samedi 14 avril 2012

Les faux jumeaux "Cavalleria rusticana" et "I Pagliacci" pour la première fois réunis à l’Opéra de Paris, mais dans une production inégale


Opéra de Paris Bastille, vendredi 13 avril 2012 
Cavalleria rusticana mise en scène de Giancarlo del Monaco : Stefania Toczyska (Lucia) et Violeta Urmana (Santuzza) - Photo : Mirco Magliocca/Opéra de Paris

Les deux œuvres-clefs du vérisme italien, genre musico littéraire du tournant des XIXe et XXe siècles qui cherchait à ancrer le théâtre lyrique dans la réalité sociale du temps en puisant dans la crudité de faits divers sanglants exaltés par la musique, Cavalleria rusticana du Toscan Pietro Mascagni (1863-1945) et I Pagliacci (Les Paillasses ou Paillasse dans l’adaptation française) du Napolitain Ruggero Leoncavallo (1857-1919) sont peu après leur création respective, en 1890 et 1892, devenus inséparables sur les scènes du monde. Ils sont néanmoins rarement donnés en France où ils ont pourtant connu chacun leur heure de gloire. L’action du premier se situe en Sicile, celle du second en Calabre - régions d’Italie soumises à de sanguinaires mafias -, tous deux un jour de fête religieuse, respectivement  Pâques et l’Assomption. Chacun s’achève sur le sacrifice de victimes expiatoires de la jalousie excitée par un tiers et du sens exacerbé de l’honneur caractéristique de l’Italie du sud, un homme du monde paysan pour le premier, une femme et son amant sous un chapiteau de cirque dans le second. L’acte unique de Cavalleria rusticana, que Gustav Mahler s’empressa de programmer à Budapest l’année-même de la création de l’ouvrage à Rome, et qui fait ici son entrée au répertoire de l'Opéra de Paris, est plus développé que l’ensemble des deux actes de I Pagliacci, ramassés et fulgurants. La concision, la brutalité de l’action, la violence des sentiments, le lyrisme paroxystique des deux partitions, la sensualité de l’orchestration de la seconde ont fait le succès de ces œuvres. L’écriture colorée, brillante et charnelle de Leoncavallo mise en regard de la brutalité sans nuances de celle de Mascagni fait regretter que I Pagliacci soit l’arbre qui cache la forêt de ce créateur, auteur notamment d’une Bohème d’après Henry Murger certes moins convaincante que celle de Puccini mais dont le premier acte est une vraie réussite.
Venue du Teatro Real de Madrid où elle a été créée et captée pour le DVD en 2007 (1), la production vue hier à l’Opéra Bastille, où ils sont pour la première fois réunis, fond les deux ouvrages en une même entité, le prologue de I Pagliacci servant d’introduction au spectacle entier. Ce qui constitue d’ailleurs la seule idée originale de la mise en scène de Gian Carlo del Monaco, qui fait croire le temps dudit prologue à une inversion de l’ordre annoncé par le programme, lorsque, de la fosse émergent les premiers accords de l’ouverture de l’ouvrage de Leoncavallo, avant que la salle, déjà plongée dans le noir, retrouve soudain la pleine lumière au moment-même où apparaît Tonio, superbement campé par le baryton russe Sergey Murzaev, qui, après avoir accroché à un porte-manteau sa vareuse qu’il récupèrera à la toute fin de la soirée en proclamant l’ultime « La commedia è finita » de I Pagliacci ouvre le rideau en criant en direction des coulisses « Andiam. Incominciate ! » (Allons, commencez !). Le noir-salle se fait alors que l’on voit apparaître une foule toute de noir vêtue qui se disperse aussitôt pour envahir un paysage blancs lardés de blocs blafards, le tout personnifiant une Sicile brûlée par le soleil, cadre de l’action de Cavalleria rusticana qui s’avère vite sec de substance, les protagonistes livrés à eux-mêmes ne sachant que faire de leur corps, prenant la pose, se mouvant de façon ampoulée à pas lourds, se télégraphiant les répliques à force gestes de type morse. Déjà présente à Madrid, Violeta Urmana en Santuzza surcharge le trait de la femme trompée, en faisant des tonnes dans le larmoyant, jouant la fatalité plutôt que la révolte justicière. La voix est dure, les nuances criardes, le timbre percutant. Piètre comédien, Marcello Giordani est un Turiddu lourdaud et par trop geignard, à l’opposée de Roberto Alagna à Orange en août 2009 qui chantait sans forcer, la voix toute sur le souffle et le phrasé, clair et lumineux. Franck Ferrari campe un Alfio tout aussi primaire que Turiddu mais la voix est en place malgré des aigus amoindris, tandis que Stefania Toczyska, qui avait brillé à Orange en dans le même rôle de Lucia, et Nicole Piccolomini en Lola sont les seules à être en phase avec les exigences de leurs rôles respectifs. 

 I Pagliacci, mise en scène de Giancarlo del Monaco : Vladimir Galouzine (Canio), Brigitta Kele (Nedda), Florian Laconi (Beppe), Sergey Murzaev (Tonio) - Photo : Mirco Magliocca/Opéra de Paris
I Pagliacci est plus équilibré et, dans l’ensemble, plus satisfaisant. Dans une scénographie plus colorée et contrastée que celle de Cavalleria, toutes deux conçues par le même Johannes Leiacker, la mise en scène est comme libérée, Giancarlo del Monaco se montrant soudain plus directeur d’acteur que de coutume. Le large plateau de Bastille envahi par la foule et traversé par un véhicule fumant est occupé par deux immenses panneaux publicitaires présentant Anita Ekberg dans la mythique scène de la baignade nocturne dans les eaux de la fontaine de Trevi à Rome de La dolce vita de Federico Fellini. Ces deux panneaux entourent bientôt le théâtre ambulant des paillasses qui survient tiré par des machinistes et dont la bâche vert-sale qui cache la scène est illustrée d’un Pierrot éploré. Après la harangue de Canio invitant à assister au spectacle dans laquelle Vladimir Galouzine - déjà présent à Madrid - apparaît vocalement fatigué, le vibrato large et le timbre usé, l’apparition de Brigitta Kele en Nedda féline et lascive, le corps souple et le geste sensuel, est pur enchantement. D’autant que la voix de la soprano roumaine est subtilement colorée et charnelle, le timbre brûlant, le jeu délié. Cette rayonnante présence stimule la distribution entière, à commencer par Galouzine, qui, sans égaler l’hallucinante incarnation de Jon Vickers à Garnier en 1983, se transforme littéralement face à son ardente compagne qui cherche à le fuir et qu’il veut à tout prix retenir, le ténor russe semblant soudain revigoré, retrouvant des accents extraordinairement humains, bouleversant de vérité et de puissance animale. Tout aussi rustres et brutaux, le Tonio de Sergey Murzaev, baryton noir aux inflexions tortueuses, et le Silvio de Tassis Chrisoyannis, au timbre plus jovial. Seul rayon de lumière parmi les êtres sordides qui entourent l’incandescente Nedda, l’Arlequin-Beppe de Florian Lanconi au ténor aérien et élégant.
Allant à l’encontre de gestes larges déployés par de longs bras, la direction de Daniel Oren est brusque et tonitruante dans un Cavalleria rusticana déjà orchestré trop gros et trop gras, ce qui empêche l’Orchestre de respirer en le contraignant à se faire plus touffu et monochrome que nature, ce qui pousse les chanteurs à rivaliser en cris pour se faire entendre et met en danger la banalité de l’instrumentation de Mascagni. Toute autre est la conception du chef israélien de la partition de I Pagliacci, plus contrastée et incarnée, même s’il y manque encore un rien de fluidité, de transparence et de sensualité, mais qui permet à l’orchestre d’étinceler de tous ses feux, l’ensemble des pupitres retrouvant la précision et la carnation qui leur sont coutumières pour envelopper les voix d’une étoffe élégante et vive comme la chair.
Bruno Serrou
(1) 1 DVD Opus Arte. Les deux ouvrages sont interprétés par deux distributions différentes de celles de Paris, à l’exception de Santuzza et de Canio, qui sont communs, tandis que l’orchestre et le chœur sont ceux du Teatro Real de Madrid et la direction est assurée par Jesús López Coboz.

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