverture de Guillaume Tell de Rossini et le leitmotiv du Destin de la Tétralogie de Wagner, tandis que des thèmes de douze sons abondent, à l’instar de la Symphonie n° 14 pour soprano, basse et orchestre de chambre op. 135 de 1969. S’ouvrant sur un appel au contour enfantin de glockenspiel et de flûte solo, le mouvement initial est d’une gaieté feinte qui conduit à une marche funèbre, dont le choral grave et solennel qui l’ouvre est un squelette du motif du Destin du Ring, tandis que cet Adagio est parcouru de solos qui permettent à divers pupitres de briller, du violoncelle au tuba, en passant par le violon, le trombone, le célesta, la contrebasse, le vibraphone, les timbales, enfin les bassons, qui introduisent sans pause le scherzo (Allegretto) à l’ironie acide lancé par la clarinette et jouant avec le motif personnel de Dimitri Chostakovitch dans la transcription allemande, DSCH (ré (D) mi bémol (Es), do (C), si (H)). A l’instar de la Symphonie n° 6 « Pathétique » de Tchaïkovski et, surtout, de la Symphonie n° 9 de Mahler à laquelle pensait expressément Chostakovitch, mais aussi de sa propre Symphonie n° 4 en ut mineur op. 43, sans doute l’œuvre la plus chère au cœur du compositeur russe, la Symphonie n° 15 se conclut sur un long Adagio. Ce dernier est introduit par les citations menaçantes du motif du Ring de Wagner aux cuivres qui sont bientôt suivies par celui de l’ « invasion » de la Symphonie n° 7 « Leningrad », tandis que les ultimes mesures ont la gravité d’un adieu à la vie, qui renvoie à la Quatrième Symphonie, avant de s’achever par un retour de la caisse claire qui conclut le cycle des symphonies de Chostakovitch dans une sérénité aux élans enfantins qui donne à cette Quinzième un tour cyclique en renvoyant au climat de l’introduction de son mouvement initial.

Dirigeant toujours l’air de ne pas y toucher, économe en gestes, précis et larges, soutenant l’orchestre en donnant les départs et les indications d’intonations de façon ferme et rassurante tout en laissant par un savant dosage la bride sur le cou à des musiciens dont le jeu et le style coulent ainsi avec une aisance naturelle, Rojdestvenski donne de cette symphonie une interprétation de feu, ménageant des contrastes éblouissants, depuis des piannississimi d’une minéralité inouïe jusqu’à des fortississimi apocalyptiques, donnant à l’œuvre des soubresauts impressionnants, tandis que les ultimes mesures trahissent un désespoir incommensurable d’où émerge soudain le sublime rais de lumière du célesta, qui reste dans les oreilles de l’auditeur qui a eu la chance d’assister à cette magnifique exécution, où tous les chefs de pupitres et les tutti, notamment cuivres et timbales des sonneries wagnériennes, ont eu à tour de rôle le bonheur de participer.

Viktoria Postnikova (à sa gauche, Guennadi Rojdestvenski en tourneur de pages). Photo : DR

La soirée avait commencé sur deux œuvres rares du répertoire russe du XXe siècle. La première a été le Fragment de l’Apocalypse op. 66 d’Anatoli Liadov (1855-1914). Créé en 1912 à Saint-Pétersbourg sous la direction de Siloti, cette courte pièce puise son inspiration dans les trois premiers versets du Chapitre X de l’Apocalypse de saint Jean. A l’origine, le compositeur était de donner naissance à une œuvre de grande envergure, mais à l’instar de l’ensemble de sa création, il ne parvint pas à développer son propos et dut se contenter des huit minutes restantes qui se présentent comme une succession de montagnes russes alternant vallons puissants et plaines lisses qui donnent au compositeur l’occasion de démontrer ses dons d’orchestrateur, avec un effectif instrumental imposant, et son aptitude à inventer des thèmes de qualité, celui de l’Ange étant confié aux cuivres, un second aux bois et aux cordes qui adopte la forme de choral orthodoxe, avant que la percussion prenne le dessus dans la dernière partie. Là aussi, l’Orchestre de Paris a pu briller de tous ses feux, avant la partie concertante, infiniment moins convaincante. Ce qui s’est avéré regrettable, compte tenu de l’extrême qualité de la soliste, Viktoria Postnikova, l’épouse de Guennadi Rojdestvenski. 

Œuvre d’un académisme consternant, le Concerto n° 1 pour piano et orchestre en fa mineur op. 92 d’Alexandre Glazounov (1865-1936) est d’une platitude qui élève Rachmaninov au rang de génie, tant cette partition d’une longueur monotone (les trente minutes paraissant une éternité) égrène les arpèges et les mélodies d’une banalité atterrante, y compris dans le second mouvement pourtant centré sur un thème censément varié neuf fois avant de conclure sur une fresque sonore écrasante. Il est indubitable que Viktoria Postnikova, avec le soutien de son mari au poste du chef, a donné de ces pages interminables minutes la quintessence de ce qu’il est possible d’en tirer, et qu’il doit être impossible de faire mieux, tout en suscitant des regrets dans le fait de ne pas avoir pu entendre le couple dans un concerto plus passionnant. Jouant avec une facilité confondante, la pianiste russe a réussi à maintenir en haleine un auditoire qui l’a ovationnée, et à qui elle a offert en bis une charmante berceuse intitulée Tabatière à musique d’Anatoli Liadov, donnant ainsi un tour cyclique à la première partie du programme.

Bruno Serrou

1) Le témoignage de cette « résurrection » à l’Opéra  de Chambre de Moscou est heureusement préservé par le remarquable enregistrement qui fut longtemps le seul disponible au disque de ce remarquable ouvrage (1CD Melodya et en DVD chez VAI). L’intégrale de ses symphonies et concertos pour violon (avec David Oïstrakh) de Chostakovitch avec l’Orchestre Symphonique du ministère de la Culture d’URSS est également disponible chez Melodya. D’autres enregistrements sont proposés par divers label, notamment BBC Legends

2) « Notes interdites » (1 DVD Ideale Audience International)

mardi 14 octobre 2014

Livre : la parole musicale de Nikolaus Harnoncourt


« Un artiste qui se met au service du goût de son temps ne mérite pas le nom d’artiste. » Ces mots exprimés à l’occasion d’un entretien sur Franz Schubert que Nikolaus Harnoncourt a accordé à Robert Werba en 1997 est en fait un véritable credo sur lequel nombre de musiciens devraient méditer…

Musicien hors pair, initiateur parmi les plus fins et réfléchis du mouvement, de l’interprétation et de l’organologie historiques, de l’époque baroque jusqu’au romantisme, qui ont émergé à la fin des années 1970, Nikolaus Harnoncourt est l’un des artistes les plus captivants de notre temps. Authentique penseur doublé d’un musicien d’une acuité intellectuelle sans équivalent, le chef d’orchestre violoncelliste pédagogue autrichien, fondateur du Concentus Musicus de Vienne en 1953 après avoir envisagé un temps de devenir marionnettiste, est à bientôt 85 ans (il les aura le 6 décembre 2014) légitimement considéré comme la référence non seulement dans le domaine de la musique ancienne mais aussi dans ceux courant jusqu’au début du XXe siècle.

« Je n’ai jamais cru au progrès, confiait Harnoncourt à Max Nyffeler voilà douze ans à l’occasion du Prix Ernst von Siemens qui lui était remis le 27 février 2002. Je n’arrive pas à considérer qu’un tableau de Rembrandt est meilleur qu’un tableau de Van Eyck ou qu’une œuvre de Mozart est meilleure qu’une œuvre de Josquin [des Prés]. C’est toujours la même chose : on renonce à quelque chose et on gagne autre chose. On arrive finalement à l’idée que chaque époque a eu son instrumentarium optimal et a apporté aux instruments les changements qui convenaient le mieux à sa musique. Ces modifications ont été le fait d’un jeu d’échanges entre instrumentistes, facteurs d’instruments et compositeurs. Les musiciens créatifs ont toujours éprouvé un vif intérêt pour la sonorité, et tout à leur joie de découvrir, ils oubliaient facilement ce que ces modifications sacrifiaient. »

L’on connaît, grâce à son demi-millier d’enregistrements et à ses deux passionnants recueils de textes traduits en France chez Gallimard en 1982 et 1985, Le discours musical et Le dialogue musical, Monteverdi, Bach et Mozart, le cheminement de la réflexion, de l’analyse, de la conception et de l’interprétation de la musique du passé d’Harnoncourt, qui n’a de cesse de bouleverser inlassablement les idées reçues de façon singulièrement stimulante, parvenant même à convaincre les plus réfractaires au mouvement qu’il a largement contribué à lancer. « On surestime un peu les interprètes - chefs, musiciens, constate humblement Harnoncourt en réponse à une question d’Aldo Parmeggiani en 2004. Ils ont besoin des compositeurs, des œuvres. Il est important que les chefs soient en mesure de comprendre les œuvres et de transmettre cela aux musiciens. Mais à aucun interprète je n’accorderais, du point de vue de l’art, de véritable grandeur. De nombreux compositeurs sont formidables. En ce qui concerne les interprètes, j’aurais plutôt une vision globale. »

Les éditions Actes Sud viennent de publier un nouveau volume d’entretiens de provenances diverses (magazines, pochettes de disques, etc.), pour certains inédits, dans lesquels il revient sur ses thèmes favoris, de la rhétorique musicale, à la transcendance en passant par le jeu sur instruments anciens, le progrès en matière artistique, tout en évoquant des compositeurs qu’il n’avait pas abordés dans ses livres précédents, comme Mozart et Beethoven, mais aussi les romantiques, de Schubert, Schumann, Brahms et Bruckner à Bizet et Verdi. L’intérêt de cette synthèse consacrée à Harnoncourt s’avère en fait un complément précieux aux deux précédents recueils parus voilà trente ans, qui présentent pour leur part la somme de la pensée du maître autrichien, même si depuis les années 1980 l’évolution de ses conceptions est naturellement considérable, à l’aune de l’élargissement de son répertoire. Il faut en effet avoir à tout prix lu les précédents livres avant d’aborder celui qui nous parvient aujourd’hui, même s’il se trouve ici des éléments peuvant être justement considérés comme un inventaire artistique. « J’essaie autant que possible de donner aux musiciens l’occasion d’exprimer leurs souhaits, dit-il à Peter Blaha en 1999. Cela ne supprime pas le problème que posera toujours la relation chef-orchestre : car à la fin, le fait qu’un homme détermine ce que cent autres doivent faire est toujours quelque peu inhumain. » Voilà qui relativise la place du chef d’orchestre, et qui devrait inciter nombre de jeunes confrères d’Harnoncourt à l’humilité, à la modestie et à la réflexion.

Bruno Serrou


Nikolaus Harnoncourt, La Parole musicale. Propos sur la musique romantique. Traduit de l’allemand et préfacé par Sylvain Fort. Editions Actes Sud, septembre 2014 (240 p. avec index, 22 €)

lundi 13 octobre 2014

Un "Vaisseau fantôme" de Richard Wagner qui fera date, celui de La Fura dels Baus à l’Opéra de Lyon

Lyon, Opéra national de Lyon, samedi 11 octobre 2014

Richard Wagner (1813-1883), Der fliegende Holländer. Photo : (c) Jean-Louis Fernandez

Quatrième opéra de Richard Wagner, Der fliegende Holländer (le Hollandais volant, 1843), connu en France sous le titre le Vaisseau fantôme, ouvrage que son auteur destinait à l’Opéra de Paris qui le lui refusa tout en lui achetant les droits du livret pour en confier la musique au compositeur français Pierre-Louis Dietsch (1808-1865), est le premier des dix opéras jugés dignes par les descendants du maître saxon de la scène du Festspielhaus de Bayreuth. Sa durée, comparable au seul prologue du Ring, Das Rheingold  (l’Or du Rhin) dans la production wagnérienne lui aussi donné sans entracte, et sa structure traditionnelle où perce déjà la révolution formelle wagnérienne, ainsi que certains de ses grands thèmes, l’errance, le sacrifice, la rédemption par l’amour, en font à la fois l’œuvre la plus accessible de Wagner et une œuvre-synthèse quoique située en aval dans le devenir du musicien dramaturge.

Richard Wagner (1813-1883), Acte I. Der fliegende Holländer. Photo : (c) Jean-Louis Fernandez

Dans la continuité de sa collaboration avec la Fura dels Baus, plus particulièrement avec Àlex Ollé, l’un des six directeurs artistiques de la structure catalane, l’Opéra national de Lyon, cette fois en coproduction avec l’Opéra de Lille, présente une nouvelle production du Vaisseau fantôme de Richard Wagner qui fera date. Trois ans après leur inoubliable Tristan und Isolde en ce même théâtre somptueusement dirigé par Kirill Petrenko, l’équipe catalane propose du premier chef-d’œuvre du compositeur allemand une lecture impressionnante mêlant intimement théâtre lyrique vivant et cinémascope. Avec Ollé et ses collaborateurs, point d’adaptation absurde et de contresens rédhibitoire mais une actualisation réfléchie et sensible qui tire la quintessence du quatrième opéra de Wagner dont l’action se déploie dans un grand port industriel du Moyen-Orient dont on ne verra la silhouette que dans le deuxième des trois actes donnés en continu. Seul paradoxe, la kalachnikov dont ne se dépare pas Erik, qui, portant les cartouches à la ceinture, passe ainsi du statut de simple chasseur de gibier à celui de terroriste ou de milicien. 

Richard Wagner (1813-1883), Der fliegende Holländer. Acte II. Au sol, Magdalena Anna Hofmann (Senta) et Tomislav Muzek (Erik). Photo : (c) Jean-Louis Fernandez

Avec la direction d’acteur au cordeau d’Ollé, ce spectacle magnifiquement mis en image par Alfons Florès au décors, Josep Abril aux costumes, le tout supérieurement éclairé par Urs Schönebaum et efficacement animé par Franc Aleu à la vidéo, est d’une beauté plastique si singulière qu’elle porte le spectateur au cœur-même des tempêtes fomentées par le compositeur-dramaturge allemand. Mais cette scénographie n’est pas sans risques pour les chanteurs, qui doivent veiller à ne pas riper sur les excroissances du plateau couvert de sable qui provoquent des chutes de chacun des protagonistes. La direction d’acteur et la tension qu’engendre la scénographie périlleuse participent à la mise en abîme des protagonistes.

Richard Wagner (1813-1883), Der fliegende Holländer. Acte II. Photo : (c) Jean-Louis Fernandez

Sur le plateau, côté jardin, une gigantesque proue de cargo rongée et secouée par l’écume grondante qui, après l’ouverture jouée dans la fosse à rideau levé sur une houleuse tempête en haute-mer, dévoile sur le pont avant du navire la silhouette du pilote et des marins de Daland. Une très longue échelle tombant des cintres permet au pilote de descendre du navire sur une plage déserte, suivi de Daland. Peu après, une ancre géante descend à son tour des cintres à cour, ombre du vaisseau du Hollandais. Le navigateur errant apparaît tel un zombie, manteau noir mité par la poussière et par des toiles d’araignée laiteuses. 

Richard Wagner (1813-1883), Der fliegende Holländer. Acte II. Au sol, Simon Neal (le Hollandais) et Magdalena Anna Hofmann (Senta). Photo : (c) Jean-Louis Fernandez

En lieu et place des fileuses, les ouvrières compagnes de Senta pique-niquent sur une plage non loin du port et s’activent autour de paniers d’osier, avant que Senta, plantée sous un parasol, découvre à la fin de son évocation de la légende du Hollandais volant, le banni dont elle vient de chanter la triste destinée, et échange avec lui des regards foudroyants qui les pétrifie tous deux, tandis que des ouvriers du chantier naval voisin démembrent le navire de Daland. Au troisième acte, les diverses masses chorales sont traitées de superbe façon, tandis que les ombres des marins du Hollandais hantent le vaisseau fantôme puis l’espace entier tandis que le navire disparaît avant que le Hollandais s’enfonce dans les flots où le rejoint Senta en un final saisissant de beauté.

Richard Wagner (1813-1883), Der fliegende Holländer. Acte III. Marins et leurs épouses, et membres de l'équipage du Vaisseau fantôme. Photo : (c) Jean-Louis Fernandez

La distribution est parfaitement cohérente, avec d’excellents seconds rôles, comme l’Erik de Timoslav Muzek dont la voix s’échauffe peu à peu pour s’épanouir pleinement dans son dernier air, d’une chaleur et d’un velours rayonnant, à l’instar du solide Pilote de Luc Robert. La Senta de Magdalena Anna Hofmann a le timbre brillant et frais mais le vibrato trop large. Le Daland de Falk Struckmann est entier et franc, mais son manque de graves est trop évident. Simon Neal Hollandais touche en Hollandais par sa présence et les légères failles de sa voix dont la fragilité contribue à l’humanité déchirante du personnage, et le timbre est séduisant. 

Richard Wagner (1813-1883), Der fliegende Holländer. Acte III. Tomislav Muzek (Erik), Magdalena Anna Hofmann (Senta). Photo : (c) Jean-Louis Fernandez

Mais ce sont les chœurs, magistraux, qui emportent la palme de la soirée. En revanche, l’Orchestre de l’Opéra national de Lyon est apparu samedi moins sûr qu’en d’autres circonstances, surtout côté cuivres, qui se sont avérés trop peu fiables. La direction de Kazushi Ono s’est avérée moins nuancée que de coutume, notamment lors de Parsifal qu’il a dirigé en mars 2012 dans ce même Opéra de Lyon dont il est le directeur musical.


Bruno Serrou

dimanche 12 octobre 2014

Tosca de Puccini par Daniel Oren et Pierre Audi pour le Scarpia de Ludovic Tézier à l’Opéra de Paris

Paris, Opéra national de Paris Bastille. Vendredi 10 octobre 2014


Née en 1994, reprise à l'envi jusqu’en 2012, la production de Tosca de Giacomo Puccini de Werner Schroeter avait assurément fait son temps. Il était donc temps de remettre sur le métier le chef-d’œuvre du maître de Lucques, même si, jusqu’à sa mort en 2010 le réalisateur-metteur en scène allemand s’est fait un devoir de remettre sur le métier son spectacle à chacune de ses reprises. Cet opéra, qui compte parmi les plus populaires du répertoire, n’accepte guère les actualisations, comme l’ont confirmés de multiples adaptations présentées ces dernières années par de nombreux théâtres lyriques.

Giacomo Puccini (1858-1924), Tosca. Acte I. Martina Serafin (Floria Tosca), Marcelo Alvarez (Mario Cavaradossi). Photo : (c) Opéra de Paris

Avec un opéra au contexte historique comme Tosca, placé sous le signe de Bonaparte cité à plusieurs reprises, il est difficile de faire abstraction de l’embrasement de l’Europe dû aux conquêtes napoléoniennes. D’autant que, dans cet ouvrage, l’ombre du « grand homme » se déploie d’un bout à l’autre. Il y est aussi beaucoup question de la Rome pontificale qui, menacée par les Jacobins, appelle à la rescousse la reine de Naples… Certes est-il surtout question dans Tosca de préoccupations de portée universelle (dictature, liberté, art, amour, sacrifice, sabre, goupillon, torture, etc.), mais le livret est là, et il est bien improbable de s’en abstraire. Pierre Audi, directeur artistique de l’Opéra national d’Amsterdam, a choisi, à l’instar de Schroeter, de cantonner l’action de sa mise en scène dans l’époque définie par Victorien Sardou pour sa pièce éponyme à laquelle Puccini s’est lui-même conformé pour l’opéra qu’il en a tiré avec la collaboration de ses deux librettistes, Giuseppe Giacosa et Luigi Illica.

Giacomo Puccini (1858-1924), Tosca. Acte I. Martina Serafin (Floria Tosca), Marcelo Alvarez (Mario Cavaradossi). Photo : (c) Opéra de Paris

Pourtant, le metteur en scène d’origine libanaise a pu prendre une liberté de bon aloi envers un texte dont il a judicieusement respecté l’esprit, plus que la lettre, avec raison. Les costumes de l’époque napoléonienne et les uniformes des soldats de l’armée autrichienne que l’on voit sur les tableaux illustrant la bataille d'Austerlitz adaptés ici par Robby Duiveman participent de ce contexte librement inspiré de l’Histoire. Mais l’approche d’Audi s’avère plus chargée et alambiquée que celle de son aîné allemand, qui, malgré son approche inachevée et suscitant des réserves, était plus lisible et directe. Chez Audi, la croix est omniprésente, davantage que Rome-même. A commencer par une croix gigantesque en granit noir qui domine les décors de Christof Hetzer qui symbolise l’oppression de l’Eglise romaine soumise elle-même à la terreur exercée par le politique en général et par le baron Scarpia en particulier à laquelle elle adhère et qu’elle amplifie du fait de sa soumission-même. 

Giacomo Puccini (1858-1924), Tosca. Acte I, finale. Photo : (c) Opéra de Paris

Au premier acte, la croix plantée longitudinalement sur le plateau tient lieu d’église-bunker dont l’un des murs supporte à fresque le tableau en cours d’exécution du peintre Mario Cavaradossi qui s’avère être un amoncèlement de nus féminins enchevêtrés et alanguis digne des temples païens de l’empire romain que l’Eglise condamnerait à coup sûr, même de nos jours. Au deuxième acte, le bureau de Scarpia est d’un rouge digne d’une maison close agrémenté de mille accessoires (globe terrestre, microscope et autres instruments astrologiques, grande table ronde, crucifix, etc.) écrasé par une croix géante servant de plafond. 

Giacomo Puccini (1858-1924), Tosca. Acte II. Ludovic Tézier (Scarpia), Marcelo Alvarez (Mario Cavaradossi), Martina Serafin (Floria Tosca), Photo : (c) Opéra de Paris

Trois grands dégagements qui donnent sur la chambre de torture et perdent les bourreaux et leur victime, Mario Cavaradossi, ainsi que Scarpia lui-même, qui ne sait plus où porter son regard lorsque parviennent à ses oreilles les cris du peintre et surgissent ses sbires et son bourreau, ce dernier immanquablement affublé d’un costume ajouré type SM. L’acte III ne se déroule plus sur la terrasse du château Saint-Ange mais au milieu d’un terrain vague apparemment proche des murs de la cité papale, puisque l’on entend les cloches des églises de Rome depuis un champ fauché par les bombes (celles de Bonaparte ?) avec, côté jardin, une tente de campagne militaire éclairée de l’intérieur où il ne se passe strictement rien. Une gigantesque croix de béton accrochée aux cintres écrase le tout, menaçant les personnages telle une comète. Du coup, avec ce grand espace envahi par une végétation malingre, Tosca ne peut plus se jeter dans le vide pour mourir mais ne peut que s’éloigner, hypnotisée par une lumière grise et crue qui pourrait être celle de la rédemption.

Giacomo Puccini (1858-1924), Tosca. Acte II, finale. Ludovic Tézier (Scarpia), Martina Serafin (Floria Tosca), Photo : (c) Opéra de Paris

Avec un tel amoncèlement de croix et de crucifix en tous genres parant les trois actes ce cette Tosca, les vendeurs de bondieuseries du quartier latin environnant la place Saint-Sulpice ont dû être à la fête lorsque les accessoiristes de l’Opéra de Paris ce sont enquis de cette emblème chrétienne. Parmi les curiosités de la conception d’Audi, le sacristain qui promu ici vicaire... Seul le finale de l’acte initial, avec ces monsignori et enfants de chœur directement sortis du défilé de mode du film Fellini-Roma, s'avère une belle image, même si l’idée de ce clin d’œil n’est pas nouvelle. La direction d’acteur d’Audi est réduite au strict minimum, tant les pauses sont télégraphiées. Il manque donc le vrai théâtre à cette production, le comble chez Puccini, surtout après la vie et l’authenticité dramatique qu’avait insufflé Werner Schroeter. 

Giacomo Puccini (1858-1924), Tosca. Acte III. Martina Serafin (Floria Tosca), Marcelo Alvarez (Mario Cavaradossi). Photo : (c) Opéra de Paris

Laissés à eux-mêmes par une mise en scène plus proche de la mise en place que de la direction d’acteur, les chanteurs sont engoncés dans une gestique plus ou moins télégraphiée. Ce qui s’impose dans toute son évidence avec Marcelo Alvarez, qui, en Mario Cavaradossi, en fait scéniquement des tonnes, prenant la pause, adoptant des postures ampoulées, se déplaçant pesamment. Il affronte en outre un problème de voile des cordes vocales lorsque la voix se situe dans les nuances p et pp et dans certaines notes aiguës, particulièrement au deuxième acte où il est contraint d’user du falcetto. En Floria Tosca, Martina Serafin, que l’on avait déjà pu entendre à Bastille dans ce même rôle, est habitée par son personnage. Il émane de sa voix nuances, puissance et grain, mais elle est parfois fâchée avec la justesse, surtout dans l’aigu, inégal. Elle aussi cherche ses marques côté théâtre, surtout lorsqu’elle chante seule le fameux Vissi d’arte comme si elle essayait de se convaincre elle-même de sa candeur tandis que Scarpia, sans doute parti s’enquérir de l’avancée de l’interrogatoire de son amant Cavaradossi, se fiche comme d’une guigne des états d’âme de celle qu’il entend posséder par tous les moyens. En fait, c’est le baron Scarpia de Ludovic Tézier qui convainc le plus. Quoiqu’annoncé souffrant, il est finalement le plus égal de voix et le meilleur acteur du trio central. Ampleur, timbre, prestance, présence, jeu, même si l’on sent qu’il cherche parfois ses marques dans l’espace et le mouvement, et que son état de santé l’oblige à de rares et passagères faiblesses dans le deuxième acte, où il a failli choir sur son séant en ratant le fauteuil en s’asseyant, le premier le voyant impérieux. Les seconds rôles sont tous très bien tenus, y compris le jeune pâtre du début du troisième acte, confié à la voix fragile mais authentique d’un garçon de la Maîtrise des Hauts-de-Seine.

Giacomo Puccini (1858-1924), Tosca. Acte III, finale. Martina Serafin (Floria Tosca). Photo : (c) Opéra de Paris

Dans la fosse, l’orchestre se montre moins nuancé que de coutume, Daniel Oren, entendu plus inspiré à Toulouse dix jours plus tôt dans Un ballo in maschera de Verdi (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2014/10/un-bal-masque-de-verdi-dune-grande.html) et pourtant familier du lieu, se limitant à trois échelles, sforzando-forte-fortissimo, sans jamais baisser la garde tout en s’avérant attentif aux chanteurs, qu’il guide et soutient avec attention. Belles prestations solistes, surtout du violoncelle et des deux premières clarinettes, ainsi que des cuivres, qui font un sans-faute mais se font parfois trop stridents et manquent de fondu. 


Bruno Serrou