lundi 31 mars 2014

Pour "Au Monde", son 6e opéra, Philippe Boesmans s'est tourné vers le dramaturge Joël Pommerat

Bruxelles, Théâtre de La Monnaie, dimanche 30 mars 2014

Philippe Boesmans (né en 1936), Au Monde. Fflur Wyn (la plus jeune fille), Patricia Petibon (la deuxième fille), Charlotte Hallekant (la fille aînée). Photo : (c) Bernd Uhlig / La Monnaie

Tout assimilé soit-il à l’avant-garde, et contrairement aux compositeurs de sa génération, Philippe Boesmans n’a pas refusé longtemps le concept opéra, genre dans lequel il a rapidement trouvé le juste équilibre entre expression théâtrale, émotion et langage musical contemporain, humus qui lui permet de développer son propre univers sonore. Combinant complexités rythmique et dynamique à de subtils jeux de couleurs et de timbres, l’orchestre de Philippe Boesmans flamboie, exaltant une palette sonore d’une infinie variété nimbée de sensuelle mélancolie. Sur le plan vocal, Boesmans se place dans la grande tradition lyrique, puisant à la fois dans le recitar cantando de Claudio Monteverdi, les élans de Richard Wagner, les grandes envolées concluant les opéras de Richard Strauss, et l’incandescente densité de l’Ecole de Vienne du Schönberg d’Erwartung au Berg de Wozzeck et de Lulu. « Nous vivons une époque charnière, observe Boesmans. La musique prend aujourd’hui des chemins divergents, et nous ne nous sommes jamais trouvés face à une telle profusion de voies nouvelles. Lorsque j’ai commencé à écrire, c’était la pleine époque sérielle. J’y ai un peu touché, et je me suis aperçu qu’il était impossible d’écrire un opéra avec cette technique. En fait, la beauté de cette dernière résidait dans sa neutralité, le fait que c’est un bel objet à regarder, une œuvre d’art à l’état pur inapte à l’expression d’un sentiment défini. Je me suis très vite rendu compte qu’il me faut aimer les êtres que je mets en musique. Je dois aussi vivre moi-même intensément ce que mes héros vivent, qu’ils soient positifs ou abjects. Je veux les comprendre, et ce n’est qu’à cette condition que je peux imaginer une musique qui les exprime. » 

Philippe Boesmans (né en 1936). Photo : (c) La Monnaie

S’il ne se trouve chez lui, au moment où il écrit, une forme d’émotion liée à l’une ou l’autre scène sur laquelle il travaille, Boesmans tente d’analyser et de contrôler ses sentiments, condition sine qua non constate-t-il pour qu’il puisse les transmettre au public. « Ce sont des éléments un peu négligés dont nous avons trop peur de parler, constate-t-il. Je me souviens que, au temps où je parcourais les festivals de musique contemporaine, les gens sortaient des concerts en disant “c’est formidable, cette musique est si complexe”, comme si la complexité était une vertu. Or, rien de plus facile à faire que la complexité, parce qu’elle empêche d’entendre, alors même qu’elle doit se faire oublier. C’est comme l’idée du progrès, je ne pense pas qu’il y en ait en musique, celle de Monteverdi n’est pas moins bonne que celle de Boulez, et, entre les deux, il n’y a pas eu progrès, tout juste quelque changement. Néanmoins, après la guerre, avec notre utopie progressiste, nous étions tous dans un trip sans doute nécessaire. »

Philippe Boesmans (né en 1936), Au Monde. Fflur Wyn (la plus jeune fille), Patricia Petibon (la deuxième fille), Charlotte Hallekant (la fille aînée). Photo : (c) Bernd Uhlig / La Monnaie

Auteur de six opéras, se déclarant à 77 ans plus libre que jamais car « faisant abstraction de toute influence consciente pour laisser courir [s]on inspiration et [s]on écriture au fil de la plume », Philippe Boesmans demeure fidèle à lui-même dans le domaine lyrique : « Je ne sais s’il existe des recettes, dit-il, mais pour écrire un bon opéra, il y a des obligations : un bon livret, un bon équilibre des tensions et des détentes dans l’architecture de l’œuvre, un orchestre qui ne couvre pas les voix, une prosodie intelligible. » Préceptes auxquels il se tient toujours, après trente ans d’expérience. Après quatre opéras sur des livrets du Suisse Luc Bondy, le dernier, Yvonne, princesse de Bourgogne, ayant été créé à l’Opéra de Paris en 2009, le sixième est né de la collaboration du compositeur belge avec le dramaturge français Joël Pommerat, qui a adapté sa propre pièce éponyme Au Monde créée en 2004 à Strasbourg. Comme toujours, Boesmans use de l’emprunt aux auteurs dont il est proche, le Chevalier à la rose, Salomé de Strauss à l’orchestre, Debussy et Poulenc au chant, My Way de Claude François/Frank Sinatra pour la musique populaire. Disons-le d’entrée, il ne s’agit pas d’un grand cru de Boesmans. Sans doute en raison de problème de santé que le compositeur a connus pendant sa genèse. Mais l’ouvrage est solide et les contours séduisants.

Philippe Boesmans (né en 1936), Au Monde. Yann Beuron (le mari de la fille aînée), Charlotte Hallekant (la fille aînée). Photo : (c) Bernd Uhlig / La Monnaie

Le livret de Pommerat se situe dans le prolongement de Trois Sœurs de Tchekhov, dont on retrouve les thèmes de l’élan vers l’avenir, de l’illusion, du désespoir. Son cadre est l’industrie avec une histoire de succession d’un magnat de la métallurgie. Une fratrie de deux frères et trois sœurs, dont une mariée enceinte de l’on ne sait qui, une vedette de télévision, la troisième ayant été adoptée, et un frère qui entend échapper à la direction de l’entreprise. Seul espoir du patriarche, que le second, Ori, renonce à la carrière militaire. Les membres de la famille dévoilent tour à tour leur intimité, leurs aspirations et contradictions, tandis qu’une étrangère, campée par le fine et souple silhouette de la comédienne Ruth Olaizola, fidèle interprète de Pommerat, remet chacun des protagonistes en question malgré elle.

Philippe Boesmans (né en 1936), Au Monde. Werner Van Mechelen (le fils aîné), Charlotte Hallekant (la fille aînée), Frode Olsen (le père), Patricia Petibon (la deuxième fille), Stéphane Degout (Ori). Photo : (c) Bernd Uhlig / La Monnaie

Philippe Boesmans bénéficie d’un casting de rêve pour un opéra en création. Le théâtre de La Monnaie de Bruxelles a en effet offert au compositeur référent de la Belgique d’aujourd’hui une distribution réunissant rien de moins que Patricia Petibon, Charlotte Hellekant, Stéphane Degout, Yann Beuron... C’est dire en quelle estime l’Opéra bruxellois le porte depuis qu’en 1983 Gérard Mortier, alors directeur de La Monnaie, lui commanda son premier opéra, la Passion de Gilles. Vingt ans plus tard et trois semaines après la mort de ce premier commanditaire, la création d’Au Monde aura été dédiée à la mémoire de celui qui a donné à l’Opéra de Bruxelles sa renommée mondiale et a fait que Boesmans est devenu un compositeur lyrique. Dans une scénographie noire et étouffante d’Eric Soyer, une direction d’acteur au réglée cordeau par Pommerat, et direction musicale irréprochable de Patrick Davin à la tête d’un brillant Orchestre symphonique de la Monnaie, Patricia Petibon, omniprésente, est une flamboyante seconde sœur, Stéphane Degout, sombre Ori, bouleverse par ses hésitations, Yann Beuron est un mari remarquable d’ambivalence, Frode Olsen est un père pathétique de sénilité graduelle, Charlotte Hellekant est une sœur aînée insouciante du monde qui l’entoure, Fflur Wyn une benjamine énigmatique et touchante dans sa quête d’identité.

Bruno Serrou


1) Au Monde est retransmis en streaming du 23 avril à 20h au 13 mai inclus sur le site Internet de la Monnaie, http://www.lamonnaie.be

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