vendredi 14 mars 2014

Pour le cent-cinquantenaire de Richard Strauss, l’Orchestre de Paris a reçu l’un de ses champions, le chef allemand Marek Janowski

Paris, Salle Pleyel, jeudi 13 mars 2014

Marek Janowski. Photo : DR

Le programme devait être monographique. Mais le sort en aura décidé autrement, la cantatrice invitée à chanter quatre lieder avec orchestre et la scène finale de Capriccio, la soprano Anja Harteros, ayant déclaré forfait deux jours avant le premier des deux concerts de cette semaine. Pas de chance donc, tant l’on attendait de beautés sonores (n’est-ce pas André Cazalet ?), de tendre nostalgie, de délicate vocalité… Il a donc fallu ravaler son chapeau, et se contenter d’une Huitième Symphonie « Inachevée » de Franz Schubert plus courue et qui n’a que peu à voir avec ce qui était annoncé à l’origine, si ce n’est de longues et ardentes mélodies de bois et de cordes. Le programme concocté par Marek Janowski présentait ce que l’on peut considérer comme l’alpha et l’oméga de la création orchestrale straussienne, avec Mort et transfiguration conçu en 1887-1888 et Métamorphoses de 1945.

Richard Strauss (1864-1949)

A l’heure de l’inventaire de sa longue existence, l’amant de la vie qu’est Richard Strauss s’étonne auprès de sa belle-fille Alice d’avoir pressenti la mort soixante ans plus tôt en mettant l’agonie en musique : « J’ai déjà écrit cela voilà soixante ans... C’est étrange, Alice, que la mort soit exactement comme je l’ai écrite dans Mort et transfiguration. Etrange que ce soit… » Deux heures plus tard, le 8 septembre 1949, Richard Strauss s’éteignait... Cette intuition de l’agonie, surprenante de la part d’un jeune homme de vingt-quatre ans, révèle une fibre dramatique manifeste, fortement imprégnée de fructueuses lectures. Si les phases successives de la mort constituent l’essentiel de l’œuvre, la transfiguration, très brièvement évoquée, n’en est que l’ultime étape, comme si le compositeur ne cherchait qu’une porte de sortie à sa partition. Il se pourrait donc que, contrairement à Wagner dont Strauss se réclamait alors, il n’y ait rien de métaphysique dans au terme de l’œuvre. Créée le 21 juin 1890 à Eisenach sous la direction du compositeur, qui la reprend le 12 janvier suivant à Weimar où il est troisième chef d’orchestre à l’Opéra, le poème symphonique est magistralement construit selon les canons de la bonne vieille forme sonate. Il suscitera pourtant de virulentes réactions du critique le plus réactionnaire de l’époque, Eduard Hanslick, qui y voyait un « art qui mène le compositeur droit sur la voie du drame en musique », ce qui n’était pas un compliment sous sa plume considérant qu’il détestait Wagner, à Claude Debussy qui, ironique, écrivit : « Dans la Cuisine bourgeoise à l’article « civet de lièvre », on peut lire cette prudente recommandation : prenez un lièvre !... Richard Strauss procède différemment. Pour faire un poème symphonique, il prend n’importe quelle idée », tandis que Romain Rolland y voit le réalisme « des dialogues de Beethoven avec le Destin. Supprimez tout programme, précise le romancier, et l’œuvre reste claire et poignante par l’unité de son émotion intérieure ». Déjà, en 2010, Marek Janowski, pour qui la musique est avant tout sensualité, avait déjà programmé Mort et transfiguration avec l’Orchestre de Paris. Contrairement à ce qui était résulté de son approche voilà quatre ans, le tragique et l’angoisse étaient cette fois bel et bien présents, l’approche de la mort, les pressentiments et les phases de rémission étant ménagés de façon pénétrante tandis que l’Orchestre de Paris a de nouveau sonné fier, se plaisant à la prise de risques, comme le cor anglais qui, à la fin de sa première intervention à découvert.

L'Orchestre de Paris et son directeur musical Paavo Järvi. Photo : (c) Orchestre de Paris, DR

En lieu et place des lieder prévus, Marek Janowski a substitué la Symphonie en si mineur « Inachevée » (1822) de Franz Schubert dont il a sollicité le chant voluptueux mais dont il a resserré les tempi au point d’empêcher parfois les pupitres de l’orchestre de respirer à leur aise et, de ce fait, comprimant l’élan nostalgique caractéristique du compositeur viennois, tandis que la globalité de l’interprétation est apparue un peu terne.

Richard Strauss (1864-1949), les sept premières mesures de Métamorphoses. Photo : (c) BS, DR

Achevée le 12 avril 1945, moins d’un mois avant la fin de la guerre, œuvre en un seul tenant de trente-cinq minutes constituée d’un vaste adagio avec une partie centrale plus fiévreuse, Métamorphoses de Richard Strauss répond à une commande du milliardaire suisse Paul Sacher, remarquable musicien et mécène intrépide de la musique, qui la créa à Zürich le 25 janvier 1946. Cette partition est l’un des sommets ultimes du musicien octogénaire. Malgré le caractère lyrique et passionné des deux épisodes centraux dont les contreparties extrêmes, emprunts d’une noble et sereine résignation, étouffent les sanglots, l’œuvre est toute empreinte d’une déchirante et douloureuse mélancolie. Le titre peut évoquer à la fois les infinis méandres des entrelacs mélodiques inlassablement développés, agrégés, retravaillés, et la métamorphose espérée du monde au terme des atrocités du second conflit mondial. Si Strauss n’a rien précisé sur ce point, il est en revanche avéré qu’il avait commencé à l’époque la relecture de l’œuvre entier de Goethe, et qu’ainsi il s’était assurément plongé dans les pages où le poète compare sa propre création aux métamorphoses de la vie animale et végétale, où la mort prélude au retour à la vie. Strauss retient du dernier Goethe l’idée d’autoréflexion, de cheminement vers la sagesse par la conscience de soi, ce à quoi répond la résignation qui sous-tend Métamorphoses. En outre, le compositeur métamorphose ici non pas des thèmes, mais des tonalités et des harmonies. Les six thèmes principaux, dont l’allusion finale à la Marche funèbre qui ouvre la Symphonie « Héroïque » de Beethoven, plongent l’œuvre au cœur de la culture allemande, d’essence romantique, avec des allusions plus ou moins tangibles à Wagner et à son Tristan, à Mendelssohn et à Brahms. A la fois consolation, aveu et expiation, l’évocation est si forte, que Richard Strauss a préféré ne pas assister à sa création et s’est contenté de participer la veille au soir à l’ultime répétition. A l’issue du premier filage, Sacher tendit sa baguette au compositeur, qui la lui prit doucement des mains, pour diriger « merveilleusement », avant de remercier les musiciens pour leur remarquable prestation, et de se retirer sans se retourner. Dans cette immense pièce de vingt-huit minutes aux méandres inouïs, Marek Janowski a confirmé sa profonde compréhension de l’univers straussien, dirigeant avec précision et une évidence pénétrante une somptueuse formation de cordes de l’Orchestre de Paris aux textures riches en couleurs, en luminosité, et d’une virtuosité à toute épreuve. Emotion spirituelle et plaisir des sens (l’ouïe et la vue étant sollicitées d’égale façon par les méandres de la polyphonie) intimement mêlés ont saisi la salle entière, qui s’était bruyamment manifestée entre les deux mouvements de la symphonie de Schubert en applaudissant inopinément, et dans le cours de l’exécution des pages précédentes par des raclements de gorge, des éternuements tonitruants et des toux de coqueluche…


Bruno Serrou

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