jeudi 3 juillet 2014

Daniel Barenboïm et la Saatskapelle Berlin ont chanté dans leur jardin dans le diptyque héroïque de Richard Strauss

Paris, Salle Pleyel, mercredi 2 juillet 2014

Daniel Barenboïm et la Staatskapelle Berlin. Photo : DR

Voilà cent seize ans, après une décennie d’activité à la tête de la première institution musicale de Prusse, Richard Strauss quittait ses fonctions de directeur de l’Opéra de la Cour Unter den Linden de Berlin pour prendre la direction de l’Opéra d’Etat de Vienne. Par la suite, le compositeur bavarois se produira régulièrement à la tête de l’orchestre de la fosse de ce théâtre lyrique, donnant l’ensemble de sa création symphonique et enregistrant la plupart de ces œuvres pour Deutsche Gramophon avec cet orchestre, qui est l’un des plus anciens au monde, puisque ses premiers statuts ont été fixés en 1570, voilà donc quatre cent quarante quatre ans.

Daniel Barenboïm. Photo : DR

C’est donc à la tête de l’un des orchestres les plus légitimement straussiens dont il est lui-même le patron à vie que Daniel Barenboïm a dirigé à Paris mercredi soir un concert-hommage à son éminent prédécesseur dont seule la Salle Pleyel aura célébré à Paris le cent-cinquantenaire de la naissance, alors qu’il avait dirigé à l’Opéra Garnier la création mondiale de son ballet la Légende de Joseph voilà tout juste cent ans, le 31 juillet 1914, la veille du début du conflit de la Première Guerre mondiale…

Richard Strauss (1864-1949), durant ses années berlinoises. Photo : DR

C’est avec le diptyque Held und Welt (Héros et Monde) rarement réuni en une même soirée que cet hommage à Richard Strauss a été rendu lors du pénultième concert de musique classique de la saison de la Salle Pleyel. Ce dytique de cent minutes pour grand orchestre est constitué pour le premier volet par le poème symphonique Don Quichotte op. 35 et pour la seconde partie par le poème symphonique Ein Heldenleben op. 40.

Claudius Popp (violoncelle). Photo : DR

Ample partition à l’écriture dense, virtuose et à l’orchestration extraordinairement foisonnante, le trop rare poème symphonique Don Quixotte op. 35 (1897) sous-titré « (Introduzione, Tema con Variazioni e Finale) Variations fantastiques sur un thème à caractère chevaleresque pour grand orchestre », variations qui, au nombre de dix, content en autant d’étapes les aventures du chevalier à la triste figure, personnalisé par le violoncelle solo, immortalisé par Miguel de Cervantès accompagné de son écuyer Sancho Pança (alto) et du fantôme de Dulcinée (violon). Donné lors de sa création par les trois chefs de pupitre de cordes, Don Quichotte est souvent proposé avec un soliste de renom pour la partie du violoncelle solo, naturellement la plus développée de la partition, puisqu’il incarne le personnage central de ce poème épique. Comme lors de la création de l’œuvre, Daniel Barenboïm a confié l’incarnation du héros et de ses comparses aux pupitres solistes de la Staatskapelle de Berlin, tous trois excellents chambristes et concertistes. Claudius Popp a donné chair au chevalier à la triste figure, se jouant sans effort des difficultés techniques que lui réserve la partition et exaltant des sonorités charnelles aux harmoniques sombres et ardentes, auxquelles ont fait écho le timbre feutré et charnues de l’alto de Felix Schwartz et les voltiges du violon de Lothar Strauss qui s’imposera davantage dans Ein Heldenleben.

Richard Strauss, Franz Strauss jr et Pauline Strauss à Berlin dans les années 1890-1900. Photo : DR

Second volet de son diptyque Held und Welt commencé en 1896 avec Don Quichotte, Une Vie de Héros est une vaste et impressionnante fresque pour orchestre qui fait appel entre autres à huit cors et cinq trompettes. Elle clôt la première maturité de Richard Strauss. A partir de cette œuvre, la création du Bavarois prend son envol pour atteindre les sommets au cours des vingt années qu’il allait passer à Berlin. Une Vie de Héros, contrairement aux poèmes précédents, ne s'appuie plus sur un texte littéraire mais sur l'expérience accumulée par le compositeur lui-même depuis près de vingt ans. Strauss se raconte ici, comme le fit Berlioz en son temps dans son Episode de la vie d'un artiste op.14, cela avec des moyens mais aussi des sentiments tout aussi gigantesques que ceux de son aîné. Cette œuvre est la première des étapes d'une création dont le personnage central est Strauss en personne, ainsi que son entourage immédiat, puisque Pauline est également un élément-clef de la narration.

Par son ample développement, par la magnificence des effectifs qu'elle requiert, la vivacité qui en émane, sa puissante virilité, sa gourmande sensualité, mais aussi par son titre présomptueux et les idées qu’elle défend, Une vie de Héros est une page qui, selon le mot de Romain Rolland, trahit l'esprit allemand du temps, l’époque wilhelmienne. Dans cette immense symphonie mêlée de concerto pour violon, Strauss présente l’idée du Combat pour la vie et la liberté, pour la Création, de la Quête de la Perfection artistique, retrouvant ainsi certains des thèmes développés dans Mort et Transfiguration. Au-delà du « nombrilisme » qui lui est souvent reproché, Strauss, en composant cette œuvre, souhaitait décrire le dilemme existant entre l’artiste et le monde immanquablement hostile et incompréhensif. Cependant, quiconque reproche au musicien de se mettre en scène doit se rappeler que l’autoportrait est indissociable de la peinture et du romanesque, et que celui de l'autobiographie, depuis le XVIIIème siècle, joue un rôle considérable. La musique, de nature spirituelle, permet d’illustrer tout concept, y compris celui du « moi » poétique, l’univers du subjectif. Et à trente-quatre ans, Strauss n’en est pas encore à l’heure des bilans : on ne décrit pas à cet âge sa fuite du monde et l’accomplissement de sa personne. Ce n’est certes pas le sujet de fond d’Une vie de héros, bien qu’il y ait mis sa compagne en scène, la fantasque, ironique, tendre et sensuelle Pauline de Ahna, et qu’il y fasse allusion à ses créations par la voie d’un catalogue quasi exhaustif de ses partitions antérieures. Quoi qu’il en soit, comme Strauss l’écrit à Rolland, avec ou sans programme, le point de départ de l’œuvre est un sentiment d’ardeur et de joie héroïque, cela quel que soit le personnage où s’agitent les passions qui y sont incluses. Cependant, le morceau qui impressionne le plus les premiers auditeurs de la partition est le Combat du héros (Des Helden Walstatt), déchaînement orchestral que personne n’avait pu entendre jusqu’alors, violences telluriques pourtant évoquées avec les seuls moyens – certes colossaux – d’instruments classiques, mais déchaînées à l’envie. Ce tour de force suscita à la fois l’émoi et l’admiration des confrères de Strauss et de la critique du temps. Ce passage agressif, fracassant, tournoyant, se fonde sur des fragments de pages précédentes de l’œuvre (le Héros, sa Compagne, ses Adversaires et les thèmes liés à l’amour). Celui du Héros se métamorphose en un hymne de victoire ; hymne à l’apogée duquel le compositeur cite son poème symphonique Don Juan op. 20 d’après Lenau, particulièrement le motif de l’amour, et un extrait de son Ainsi parlait Zarathoustra op. 30 (L’esprit de l’homme). Ce second volet de Héros et Monde ne se voit attribuer son titre que dûment terminé. Parallèlement, le 2 mai 1898, Strauss commençait l’esquisse d’un projet pour une Symphonie Printemps, projet qu’il abandonnera très rapidement, préférant s’attacher, Une vie de héros achevée, à la musique vocale et à la scène. Alors qu’il travaille sur sa partition, il lui donne, dans son journal, le titre Eroica, et ne lui attribue son intitulé définitif que le 18 juillet 1898, ce dont il fait part dès le lendemain à son éditeur Eugen Sptizweg, alors qu’il s’apprête à conclure la composition en la résidence d’été de ses beaux-parents : « Je travaille avec ardeur sur mon nouveau poème symphonique Heldenleben, et j'ai écrit cinq lieder [op.39] pour Forberg à Leipzig, ce qui, j'en suis convaincu, ne t'ennuiera pas. Forberg va également publier Enoch Arden. » Le 30 juillet, il confie à son journal : « 10 heures du soir, le grand Bismarck a été destitué !... Heldenleben terminée. » Ce même jour, en effet, le hasard avait voulu que le Héros de la réunification allemande disparaisse de la scène... Le 2 août, Strauss aborde la mise au net de sa partition, qu'il n'achève qu'à Berlin le 1er décembre, si l'on en croit son journal ; le 27 de ce même mois, si l'on se réfère à la partition publiée chez Leuckart en 1899. En fait, Strauss a écrit deux versions du finale pour Heldenleben. La première ne comprenait pas la grande montée d’accords que l’on connaît dans la rédaction définitive. Ce serait l’ami Friedrich Rösche qui lui aurait suggéré de revoir les ultimes mesures du poème symphonique. Pour lui en effet, Heldenleben ne pouvait se conclure sur un pianissimo : le public suspectait alors Strauss d’être incapable de terminer la moindre de ses partitions par un quelconque forte ! Strauss se serait exécuté en quelques minutes... En fait, le 23 décembre, il consignait dans son journal qu’il venait de commencer d’écrire un nouveau finale et, le 27, qu’il venait d’y mettre le point final. Ce n’est qu’en 1924 que cette modification est rendue publique, l’information étant dévoilée dans un article de Wilhelm Klatte publié dans Die Musik du 16 septembre. Dans cet article, il est dit que les ultimes accords symbolisent la tombe du Héros.

Daniel Barenboïm, qui a dirigé l’œuvre par cœur, en a donné une interprétation d’une poésie et d’une ardeur toute en chair et en nuances, s’engageant pleinement dans les passages les plus telluriques, au point d’en lâcher sa baguette, que ramassera dextrement le co-concertmaster, et laissant la bride sur le cou des musiciens dans les moments les plus lyriques et intimistes de l’œuvre, dans lesquels les pupitres solistes ont rivalisé de brio et de chatoiements, à l’instar du premier violon, Lothar Strauss, qui a joué avec une précision et une intensité remarquables ce qui se présente comme un authentique concerto pour violon au sein d’une symphonie.


Bruno Serrou

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