mercredi 26 juin 2013

Claudio Abbado, bâtisseur d'orchestres

Claudio Abbado (né en 1933). Photo : DR

Claudio Abbado est le plus grand chef italien vivant. Il célèbre ce 26 juin 2013 ses 80 ans. Formé dans la tradition autrichienne, mais profondément enraciné dans l’italianita, engagé dans son temps, au même titre que Mauricio Pollini et Luigi Nono, ses amis, proche de Pierre Boulez, il est autant un immense chef symphonique que lyrique. De 1968 à 1986, directeur musical de la Scala de Milan, où il se produisit pour la première fois en 1960, de 1986 à 1991, directeur musical de l’Opéra de Vienne, il est nommé directeur de la musique de la Ville de Vienne en 1987, et crée, en 1988, le festival Wien Modern. Les musiciens de l’Orchestre Philharmonique de Berlin l’élisent chef permanent et directeur artistique en 1989, et lui renouvellent leur confiance début 1995 avec un contrat qui aura pris fin en 2002. En 1994, il prend la direction musicale du Festival de Pâques de Salzbourg. Sa passion, les orchestres de jeunes l’a conduit à en fonder plusieurs, l’Orchestre de la Communauté européenne étant le premier, en 1978, puis l’Orchestre de Chambre d’Europe, l’Orchestre de Jeunes Gustav Mahler… Le 6 août 1995, pour le magazine InfoSpectacle aujourd’hui disparu, il m’avait reçu lors d’un séjour à Paris où il préparait Cité de la Musique une tournée du Gustav Mahler Jugendorchester. Dix-huit ans après la première parution, l’action d’Abbado auprès des jeunes musiciens gardant toute son actualité, je prends l’initiative de publier ici une seconde fois cet entretien.

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Bruno Serrou : Vous avez fondé le Gustav Mahler Jugendorchester en 1986. Le propre des orchestres de jeunes est de se renouveler très vite. Combien de temps les musiciens restent-ils au sein du Gustav Mahler Jugendorchester ?
Claudio Abbado : Les jeunes travaillent trois à quatre semaines par an. A l’origine, l’Orchestre des Jeunes Gustav Mahler a été créé pour mettre en contact des musiciens des pays de l’Est avec leurs jeunes confrères occidentaux, Autriche, Suisse, toutes nations hors de l’Union Européenne. Il y avait des allemands de Berlin-Est, Dresde, Leipzig. Avec la chute du mur de Berlin,  le recrutement s’est ouvert à l’ensemble de l’Europe.

BS : On a souvent fait allusion à vous cet été à Aix-en-Provence, avec cet orchestre de jeunes professionnels formé pour la circonstance.
CA : Vous savez, le Philharmonique de Vienne compte quelques quinze musiciens venant du Gustav Mahler Jugendorchester qui ont largement gagné leur place, dont un konzertmeister. D’autres ont rejoint le Philharmonique de Berlin. L’Orchestre de Chambre d’Europe, orchestre professionnel, est formé de musiciens qui étaient dans l’orchestre de jeunes. Il y a aussi nombre de merveilleux quatuors qui sont constitués de musiciens de l’orchestre de jeunes.

BS : D’où vous vient cette passion pour les jeunes musiciens ?
CA : Ils sont for-mi-da-bles ! Il y a tellement de différences avec les orchestres professionnels. Naturellement, ce ne sont pas les Berliner Philharmoniker ou les Wiener Philharmoniker, mais ils peuvent le devenir. Ce qui est épatant, aussi, avec ces jeunes, c’est que l’on peut travailler sans limite. Ils n’ont pas encore été gâtés par la routine. Ils n’ont pas d’expérience, mais ils possèdent une grande technique, et sont tout ouverts pour apprendre des choses nouvelles. Alors nous faisons des folies. Nous réalisons des expériences que les musiciens d’orchestre professionnels jugeraient impossibles à faire. Quelques fois ils ont raison. Parfois nous réussissons des choses extraordinaires.

BS : Les jeunes musiciens cherchent à intégrer cet orchestre attirés par votre nom. Ils sont curieux, ont envie de travailler avec vous. S’ils ne vous avaient pas, ils se bousculeraient peut-être moins ?
CA : Rien n’est moins sûr. Par exemple, ils ont travaillé au Festival de Pâques à Salzbourg et à  Bregenz pour le Festival Mahler avec Bernard Haitink. Ces concerts ont connu un grand succès. Ils ont très bien joué et Haitink a été très content. Ils jouent aussi avec d’autres chefs, et pas seulement avec moi. Tous mes confrères sont enchantés de travailler avec eux. Il y a vraiment quelque chose de spécial chez ces jeunes !

BS : Il semblerait que vous avez été contraint de refuser des altistes français…
CA : Oui. Nous avons hélas été contraints de n’en retenir que quatre ou cinq. Mon assistant m’a dit que nous aurions pu pourvoir tous les postes avec les seuls musiciens français. L’Orchestre de Chambre d’Europe compte aussi des altistes français.

BS : Vous semblez vraiment heureux de travailler avec tous ces jeunes.
CA : Oui, très heureux. Notre travail est très sérieux, et l’atmosphère est si particulière. Nous aimons la musique. Il ne se trouve pas un « anti ». Vous savez, il n’y a pas de syndicat. On ne travaille pas pour l’argent. Ni eux, ni  moi. Tout est gratuit. Avec vingt-deux nationalités différentes, ce qui constitue une richesse incroyable, tous ces jeunes ou presque reçoivent une bourse d’études de deux ans. En France, le ministère de la Culture (ndr : 1995) a promis de donner quelque chose, comme en Autriche, Allemagne, Italie, Belgique. Mais pas l’Angleterre, ni la Hollande... pour le moment. L’Autriche, l’Allemagne, la Belgique paient aussi pour les jeunes d’Europe Centrale, Pologne, Biélorussie, etc. Pour l’organisation, c’est Vienne qui finance, et le siège social s’y trouve. Nous cherchons maintenant à implanter des comités à travers l’Europe entière. Nous avons beaucoup de sponsors privés. Nous recevons un millier de candidatures chaque année, et nous organisons des auditions dans les capitales européennes pour tous les pupitres, pour ne retenir que les meilleurs. 

BS : Les autres orchestres que vous avez créés, vous en occupez-vous toujours autant que du GMJO ?
CA : Je n’ai plus le temps de travailler avec l’Orchestre de la Communauté Européenne. C’est désormais Bernard Haitink qui s’en occupe.

BS : Avez-vous toujours un droit de regard sur ces orchestres ?
CA : Nous sommes des amis. Nous nous parlons donc beaucoup. Vous savez, tous ces amis, qui travaillent également avec le Philharmonique de Berlin, comme Bernard Haitink, Daniel Barenboïm, Zubin Mehta, Seiji Ozawa, Simon Rattle, Pierre Boulez, ne sont pas seulement de très bons musiciens, de très bons chefs d’orchestre, ils aiment aussi travailler avec le GMJO.

BS : Pourquoi avez-vous choisi Paris pour la préparation de votre tournée de cet été 1995 ?
CA : Parce que cette année la Cité de la Musique a proposé d’accueillir le nouvel orchestre Gustav Mahler. Nous avons travaillé le programme de notre tournée, qui nous conduit au Festival d’Edinburgh, où nous donnons le concert d’ouverture avec le Te Deum de Bruckner, aux Prom’s de Londres, à Saint-Pétersbourg, à Riga... L’année prochaine, nous serons au Festival de Salzbourg. En France, nous donnons un programme à Paris, à la fin de notre session de travail.

BS : L’on entend dire de plus en plus que les orchestres symphoniques sont obsolètes, qu’ils datent du XIXe siècle... Maintenant, c’est fini, c’est la mort de ce type de formation, etc.
CA : Qui dit cela ?

BS : Un certain nombre de compositeurs, entre autres.
CA : Sont-ils de bons compositeurs ?

BS : ... Pas forcément...
CA : Alors !...

BS : ... Vous avez créé trois orchestres de jeunes. Que deviennent ces musiciens après leur départ ? Ils n’entrent pas tous au Philharmonique de Vienne ou de Berlin, ou dans les grands orchestres internationaux…
CA : Je vous l’ai dit. Tous les meilleurs sont dans les meilleurs orchestres du monde. Il y a des ensembles de musique de chambre, des quatuors, des octuors, l’Orchestre de Chambre d’Europe... Ainsi, les meilleurs vont pouvoir faire une grande carrière.

BS : Il est néanmoins impossible de tuer tous les bons musiciens pour mettre ces jeunes à leur place...
CA : Qui vous demande de les tuer ? Si l’on pense par exemple au Philharmonique de Berlin, après cinq ans de travail avec lui, vingt-cinq nouveaux musiciens ont déjà été recrutés. Ce sont de formidables solistes. 

BS : Vous ne tournez pas avec des œuvres de musique contemporaine. Pour quelles raisons ?
CA : Cette année je viens avec Mahler. Mais avec le GMJO, pour Wien Modern, je dirige huit œuvres de musique moderne. Je sors bientôt le deuxième volume enregistré dans ce cadre. Il sera suivi d’un troisième, puis d’un quatrième. Au mois d’octobre et de novembre, nous jouons à Paris, Berlin, Vienne et Reggio Emilia un programme Schönberg/Nono. Le Caminantes... Ayacucho de ce dernier sera donné dans le cadre du Festival d’Automne avec le GMJO.

BS : Vous parvenez à maintenir cet orchestre, à le faire travailler tout au long de l’année, bien qu’ils soient majoritairement encore étudiants dans les conservatoires ?

CA : C’est seulement pour trois sessions : l’été pendant un mois, Pâques pour deux ou trois semaines, et pour le festival Wien Modern deux semaines.

BS : Considérant la difficulté de vos programmes, il vous faut les préparer pas mal de temps à l’avance…
CA : Il y a en effet beaucoup de répétitions. Nous travaillons avec les professeurs des meilleurs orchestres de Vienne, Berlin, Londres, Amsterdam, qui entraînent chaque pupitre. Les violons seuls, les violoncelles, les bois, les cuivres, etc., une semaine durant, puis c’est au tour de mon assistant de s’occuper d’eux. Ce n’est qu’après cette préparation que je travaille avec l’orchestre.

BS : Vous qui avez l’habitude de travailler avec les jeunes, est-ce parce que vous avez la fibre pédagogique ?

CA : Non... Pour moi ce n’est pas de la pédagogie. C’est de l’amour pour la musique. Je n’ai pas du tout envie d’enseigner. Je ne suis professeur de rien !... J’aime la musique et j’aime travailler avec les jeunes. Je travaille avec eux, je communie avec eux. Aujourd’hui, je reçois des lettres de jeunes qui étaient avec moi voilà dix ou quinze ans au sein de l’Orchestre européen ou du GMJO. Ces jeunes me disent « Ah ! L’époque où nous avons travaillé ensemble est le plus beau moment de ma vie. » Et ils viennent à Berlin pour les auditions…


BS : D’aucuns affirment que d’ici quelques années il ne restera au monde que cinq ou six orchestres symphoniques.
CA : Reprenez les critiques du temps de Claude Debussy. On disait alors “la musique, c’est fini”, “il n’y a plus de compositeurs”, “ça, ce n’est pas de la musique”. Il y a toujours quelqu’un qui dit “c’est fini”, “il n’y a plus de place pour les orchestres”. Ces gens-là n’aiment pas regarder leur propre époque, ont peur de l’avenir. Ce sont des conservateurs.

BS :  Les compositeurs contemporains écrivent-ils beaucoup pour ce type de formation ?
CA : Il y a Pierre Boulez, György Ligeti, György Kurtag, Hans Werner Henze... Ce sont tout de très grands compositeurs. Kurtag, qui a été à la Philharmonie de Berlin Compositeur en résidence pendant deux ans, a écrit une pièce, Stelle, pour grand orchestre que Le Philharmonique a créée en décembre dernier.

BS : Vous continuez à travailler à Vienne, où vous avez gardé le cycle Wien Modern.
CA : Je dirige aussi chaque année l’un des dix concerts d’abonnement des Wiener Philharmoniker. En fait, Berlin me suffit. D’autant qu’il n’y a pas que le Philharmoniker, mais aussi tout un programme annuel autour de cycles que nous organisons en collaboration avec l’Opéra Unter den Linden et Daniel Barenboïm, l’Orchestre de la Radio et Vladimir Ashkenazy, le théâtre de la Schaubühne, le Musée, etc. Nous avons pu monter ainsi un cycle autour de Prométhée, Hölderlin, Faust. Cette année était consacrée à la mythologie grecque. La saison qui vient ce sera Shakespeare et la musique. Ces thèmes réunissent les meilleurs artistes de Berlin. Il y a des films, des expositions. des lectures. Radio et télévisions couvrent les manifestations. Ces passerelles créent une grande émulation culturelle.

BS :  Les structures cultiurelles berlinoises, jugées trop nombreuses, sont pourtant réputées menacer l’équilibre budgétaire de la ville...
CA : C’est normal, le rééquilibrage entre l’Est et l’Ouest a été une priorité absolue. Mais, ce qui a été fait pour la culture et ce qui est fait aujourd’hui encore, n’a pas d’équivalent au monde.

BS : Vous qui êtes très impliqué dans la musique contemporaine, que pensez-vous du “néo romantisme”, du "néo expressionnisme” ... ?
CA : Fort heureusement, il y a toujours eu, et il y aura toujours des “révolutionnaires” dans la musique. Beethoven en était un. Il y a aussi toujours eu des réactionnaires, d’autres compositeurs qui ont voulu plaire au maximum de gens le plus rapidement possible, ne pensant qu’à leur carrière immédiate. 

BS :  Recevez-vous beaucoup de partitions nouvelles ?
CA : Nous avons créé à Vienne un concours de composition qui a chaque année un thème diffèrent : orchestre, ensembles, opéra pour enfants, opéra, vidéo. J’ai également initié un prix de création dans le cadre du Festival de Pâques de Salzbourg. Nous offrons un prix de composition, un prix  de peinture, un prix littéraire.

BS :  Que pensez-vous de la situation de l’Italie? Vous qui avez été très engagé dans la vie publique de votre pays, êtes-vous inquiet ?
CA : Ce qui se passe en Italie est terrible. Pour moi, le plus grave est l’organisation du pays.Surtout dans les grandes villes. Mais dans les villes moyennes, il se passe des choses très importantes. Par exemple en Emilie, à Ferrara, ls font des choses formidables. A Turin aussi. Mais la France aussi a des problèmes.

BS :  Et sur le plan musical, où en est l’Italie ? Y a-t-il une relève ?
CA : On y trouve toujours d’excellents musiciens. Ce qui se passe en Italie est comparable à tous les pays latins. Il n’y a aucune tradition de jeux en communauté, d’amour de faire de la musique ensemble, contrairement à l’Autriche, l’Allemagne, la Hollande, l’Angleterre. A Berlin, un jeune musicien rêve de jouer au sein du Philharmonique. La mentalité des jeunes latins est de dire “Un jour je serai Heifetz ou Michelangeli”. C’est tragique, parce qu’il y aura quatre vingt dix pour cent des musiciens qui se retrouveront sans rien. En fait, cela tient de l’enseignement.

BS :  Vous considérez-vous comme l’héritier d'Arturo Toscanini ?

CA : Non ! J’adore Toscanini, mais pour moi, le plus grand  chef d’orchestre fut Wilhelm Furtwängler. Je l’ai connu, entendu quand il a dirigé à la Scala de Milan. Mais qui n’aime pas Furtwängler ? On apprend beaucoup de Furtwängler. Bien sûr, on ne peut plus jouer Mozart ou Haydn comme il le faisait. J’adore Schubert, par exemple, que je dirige beaucoup. Mais jusqu’à ce que je découvre, en lisant les manuscrits de Schubert qu’il a laissés à la Musikverein de Vienne, que ce que l’on jouait de Schubert était en fait des révisions de Brahms, qui a changé beaucoup de choses, ajoutant des mesures, en retranchant d’autres.

Propos recueillis par Bruno Serrou
Paris, le 6 août 1995

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