mercredi 29 février 2012

CD : Renée Fleming chante Ravel, Messiaen et Dutilleux



La soprano états-unienne Renée Fleming propose dans ce nouveau disque-récital avec orchestre un programme original et plutôt courageux pour une diva d’un tel renom, et remarquablement conçu autour de la mélodie française d’un siècle entier, associant dans l’ordre chronologique trois grands compositeurs à l’évidente filiation, qui partagent une fluide transparence des textures de l’orchestration, d’une suave et limpide sensualité.
Dans Shéhérazade (1903) de Maurice Ravel (1875-1937) la concurrence est sévère. Quantité de cantatrices, et pas des moindres, se sont attachées à ce cycle de trois mélodies qui se placent dans la mouvance à la fois de l’Orient de Rimski-Korsakov par les couleurs et les timbres alanguis, de Claude Debussy par la déclamation libre s’appuyant sur des vers à la rythmique dégagée et par la fluidité orchestrale, mais aussi de Wagner par la longueur des phrases et la liberté de la forme, tout en restant infiniment ravélien dans ses modulations vives et scintillantes. Le tout est d’une beauté épanouie et sensuelle, à l’instar des trois appels au « vieux pays merveilleux » qui ouvre le cycle sur un premier poème de Tristan Klingsor (1874-1966), Asie. Moins courus en revanche les neuf Poèmes pour Mi qu’Olivier Messiaen (1908-1992) a dédiés à sa première épouse, Claire Delbos, qu’il surnommait Mi. Pour ce cycle, le compositeur a écrit lui-même les textes où il glorifie le sacrement du mariage et chante les états d’âme d’un jeune marié. Directement composés pour la voix de soprano dramatique et grand orchestre (4 flûtes 3 hautbois, 2 clarinettes, 3 bassons, 4 cors, trompettes et trombones par 3, tuba, 3 percussionnistes, cordes divisi), les Poèmes pour Mi ont été créés à la Spirale le 28 avril 1937 par Marcelle Bunlett et l’Orchestre de la Société des Concerts du Conservatoire dirigé par Roger Désormière. L’écriture est d’une grande liberté stylistique, sans barres de mesure, le langage modal, les rythmes irréguliers suivant les fluctuations naturelles de la langue, la ligne vocale alterne psalmodie, plain-chant et vocalises. De huit ans le cadet de Messiaen mais à la tête d’une production infiniment moins prolifique que son aîné, Henri Dutilleux (né en 1916) a composé ses premières mélodies en 1954 pour baryton et piano orchestrée ultérieurement, avec les Deux Sonnets de Jean Cassou extraits des Trente-trois Sonnets composés en secret par le poète de la Résistance Jean Cassou (1897-1986). Commencé plus d’un demi siècle plus tarde et achevé en 2009, l’ultime cycle vocal de Dutilleux à ce jour, Le Temps L’Horloge a été composé pour Renée Fleming à la suite d’une rencontre dans les studios de Radio France entre la soprano étatsunienne et le compositeur français. Les deux poèmes lapidaires de Jean Tardieu (1903-1995) - le premier, Le Temps l'horloge, donne son titre au recueil -, ainsi que le poème en prose de Charles Baudelaire (1821-1967) qui conclut le cycle après un interlude orchestral où le violoncelle prédomine, Dutilleux retrouvant ainsi le somptueux climat du concerto Tout un monde lointain, Enivrez-vous, instaurent une atmosphère apaisée, un lyrisme onirique et primesautier. L’effectif instrumental est conséquent, avec rien moins qu’un piccolo, deux flûtes, deux hautbois, deux clarinettes,  clarinette basse, deux bassons, contrebasson, trois cors, trois trompettes, trois trombones, tuba, timbales, deux percussionnistes (crotales, cymbales suspendues, 2 tams-tams, wood-block, tambour grave), vibraphone, marimba, harpe, célesta, clavecin, accordéon et cordes. Dans Le Masque, second des poèmes de Tardieu sélectionnés par Dutilleux qui lui inspire la plus longue des quatre mélodies du cycle, s’associent l’ensemble des cuivres de l’orchestre qui fusionnent leurs timbres en de mystérieux alliages aux élans nocturnes dans la tradition de Debussy. Retrouvé après la mort du poète au camp de Terezin, le Dernier Poème de Robert Desnos (1900-1945), placé avant l’Interlude, sonne telle une chanson mélancolique, avec ses lents soupirs d’accordéon qui bercent de sanglots étranglés le grave de la voix.
Dans Shéhérazade, Renée Fleming, diction hasardeuse et timbre désincarné, ne peut faire oublier Régine Crespin, dont l’enregistrement avec l’Orchestre de la Suisse romande dirigée par Ernest Ansermet (CD Decca) reste inégalé, d’autant que l’interprétation de la soprano américaine manque de carnation et le ton est trop maniéré bien que justement enjôleur, encouragée à l’asthénie par la direction emphatique d’Alan Gilbert et les couleurs contraintes de son Orchestre Philharmonique de New York. En revanche, dans Poèmes pour Mi de Messiaen, la voix de Renée Fleming est cristalline, magnifiée par les timbres scintillants et les harmonies fantomatiques de Messiaen mis somptueusement en valeur par Gilbert et le New York Philharmonic Orchestra. Tout comme dans les Dutilleux, qui lui a dédié Le Temps l’Horloge. Capté au Théâtre des Champs-Elysées lors de la création du cycle entier le 7 mai 2009,l'enregistrement de ce dernier cycle avait été un temps disponible en CD en tirage limité. Mais la ligne de chant, plus fluctuante, rend Fleming moins directement compréhensible les vers de Tardieu, Desnos et Baudelaire que dans les textes de Messiaen et de Cassou, mais l’expression est d’une puissance telle que l’interprétation de Fleming s’avère d’une sensibilité d’une efficacité confondante, tandis que, à la tête d’un excellent Orchestre National de France, Seiji Ozawa ménage des couleurs instrumentales d’une fascinante beauté.
Bruno Serrou
1 CD Decca 478 3500 (1h09mn07)

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