mercredi 26 mars 2014

Dirigé par Péter Eötvös, "Momente" de Karlheinz Stockhausen captive la Cité de la Musique

Paris, Cité de la Musique, mardi 25 mars 2014

Karlheinz Stockhausen (1928-2007), Momente. Ensemble Intercontemporain. Photo : (c) EIC, DR

Rendez-vous d’importance mardi soir, Cité de la Musique. L’Ensemble Intercontemporain, auquel étaient associés pour l’occasion le somptueux WDR Rundfunkchor de Cologne et la remarquable soprano allemande Julia Bauer, tous placés sous la direction de Péter Eötvös, qui fut le proche collaborateur du compositeur à l’époque de la genèse de l’œuvre présentée, donnaient une page monumentale et fondatrice, Momente de Karlheinz Stockhausen. Partition de deux heures requérant un effectif rarement usité, Momente est fort peu programmé, malgré sa place capitale dans l’histoire de la musique. Quantité de musiciens, compositeurs et interprètes de toute obédience mêlés, se sont retrouvés au sein d'un nombreux public pour assister à l’événement, l’œuvre n’ayant pas été donnée à Paris depuis plus d’une trentaine d’années. Il convient d’ailleurs de rappeler que l’enregistrement référent des Momente a été réalisé sous la supervision du compositeur et sous la direction de Diego Masson à la tête de son ensemble Musique Vivante et avec le WDR Rundfunkchor de Cologne, avec Martina Arroyo, dans les deux versions, 1965 dite « de Donaueschingen » et 1972 dite « Europa version » disponible chez DG, jusqu’à ce que le compositeur se fâche avec le label jaune…

Karlheinz Stockhausen (1928-2007). Photo : DR

Dès le début de sa carrière de musicien, Karlheinz Stockhausen (1928-2007) a visé le Tout, le projet qui intègre l’univers entier. Avant même de commencer à composer, alors qu’il songe à devenir écrivain, il découvre en 1948 les ferments de sa créativité en lisant le Jeu des perles de verre de Hermann Hesse. « J’ai trouvé ce texte prophétique, car j’ai réalisé que l’appel le plus élevé de l’humanité peut être de devenir un musicien dans le sens le plus profond : concevoir et former le monde musicalement. » C’est comme métaphore du cosmos que Stockhausen aborde le post-sérialisme avec Kreuzspiel en 1951 : « Les sons sont semblables aux étoiles, le soir. On pense que c‘est un chaos, mais quand on commence à les étudier, on s’aperçoit qu’il s’agit d’une composition fantastique mais cohérente, avec ses constellations, ses planètes. » Stockhausen compose alors quelques partitions qui révèlent la nécessité profonde d’un système sériel généralisé à tous les paramètres : Spiel pour orchestre, les quatre premiers Klavierstücke, Kontrapunkte pour dix instruments. Afin d’aller plus loin dans la généralisation de la série, il s’oriente vers l’électronique, qu’il aborde dans le studio de la Westdeutscher Rundfunk de Cologne fondé par Herbert Eimert en 1951, où il aura travaillé jusqu’à sa mort, avec laquelle il se familiarise grâce aux conseils de Werner Meyer-Eppler.

Péter Eötvös. Photo : DR

La vision globalisante de Stockhausen s’épanouit dans l’espace en 1957 dans Gruppen pour trois orchestres spatialisés. Après avoir prédit dès les années cinquante le règne exclusif de la musique électronique dans l’avenir, domaine qu’il explore dans la décennie suivante et qui trouvera son exutoire avec son triomphe dans la grande sphère du pavillon allemand de l’Exposition Universelle d’Osaka en 1970, Stockhausen conçoit dans la foulée le chef-d’œuvre de cette période, Momente pour soprano, quatre groupes choraux et treize instrumentistes (quatre trompettes, quatre trombones, trois percussionnistes et deux claviers électroniques), où le concept de la forme momentanée est l’aboutissement « d’une volonté de composer des états et des processus à l’intérieur desquels chaque moment constitue une entité personnelle, centrée sur elle-même et pouvant se maintenir par elle-même, mais qui se réfère, en tant que particularité, à son contexte et à la totalité de l’œuvre ». Stockhausen est à cette époque considéré comme le magicien de la musique électronique.

Julia Bauer. Photo : DR

Ouvert sur l’intervention des seuls instruments à percussion et des claviers, suivie de la venue à travers la salle des choristes et des cuivres qui s’installent à leurs places avant l’arrivée du chef sous leurs applaudissements, conclu par une bouleversante prière, composé entre 1962 et 1969, enrichi en 1972 puis en 1998, Momente est décrit par son auteur comme un « quasi opéra de la Mère Terre entourée de ses poussins ». Il s’agit de la toute première œuvre de Stockhausen fondée sur les principes de transposabilité modulaire, et sa première forme musicale déterminée à partir de catégories de sensation ou de perception plutôt que par des unités numériques de terminologie musicale qui marque un changement significatif dans l’approche du compositeur à partir des formes abstraites des années cinquante. Momente illustre ce que Stockhausen appelle Moment form, dans laquelle l’attention de l’auditeur est portée sur l’instant, « l’éternité qui ne commence pas à la fin des temps mais est accessible à tout moment ». Il constitue aussi une forme polyvalente dans le fait que ses trente sections (aussi appelés Moments) peuvent être disposés en quantité de séquences. L’œuvre se répartit en trois groupes principaux de Moments, désignés par des lettres : huit M, sept K, onze D. Lettres qui viennent à la fois de Melodie (mélodie), Klang (son, accord), Dauer (durée) et de l’autobiographie du compositeur, K désignant le compositeur (Karlheinz), D sa première épouse (Doris), M sa seconde (Marie). Chaque Moment se subdivise en cinq sections. Le groupe K est toujours au centre, soit avec les moments D qui le précèdent soit avec les moments M qui le suivent (comme durant les concerts de 1972 et de 1998), ou inversement.

WDR Rundfunkchor Köln. Photo : DR

Chaque groupe de Moments inclut un type « pur » désigné par un simple lettre, et des types « mixtes » contenant des « influences » des autres Moments désignés par des lettres multiples associant celle du Moment à celle de ceux auxquels ils empruntent. Ce qui se produit selon quatre niveaux hiérarchiques, le premier étant celui des trois Moments purs. Le deuxième subit un degré d’influence relatif d’un autre Moment (environ 30 %) et est indiqué par des lettres minuscules entre parenthèse, par exemple M (k) et M (d) dans le groupe M. Au troisième niveau, l’équilibre est total entre les Moments qui le constituent, d’où l’usage de lettres capitales, telles MK et MD dans le groupe M. Le quatrième niveau est utilisé dans le groupe D, le Moment DKM étant le seul à atteindre l’équilibre. Une durée fondamentale est attribuée à chaque Moment selon son niveau. Les purs moments que sont M, K et D durent deux minutes chacun, les moments de deuxième niveau une minute, ceux des troisième et quatrième respectivement trente et quinze secondes. Cependant, dans de nombreux cas, ces durées de base sont étendues en cours d’exécution, à la fois à cause de l’insertion de matériaux étrangers et parce que plusieurs Moments peuvent ou doivent être répétés. La répétition d’un Moment peut impliquer un changement considérable de la vitesse d’exécution. Par exemple, DK (d) a une durée de base de quinze secondes, mais lors de la répétition la section est jouée quatre fois plus lentement. A ces trois groupes de moments s’ajoute un quatrième, intitulé I (Informel ou Indéterminé), utilisé pour encadrer et séparer les trois sections principales. I (d) se trouve toujours entre les groupes M et K, I (k) toujours entre K et D. ... Le Moment I (m) est indépendant et peut se situer au début, avant ou après I (k). Le Moment I est toujours placé à la fin. Les Moments I sont les plus longs de l’œuvre, et neutralisent les autres. Comme prévu à l’origine, I (Moment de prière) devait durer huit minutes et I (k), I (d), et I (m) quatre minutes chacun. Ce qui aurait eu pour résultat le fait que leur durée combinée, vingt minutes, aurait été égale à celle des vingt-six autres moments combinés. Cependant, une fois l’œuvre achevée, les durées de I et I (m) ont été allongés d’environ dix et cinq minutes chacun, tandis que I (k) dépasse les vingt minutes, soit autant que tous les Moments I assemblés.

Péter Eötvös dirigeant Momente de Karlheinz Stockhausen Cité de la Musique. Photo : (c) Ensemble Intercontemporain, DR

Si l’on peut regretter que les particularités de la Cité de la Musique, salle modulable qui permet de placer public et interprètes dans des configurations favorisant la spécialisation, n’aient pas été exploitées mardi ailleurs que sur le plateau disposé dans le cadre traditionnel des salles de concert, où les quatre groupes trompette/trombone étaient disséminés au milieu des chœurs jouant aussi de la percussion répartis en deux groupes (femmes devant, hommes derrière des deux côtés du chef), les deux claviers sur le devant de la scène entourant le chef et les trois percussionnistes sur un praticable au fond du plateau, tandis que la projection du son était assurée de main de maître par Thierry Coduys depuis la salle, l’exécution s’est avérée intense, magistralement tenue par la direction précise, rigoureuse et incroyablement maîtrisée de Péter Eötvös, assurément le musicien le mieux placé au monde pour diriger Momente. Autant parce qu’il connaît l’œuvre presque aussi bien que son auteur pour avoir été le disciple puis le proche collaborateur de Stockhausen à l’époque de la genèse de la partition et participé à la préparation du chœur, que parce qu’il est devenu depuis l’un des grands compositeurs de sa génération.

Projetés sur un grand écran, les poèmes, d’une forte teneur érotique, tirés pour la plupart du Cantique des Cantiques dans la traduction de Martin Luther, mêlés à des extraits d’une lettre de Mary Bauermeister, des citations de La vie sexuelle des Sauvages de Bronislaw Malinowski, à une phrase de William Blake, He who kisses the joy as it flies/Lives in Eternity’s sunrise, à des listes de noms tirés de contes de fées, des onomatopées et des phonèmes inventés par Stockhausen, qui utilise diverses langes (allemand, italien, espagnol, anglais, français), ont été chantés avec chaleur, humanité et intensité par Julia Bauer, voix de velours au grain de bronze capable de toutes les colorations doublée d’une forte présence scénique, et par le somptueux Chœur de la WDR de Cologne, qui a campé à lui seul un monde bigarré aux textures polychromes donnant aux textes une force dramatique saisissante, instillant au finale des accents dignes du Requiem pour un jeune poète que composa à la même époque (1955-1969) Bernd Aloïs Zimmermann, que Stockhausen ne portait pourtant pas dans son cœur.


Bruno Serrou

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