dimanche 9 mars 2014

Gérard Mortier est mort dans la nuit de samedi à dimanche d'un cancer foudroyant. Il avait 70 ans

Gérard Mortier (1943-2014). Photo : DR

Né à Gand le 25 novembre 1943 de père boulanger et de mère d'humbles origines, Gérard Mortier a occupé les plus hautes fonctions dans le monde de l’opéra. Il a été un créateur infatigable, un novateur invétéré, un agitateur d’idées, un humaniste à l’immense culture, un ardent défenseur de l’idée européenne et du rôle de l'artiste dans la société, un pourfendeur des nationalismes. Il est mort à Bruxelles le 9 mars 2014 des suites d’un cancer foudroyant du pancréas. Mal dont il se savait atteint depuis ce jour de septembre 2013 où il avait appris son licenciement du Teatro Real de Madrid qu’il dirigeait depuis 2010 avec un contrat courant jusqu’en 2016 (voir http://brunoserrou.blogspot.fr/2013/09/joan-matabosch-succede-gerard-mortier.html).

Gérard Mortier (1943-2014). Photo : DR

Brasseur d’idées, polyglotte, humaniste d'une culture impressionnante, Gérard Mortier restera comme l’un des plus grands directeurs de théâtre lyrique de l’histoire. Il a en effet occupé avec une pérenne audace les plus prestigieuses fonctions dans les maisons d'Opéra et dans les festivals les plus prestigieux. Elevé par les jésuites, formé à l’aune de Christoph von Dohnanyi et de Rolf Liebermann à l’Opéra de Hambourg (1973-1979) avant de suivre ce dernier l’Opéra de Paris (1979-1981), il était devenu directeur du Théâtre de la Monnaie de Bruxelles (1981-1991), puis du Festival de Salzbourg (1992-2000), de la Ruhr Triennale qu’il avait lui-même lancée (2002-2004), de l’Opéra de Paris (2004-2009) - il avait déjà participé en 1988-1989 à l’élaboration du projet d’ouverture de Bastille aux côtés de Daniel Barenboïm, Pierre Boulez et Patrice Chéreau -, enfin de l’Opéra de Madrid (2010-2014). Dans l’histoire de l’Opéra, à l’instar d’un Patrice Chéreau et d'un Rolf Liebermann, il y a un avant et un après-Mortier. 


L'une des productions de Gérard Mortier au Théâtre de la Monnaie de Bruxelles, Katja Kabanova de Leos Janacek mis en scène par Philippe Sireuil (1983). Photo : DR

Serge Dorny à l’Opéra de Lyon, Bernard Foccroulle au Festival d’Aix-en-Provence, Peter De Caluwe à La Monnaie de Bruxelles, Paul Dujardin au Palais des Beaux-arts de Bruxelles, et même Hervé Boutry à l’Ensemble Intercontemporain à Paris, sont d’anciens collaborateurs de Gérard Mortier, qui les a formés. Ami des artistes qui le lui rendaient bien - il avait notamment convaincu le cinéaste dramaturge allemand Michael Haneke de mettre en scène ses premiers opéras, Don Giovanni à Paris et Cosi fan tutte à Madrid -, profondément engagé dans la société, agitateur d’idées d'une intelligence foudroyante, réformateur iconoclaste, il n’a jamais laissé quiconque indifférent, suscitant même de violents débats partout où il passait. 

L'une des productions de Gérard Mortier au Festival de Salzbourg, Saint François d'Assise d'Olivier Messiaen mis en scène par Peter Sellars (1992). Photo : DR

Tous ceux qui l’ont rencontré reconnaissent été frappé par son écoute et la puissance de ses analyses qui rendaient ses interlocuteurs grandis d'avoir discuté avec lui, du fait de l’avoir écouté tant il ouvrait grandes les perspectives de l’art, de l’histoire, de l’imagination, de la création, de l’audace. Après l’avoir souvent croisé dans les coulisses du Théâtre du Châtelet, où je travaillais dans les années 1980 tandis que le Théâtre de La Monnaie de Bruxelles investissait plus d’un mois durant les lieux pour présenter au public parisiens quelques-unes de ses productions, de mémorables Wozzeck avec Franz Grundeber et Anja Silja, Don Giovanni avec José Van Dam, Capriccio avec Felicity Lott, Katja Kabanova avec Ellen Shade..., je l’ai plusieurs fois rencontré à Paris alors qu'il dirigeait l'Opéra au cours de longs déjeuners durant lesquels nous évoquions la création contemporaine et les compositeurs d’aujourd’hui. Notre dernière rencontre remonte à mai 2010. Il avait quitté l'Opéra de Paris et, après six mois sabbatiques, il avait pris ses fonctions à Madrid. Il est résulté de cet entretien un portrait qui a été publié dans le quotidien La Croix en juin 2010. Portrait que je reprends ci-dessous.

°          °
°

Gérard Mortier (1943-2014). Photo : DR

« Je crois que Paris ne m’a pas compris… », constatait sans amertume Gérard Mortier. Voilà tout juste un an, le 15 juillet (2009), Gérard Mortier quittait l’Opéra de Paris après cinq ans passés à sa tête entre vivats et broncas. Attendu à Paris, le seul authentique héritier de Rolf Liebermann, dont il a été le proche collaborateur, riche de sa réputation d’iconoclaste et de ses succès au Théâtre de la Monnaie de Bruxelles et au Festival de Salzbourg auquel il a donné une nouvelle impulsion en le tirant de la luxueuse léthargie où l’avait conduit Herbert von Karajan et les majors du disque, il s’en est allé de Paris sur un ultime pied de nez, un spectacle de politique fiction qu’il a confié au plasticien Anselm Kiefer, après avoir fait appel à un autre plasticien, Bill Viola, pour la scénographie d'un somptueux Tristan und Isolde mis en scène par Peter Sellars.

 L'une des productions de Gérard Mortier à l'Opéra de Paris, Tristan und Isolde de Richard Wagner mis en scène par Peter Sellars dans une scénographie de Bill Viola (2005). Photo : DR

Se plaisant à y bousculer les traditions, Paris l’aura bousculé à son tour. « Je comprends les Parisiens, disait-il. Il suffit de lire Proust. Madame Verdurin incarne parfaitement cet esprit : croire tout connaître, peu savoir. Croire qu’Iéna n’est qu’un pont… Les critiques ont cru à tort que j’étais contre eux. Je ne sens pas à Paris l’envie de discuter sur le nouveau. Tandis qu’à Salzbourg, ville aussi conservatrice, j’ai pu tout changer, à Paris on croit que ce n’est pas nécessaire. Vienne s’est confrontée à ce type de problème au début du XXe siècle, et l’on sait où cela a mené… A Madrid, autre ville conservatrice, je ressens une volonté de renouveau. Pour s’installer dans la société parisienne, il faut devenir une mode, un snobisme. Je crois que c’est la seule capitale au monde où l’on ne peut rien faire de fondamental. »
L'une des productions de Gérard Mortier à l'Opéra de Paris, Don Giovanni de Wolfgang Amadeus Mozart mis en scène par Michael Haneke (2006). Photo : DR

A son départ, après avoir renoncé à la direction du New York City Opera pour cause de crise financière et avant de rejoindre Madrid, Gérard Mortier a choisi de prendre du recul pendant six mois. « J’ai beaucoup lu et réorganisé ma vie. J’ai quitté Paris et ma ville de Gand pour m’installer à Bruxelles et à Madrid. J’ai pu ainsi classer mes trois mille cinq cents livres, à Bruxelles littérature, philosophie, sociologie, à Madrid ce qui est utile à mon activité. Mes lectures ont surtout porté sur l’histoire et la littérature espagnoles. Je ne le lis pas encore dans le texte, mais j’ai fait chaque jour six heures d’espagnol intensif... » Dans l’intervalle, Mortier aura découvert l’Amérique latine, faisant à Buenos Aires connaissance avec ses collègues sud-américains.

Gérard Mortier (1943-2014). Photo : DR

Gérard Mortier a repris le collier début 2010, investissant son bureau du Teatro Real le 4 janvier. « Quoiqu’en ordre de marche, il y a beaucoup à faire dans cette maison magnifique, dit-il. Amenant un nouveau système, il m’a fallu négocier. Je veux mettre l’Opéra de Madrid au niveau de Covent Garden, de la Scala, d’une part avec des points forts prestigieux, comme le Philharmonique de Berlin qui va donner chez nous ses concerts du Nouvel An, ou Riccardo Muti et son orchestre de Chicago, etc. D’autre part, j’ai programmé des productions nouvelles d’ouvrages du répertoire, comme un Contes d’Hoffmann avec Christoph Marthaler et Sylvain Cambreling, un Couronnement de Poppée avec Krzysztof Warlikowski, un Parsifal avec Peter Sellars, etc., tous spectacles que j’entends exporter. Je vais reprendre des productions de Paris et présenter une création mondiale par an. J’ai un nouveau directeur de chœurs, Anders Maspero, et j’applique la même politique de chefs associés qu’à Paris, avec Haenschen, Cambreling, Bychkov, Ingelbrock, un Argentin extraordinaire, Alejo Pérez, etc. » Mortier a licencié le chœur, qui refusait les auditions qu’il leur imposait, pour en constituer un nouveau. Côté finances, il resserre saisons et budgets. « J’avais 18 millions pour le projet artistique. J’ai dû accepter 2 millions, alors que l’enveloppe globale du théâtre est de 52 millions. La conjoncture est bénéfique à l’art, mais il y a du gâchis. On jette l’argent par les fenêtres pour créer des musées de curiosités... Et ces programmes de concerts qui proposent toujours les mêmes œuvres, ou ces orchestres comme le Philharmonique de Munich qui engagent des chefs à 34.000 euros par soirée… Tout le monde trouve cela normal… Il est urgent de réfléchir. Le risque est pour les jeunes artistes qui pourraient y laisser des plumes tandis que les stars feront fortune. C’est un moment très dangereux, avec les gouvernements qui soutiennent de plus en plus ce qui est populaire ou populiste, considérant l’art élitiste dès qu’il s’agit de défendre la nouveauté. »

L'une des productions de Gérard Mortier au Teatro Real de Madrid, Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny de Kurt Weill mis en scène par  La Fura del Baus (2010). Photo : DR

A Madrid, ce ne sera pas la panacée, pour Mortier. « Les a priori existent partout. J’ai lu dans la presse madrilène que je suis un terroriste de la modernité. Qu’est-ce à dire ?... Retournons à Baudelaire : la modernité consiste à se remettre constamment en question, être toujours à la recherche des courants de l’art qui précèdent ou suivent ceux de la société et leur donner une chance. Je ne m’autoproclame pas moderne, ce sont les autres qui le disent. » Quant à savoir ce que fera Mortier dans six ans, au terme de son mandat madrilène, aucune angoisse : « J’aurai 72 ans… Je sens qu’il est très difficile de se renouveler, et, de ce fait, je ne ferai certainement pas de second mandat. Pour le reste, ce sera selon mon état de santé… » Qu’y a-t-il d’autre pour Gérard Mortier, en dehors du théâtre ? « Le théâtre ! Mais dans un contexte social, car l’art peut aider à sortir de la crise. Ce qui m’intéresse aussi : la construction européenne dont la culture est un moteur. On ne pouvait pas faire autrement que de commencer par l’économie, mais aujourd’hui on doit lutter contre les Etats Nations au profit d’une Europe Nation d’Etats. Mais on ne pourra construire cette Europe-là que si l’on induit une autre pensée, non pas « je suis Français », mais « je suis Européen, et comme Européen, j’ai une diversité française ». Ce n’est que par la culture que l’on y parviendra… »

Bruno Serrou

1 commentaire:

  1. quand je vois ceux de ma génération commencer à dévisser, je me dit que l'échéance arrive à grands pas. Faut-t-il s’arrêter pour autant ? surement non !

    RépondreSupprimer