vendredi 29 juin 2012

Pour son «Concerts Chez Moi», Maria-Paz Santibañez a rendu un chaleureux hommage à son maître, le pianiste Claude Helffer, qui aurait eu 90 ans le 18 juin

Paris, Villa Gaudelet, dimanche 24 juin 2012 


Mort dans sa quatre vingt troisième année, le 27 octobre 2004, Claude Helffer est l’un des grands acteurs de l’aventure de l’avant-garde musicale. En effet, alors qu’il est rarement fait mention du rôle fondamental de l’interprète dans le processus de la création, le nom de cet immense artiste est indissolublement attaché à la genèse d’un nombre considérable de partitions pour piano. Né le 18 juin 1922, Claude Helffer est la figure emblématique de la musique contemporaine pour l’instrument à clavier, des premières années de l’après Seconde Guerre mondiale jusqu’au seuil du XXIe siècle. Passionné de quatuor à cordes et d’orchestre, fervent admirateur de Beethoven, gratifié d’une mémoire exceptionnelle, il a imposé en France le piano de Béla Bartók et de la Seconde Ecole de Vienne, tout en devenant le porte-drapeau de la musique de son temps, embrassant un large éventail de styles, de Gilbert Amy à Iannis Xenakis, et de générations, d’Olivier Messiaen (né en 1908) à Franck Krawczyk (né en 1969). Sa générosité sans frein, qui l’incitait à se mettre littéralement au service des créateurs, son esprit d’analyse hors normes, sa clairvoyance, sa curiosité naturelle qui le poussait constamment vers la nouveauté, son sens inné de la pédagogie - le premier mardi de chaque mois de 1976 jusqu’à sa mort, il donnait des master-classes -, sa force de persuasion ont attiré à lui ses jeunes confrères, compositeurs et interprètes confondus côtoyés dans les grands centres d’enseignement internationaux et les cours d’été les plus courus.

Il s’en est pourtant fallu de peu que le jeune polytechnicien néglige la muse et embrasse une carrière diplomatique ou se tourne vers la haute finance. En effet, s’il a été dans son enfance l’élève de Robert Casadesus, que sa mère avait côtoyé au Conservatoire de Paris, priorité fut donnée par ses parents aux études générales puis scientifiques, elles-mêmes mises un temps entre parenthèses pour cause de Résistance, et il ne répondit à sa vocation de pianiste qu’en 1948. Ne pouvant de ce fait fréquenter le Conservatoire de Paris, il sut saisir l’opportunité de travailler les disciplines théoriques avec René Leibowitz. Après ses premiers récitals organisés par Gabriel Dussurget, c’est par le biais des Jeunesses Musicales de France qu’il est entré dans la carrière de concertiste, notamment en duo avec le violoncelliste Roger Albin, jusqu’à ce que ce dernier se tourne vers la direction d’orchestre. En 1954, il se liait au Domaine musical que venait de fonder Pierre Boulez, qui l’appellera vingt-deux ans plus tard au Conseil d’administration de l’Ensemble Intercontemporain. A l’instar de Boulez pour la musique du XXe siècle, Helffer conçoit ses récitals tels des menus de gourmets, assortissant œuvres du grand répertoire et pages contemporaines. A partir de 1969, il donne des cours d’interprétation consacrés autant à Beethoven et à Debussy qu’à l’Ecole de Vienne et à la musique contemporaine, mettant le tout en regard avec l’histoire de l’Homme et des arts, au Mozarteum de Salzbourg, en Amérique, au Japon ou au Centre Acanthes, et chez lui, tous les mardi de 1976 jusqu’à sa mort, expériences qui le conduisirent à participer aux réformes successives de l’enseignement de la musique en France. Membre du Comité de rédaction de l’édition critique de l’œuvre complet de Claude Debussy, il a publié dans ce cadre les volumes consacrés aux Préludes, avec Roy Howatt, en 1985, et aux Etudes en 1991.
Maria-Paz Santibañez est de ces élèves que Claude Helffer aimait à inviter à ses Mardi. Aujourd’hui, elle travaille sur l’édition critique de la correspondance et des analyses de son maître. C’est en présence de l’épouse de ce dernier, l’ethnomusicologue Mireille Helffer, que la pianiste italo-chilienne a donné dimanche dernier un concert à la mémoire de celui qui s’engagea sans compter pour la musique de son temps. Certes, dans sa sélection, il manquait des proches de Helffer, particulièrement les jeunes compositeurs qu'il soutint le plus, Philippe Manoury et Michael Jarrell, ceux de sa génération, Pierre Boulez et Iannis Xenakis, ainsi que le bien-aimé Beethoven, mais le programme s’est avéré représentatif du répertoire du grand pianiste et de sa curiosité naturelle, avec des pages de ses aînés et de ses contemporains qu’il aimait à programmer et dont il faisait volontiers travailler la musique par ses étudiants. La pianiste a ouvert son récital sur les Variations op. 27 (1936) d’Anton Webern (1883-1945). « Il est intéressant de constater, me disait Claude Helffer dans un long entretien publié peu après sa mort, qu’à l’époque des Variations, Webern tel qu’il était compris après-guerre, qui le jugeait très proche de Stravinsky en raison de sa sécheresse, était en fait expressionniste. Du moins si l’on en croit les indications extatiques portées sur la partition, “ avec enthousiasme ”, “ tristement ”, à connotation romantique. Cette édition est assez curieuse parce qu’elle montre d’un côté le fac-similé des épreuves, avec les corrections ou les indications de Webern au crayon, qui passent à l’encre noire, et de l’autre la transcription par le pianiste des indications que Webern lui a données, les “ officielles ” étant notées en rouge et les “ suggérées ” en vert. On s’aperçoit ainsi que le style est très différent et que par exemple les indications métronomiques données par Webern à son éditeur étaient beaucoup trop rapides. Depuis cette découverte, j’ai bouleversé mon interprétation des Variations de Webern en les repensant comme une œuvre qui aurait été écrite par Mahler, mais avec un langage excessivement concis. » (1) Et c’est précisément vers l’expressionnisme inhérent à l’atonalité que Maria-Paz Santibañez a tiré les deux mouvements de cette partition dodécaphonique, en lui donnant une intensité expressive impressionnante.  
Béla Bartók est l’un des compositeurs que Helffer a le plus joués. « Le piano du Bartók que j’affectionne, me confiait Helffer, non pas pour son côté percutant, mais à cause de la solidité de sa construction et sa concentration, ce sont les œuvres resserrées qui ne se diluent pas à l’infini. » (1) Parmi ses pages favorites, la suite En plein air Sz. 81 composée la même année que la Sonate pour piano avec laquelle le compositeur l’a créée le 8 décembre 1926. Helffer a d’ailleurs laissé le témoignage de sa propre conception de l’œuvre dans un enregistrement paru en 1982 (2). Maria-Paz Santibañez, qui n'a proposé que le second cahier, a bien rendu le naturalisme impressionniste des « Musiques nocturnes », avec cris d’oiseaux, froissements d’ailes et de feuilles mortes, pour surmonter avec une étonnante facilité considérant l’envergure de ses mains les chromatismes et le tour haletant de la « Poursuite » qui conclut le cycle.
Maria Paz Santibañez s’est ensuite tournée vers Claude Debussy, dont elle a proposé le Livre II des Images, Reflets dans l’eau, Hommage à Rameau et Mouvement. Plus encore que celui de Bartók, l’univers de Debussy était consubstantiel de Helffer. Il lui était si proche que, comme je le rappelais en liminaire, il a été du comité éditorial de l’édition critique élaborée et publiée par les Editions Durand-Costellat, participant à l’élaboration et à l’analyse des volumes. Comparant Debussy et Ravel, Helffer me déclarait : « Chez Ravel, toutes les notes s’entendent, tandis que chez Debussy les harmoniques s’ajoutent les unes aux autres. Le compositeur Georges Migot, m’avait expliqué que le piano de Debussy vient du luth, et, avec toutes ses harmoniques, c’est le piano de Chopin. Ravel est plutôt le clavecin qui oblige à tout jouer, et il faisait la filiation clavecin, Liszt, Ravel. Cette idée m’est restée. Autre point de comparaison possible : tout s’entend chez Ravel, on joue tout. A la fin de la Vallée des cloches, on entend même le grand bourdon de Notre-Dame. Chez Debussy, les cloches, comme le reste, sont suggérées. Au fond, Debussy écrit des images ; or, les images, c’est virtuel – c’est le physicien qui parle –, impossible de les toucher ; Ravel écrit des miroirs, le miroir est un objet concret que l’on peut toucher. » (1) Malgré les restrictions sonores de son Kawaï quart de queue, Maria-Paz Santibañez a réussi la gageure de donner chair à la pensée de son maître, confirmant ainsi combien elle excelle dans la création debussyste, qu’elle comprend et restitue à la perfection. Nous tenons indubitablement en cette artiste une debussyste de premier plan.
La seconde partie du récital était consacrée à trois compositeurs plus proches de notre temps. Du premier d’entre eux, Karlheinz Stockhausen, qui fut un proche de Helffer, Maria-Paz Santibañez a porté son dévolu sur la Klavierstück IX qu’Aloïs Kontarsky créa à Cologne en 1962. Si la Klavierstück XI est la page pour piano de Stockhausen que Helffer a le plus jouée et analysée, lui consacrant même une émission de télévision tournée dans le métro parisien, il n’en appréciait pas moins la neuvième : « La IX passe toute seule, disait-il, avec ses accords repris cent quarante deux fois et cette opposition entre rythmes pulsés et très lents, qui sont très contemplatifs, avant une cadence finale qui s’achève dans l’extrémité du piano. » Maria-Paz Santibañez en a donné une interprétation solide et concentrée, mais n’a pu transcender les résonances resserrées de son piano au coffre trop petit quoique aux mesures de son salon-salle de concert.
Les trois dernières pièces du programme appartiennent davantage à l’univers de la pianiste qu’à celui à qui elle rendait hommage. En effet, après la Klavierstück de Stockhausen, Maria-Paz Santibañez a joué Sonomorphie I que le Japonais de Paris Yoshihisa Taïra (1937-2005) composa en 1970. « Ce qu’est la musique pour moi, je me le demande souvent. Peut-être le chant instinctif, intérieur d’une prière qui me fait être. » C’est précisément ce que la pianiste, qui possède parfaitement ces pages qu’elle fréquente depuis longtemps (3), a restitué dans son approche de ces pages d’une dizaine de minutes, unique partition pour piano seul de Taïra.
L’on sait depuis la parution de son enregistrement fin 2010 (4), combien les Etudes d’interprétation (1982-1985) de Maurice Ohana (1913-1992) sont de l’intimité musicale de Maria-Paz Santibañez. Dans la perspective du centenaire du compositeur franco-espagnol en 2013, il s’avère que la pianiste italo-chilienne possède toujours davantage cette musique, qui se situe dans l’héritage direct de Debussy, une musique qui lui va comme un gant. C’est avec audace qu’elle a choisi l’Etude « Troisième Pédale » qui, contrairement à ce que l’on pouvait craindre compte tenu de la taille du piano, a pu sonner sous ses doigts d’une vigueur singulière avec ampleur et clarté. En conclusion de programme, une pièce sud-américaine, Preludio y toccata (1986) du Péruvien Celso Garrido-Lecca (né en 1926), qui fit une partie de ses études musicale à Santiago où il a enseigné par la suite à l’Institut du théâtre à l’université du Chili. C’est dire combien Maria-Paz Santibañez chantait dans son jardin, tout comme elle l’a fait dans ses bis avec deux compositeurs chiliens, le très bref et paisible Silencio d’Andrés Alcalde (né en 1952) et la cinquième des douze Tonada (1918-1922) de Pedro Humberto Allende (1885-1959), auxquels elle a en toute logique associé la Terrasse des audiences au clair de lune extraite du Livre II des Préludes de Debussy, Maria-Paz Santibañez parachevant ainsi ce récital avec une sensibilité qui laisse espérer quelque intégrale debussyste de la part de cette belle artiste.
Bruno Serrou
1) Claude Helffer, La musique sur le bout des doigts. Entretien avec Bruno Serrou. Editions INA/Michel de Maule, 2005
2) 1 CD Harmonia Mundi (1982)
3) Maria-Paz Santibañez a enregistré Sonomorphie I (1CD Piano-Piano, 2010)
4) 1CD La Mà de Guido LMG 4009 (2009)
Photos : DR, collections particulières

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